CCLXXXIX
Où M. Jackal monte et descend
comme il l’avait prévu.
En sentant s’arrêter la voiture, M. Jackal, qui commençait à se familiariser avec ses ravisseurs, se hasarda à demander :
–
Aurions-nous, par hasard, quelqu’un à prendre ici ?
– Non, répondit la voix laconique ; mais nous avons quelqu’un à y laisser.
Et, en effet, après avoir entendu un certain remue-ménage sur le siège du cocher, M. Jackal sentit la voiture s’ouvrir brusquement de son côté.
–
Votre main, dit la voix d’un des trois hommes restants, mais qui n’était ni celle de l’homme qui servait de cocher, ni celle de l’homme qui se trouvait près de lui.
– Ma main ! pour quoi faire ? demanda M.
Jackal.
– Ce n’est pas la vôtre que nous demandons ; c’est celle de votre imbécile de cocher, qui, prêt à se séparer de vous pour ne vous revoir jamais peut-être, vient vous faire ses adieux.
– Comment ! Le pauvre homme ! s’écria M.
Jackal, va-t-il donc lui arriver malheur ?
– À lui ? Quel malheur voulez-vous qu’il lui arrive ? Non point : on va le conduire bien poliment jusqu’à un endroit convenu, et là, on l’autorisera à enlever son bandeau.
– Mais, alors, que signifie ce que vous me disiez tout à l’heure, que cet homme ne me reverrait peut-être jamais ?
– Cela veut dire que ce n’est pas absolument à lui qu’il est nécessaire qu’il arrive malheur, pour qu’il ne vous revoie pas.
– Ah ! en effet, dit M. Jackal, comme nous sommes deux...
– Justement. Le malheur ne peut arriver qu’à vous.
– Ouais ! fit M. Jackal ; et il faut absolument que ce garçon me quitte ?
– Il le faut.
– Cependant, s’il m’était permis de manifester un désir, ce serait de garder ce garçon près de moi, quel que fût le résultat de tout ceci.
– Monsieur, répondit l’inconnu, ce n’est pas à un homme comme vous que j’apprendrai quelque chose de nouveau en lui disant que, quel que soit le résultat de tout ceci – et il appuya sur les derniers mots –, nous n’avons pas besoin de témoins.
Ces paroles, et surtout le ton avec lequel elles étaient dites, firent tressaillir M. Jackal. C’est toujours une mauvaise aventure que celle où l’on se prive de témoins. Que d’accusés dangereux il avait vu exécuter la nuit, hors barrière, dans un fossé, derrière un mur, au coin d’un bois, sans témoins !
– Allons, dit-il, puisqu’il faut absolument nous séparer, mon pauvre garçon, voilà ma main.
Le cocher baisa la main de M. Jackal, et, en lui baisant la main, lui dit :
–
Serait-ce bien indiscret de rappeler à monsieur que mon mois expire demain ?
– Ah ! double drôle ! dit M. Jackal, voilà ce qui te préoccupe en ce moment ? Messieurs, permettez que j’ôte ce bandeau, afin que je lui paie ses gages rubis sur l’ongle.
– Inutile, monsieur, dit l’inconnu ; je vais les lui payer.
– Tiens, dit-il au cocher, voilà cinq louis pour ton mois.
– Monsieur, dit le cocher, il y a trente francs de trop.
– Tu les boiras à la santé de ton maître, dit une voix railleuse que M. Jackal reconnut pour celle qui avait déjà parlé une fois.
– Voyons, assez, dit le voisin de M. Jackal ; refermez cette portière, et continuons notre route.
La portière se referma, et la voiture repartit, toujours du même train.
Nous n’analyserons pas plus longtemps les impressions du voyage nocturne de M. Jackal.
À partir de ce moment, quelque question qu’il adressât à son compagnon de route, il ne lui fut répondu qu’avec un laconisme si effrayant, qu’il préféra garder le silence ; mais mille fantômes l’assaillirent, et plus la voiture roula rapidement, plus ses craintes augmentèrent. Il en résulta qu’après avoir passé de l’inquiétude à la crainte, de la crainte à la peur, et de la peur à l’effroi, il passa de l’effroi à la terreur en entendant son compagnon lui dire, au bout d’une demi-heure de course effrénée :
– Nous sommes arrivés.
La voiture s’arrêta en effet ; mais, au grand étonnement de M. Jackal, on n’ouvrit pas la portière.
– Ne disiez-vous pas, monsieur, que nous étions arrivés ? se hasarda de demander M. Jackal à son voisin.
– Oui, répondit celui-ci.
– Mais alors, pourquoi ne nous ouvre-t-on pas la portière.
– Parce qu’il n’est pas encore temps qu’on nous l’ouvre.
Il entendit descendre le second fardeau qui avait été chargé sur la voiture, et, à son frôlement prolongé le long de la capote de la voiture, il se confirma dans l’idée que ce devait être une échelle.
C’était une échelle, en effet, que celui des hommes masqués qui avait remplacé le cocher venait de dresser contre une maison. L’échelle atteignait juste à la hauteur d’une fenêtre du premier étage. L’échelle dressée, celui qui venait d’accomplir cette manœuvre ouvrit la porte et dit en allemand :
– C’est fait.
– Descendez, monsieur, dit le compagnon de banquette de M. Jackal ; on vous tend la main.
M. Jackal descendit sans objection. Le faux cocher lui prit la main, le soutint tandis qu’il descendait le marchepied, et le conduisit à deux pas de l’échelle.
Le voisin de M. Jackal était descendu après lui et le suivait par derrière.
Là, pour que M. Jackal ne se crût point abandonné, il lui posa la main sur l’épaule.
L’autre inconnu était déjà au haut de l’échelle et coupait avec un diamant un carreau à la hauteur de l’espagnolette.
Le carreau coupé, il passa son bras par le trou et ouvrit la fenêtre.
Après quoi, il fit signe à son compagnon resté en bas.
– Vous avez une échelle devant vous, dit celui-ci ; montez.
M. Jackal ne se le fit pas dire deux fois ; il leva le pied et sentit le premier échelon.
– Vous êtes plus que jamais un homme mort, continua le même, si vous poussez le plus léger cri.
M. Jackal fit signe de la tête qu’il comprenait.
Puis, à lui-même :
– Allons, dit-il, mon sort va se décider, et je touche au dénouement.
Ce qui ne fit que le convier à monter en silence et exactement les échelons ; manœuvre qu’il exécuta comme s’il avait eu l’usage de ses deux yeux et que l’on eût été en plein midi, tant l’escalade lui était chose naturelle.
Arrivé au haut de l’échelle, après avoir, à tout hasard, compté dix-sept échelons, il fut reçu par l’homme qui avait ouvert la fenêtre, lequel, lui prenant généreusement le bras, lui dit :
– Enjambez.
M. Jackal était d’une docilité exemplaire. Il enjamba.
Derrière lui, l’homme qui le suivait en fit autant.
Alors celui qui les avait précédés et qui, sans doute, n’avait eu d’autre but, en les précédant, que de leur frayer le chemin et d’aider M. Jackal à accomplir son escalade, redescendit, replaça l’échelle sur la capote de la voiture, que M.
Jackal, de plus en plus terrifié, entendit repartir au grand galop.
– Me voilà enfermé, songea-t-il ; seulement, où et dans quoi ? Ce n’est point dans une cave, à coup sûr, puisqu’il m’a fallu monter dix-sept échelons. La situation se tend de plus en plus.
Puis, à son compagnon :
– Serait-ce indiscret, demanda M. Jackal, de m’informer auprès de vous si nous touchons au terme de notre petite promenade ?
– Non, répondit une voix qu’il reconnut pour celle de son voisin de droite, qui paraissait s’être décidément constitué son garde du corps.
– Avons-nous encore beaucoup de chemin à faire ?
– Dans trois quarts d’heure, à peu près, nous serons arrivés.
– Nous allons donc remonter en voiture ?
– Non.
– Alors il s’agit d’une promenade à pied ?
– Justement.
– Ah ! ah ! songea M. Jackal en lui-même, voilà qui devient moins clair que jamais. Trois quart d’heures de promenade à pied dans un appartement, au premier étage ! si vaste et si pittoresque que soit un appartement, une promenade de trois quarts d’heure doit y devenir monotone. Tout ceci est de plus en plus étrange ; où allons-nous en venir ?
En ce moment, M. Jackal vit comme une lueur à travers le mouchoir qui lui bandait les yeux ; ce qui lui donna à penser que son compagnon avait rallumé sa lanterne.
Puis il sentit qu’on lui prenait le bras.
– Venez, lui dit son guide.
– Où allons-nous ? demanda M. Jackal.
– Vous êtes bien curieux, répondit son guide.
– Soit, je m’exprime mal, répondit le chef de police ; je voulais dire : Comment allons-nous ?
– Parlez plus bas, monsieur, répondit la voix.
– Oh ! oh ! il paraît que nous sommes dans une maison habitée, réfléchit-il.
Puis il ajouta sur le même ton que son interlocuteur, c’est-à-dire plus bas, ainsi que la chose lui était recommandée :
–
J’ai voulu vous demander, monsieur, comment nous allions, c’est-à-dire sur quel terrain nous allions marcher, si nous allions monter encore ou descendre ?
– Nous allons descendre.
–
C’est bien
; il s’agit seulement de
descendre ; descendons.
M. Jackal essayait de prendre un ton enjoué pour paraître de sang-froid ; mais, au fond du cœur, il n’était rien moins que rassuré ; son pouls battait démesurément et il songeait, au milieu de l’obscurité qui l’enveloppait de toutes parts, à ceux qui voyagent librement, à la lueur des sereines clartés de la lune, per amica silentia lunæ, comme dit Virgile.
Il faut ajouter que ce retour vers la mélancolie ne fut que passager.
D’autant plus qu’un fait vint distraire M.
Jackal.
Il lui sembla qu’un bruit de pas s’approchait de lui
; puis qu’à voix basse, son guide
échangeait quelques paroles avec un nouveau venu ; puis que ce nouveau venu, qu’on avait sans doute attendu comme guide dans le labyrinthe où l’on s’engageait, ouvrait une porte et descendait les premières marches d’un escalier.
Il n’y eut plus de doute quand le compagnon de M. Jackal lui eut dit :
– Prenez la rampe, monsieur.
M. Jackal prit la rampe et descendit. Comme il avait compté les échelons en montant, il compta les marches en descendant.
Il y avait quarante-trois marches.
Ces quarante-trois marches conduisaient à une cour pavée.
Dans cette cour, il y avait un puits.
L’homme qui tenait la lanterne se dirigea vers le puits ; M. Jackal, conduit par son compagnon, le suivit.
Arrivé au puits, l’homme à la lanterne se pencha sur la margelle et cria :
– Y êtes-vous, là-bas ?
– Oui, répondit une voix qui fit frissonner M.
Jackal, tant elle semblait venir des profondeurs de la terre.
L’homme à la lanterne posa alors sa lumière sur la margelle, prit le bout de la corde, le tira vers lui avec le mouvement d’un homme qui amène un seau d’eau ; seulement, au lieu d’un seau d’eau, il amena un panier assez grand pour recevoir une ou même deux personnes.
Mais, si doucement que le compagnon eût tiré le panier du puits, la poulie, qui, selon toute probabilité, n’avait pas été graissée depuis longtemps, s’était mise à geindre plaintivement.
M. Jackal reconnut parfaitement le cri de l’engin, et une sueur froide commença de lui parcourir tout le corps.
Il n’eut pas le temps, toutefois, de maîtriser ses émotions, quelque désir qu’il en eût ; car, à peine le panier avait-il touché le sol, qu’il s’était trouvé fourré dedans, enlevé de terre, balancé dans le vide, puis introduit dans le puits avec une dextérité et une agilité qui pouvaient lui faire croire qu’il avait affaire à des mineurs.
M. Jackal ne put s’empêcher de pousser un son qui ressemblait à une plainte.
– Malheur à vous si vous criez ! dit la voix bien connue de son compagnon ; je vous lâche.
Cet avertissement fit frissonner M. Jackal, mais il le fit taire en même temps.
– Après tout, se dit-il, si leur intention était de me jeter dans un puits, ils ne se donneraient pas la peine de me menacer, ils ne me feraient pas descendre dans un panier. Mais où diable me mènent-ils à travers cet absurde chemin ?
Puis, tout à coup, illuminé en se rappelant sa descente dans le Puits-qui-parle :
– Non, dit-il, non, je me trompe en disant qu’il n’y a pas autre chose que de l’eau au fonds d’un puits : il y a encore ces souterrains vastes et accidentés que l’on appelle les catacombes. C’est pour me dérouter que l’on me fait faire tous ces tours et tous ces détours ; mais, si c’est pour me dérouter, je ne cours pas danger de la vie : on n’a pas besoin de dérouter un homme qu’on va tuer, on n’a pas dérouté Brune, on n’a pas dérouté Ney, on n’a pas dérouté les quatre sergents de la Rochelle. Ce qu’il y a de plus clair dans tout cela, c’est que je suis aux mains des carbonari. Mais dans quel but m’ont-ils enlevé
?... Ah
!
l’arrestation de Salvator. Toujours ! Diable de Salvator ! Maudit Gérard !
Et, tout en faisant ces observations, M. Jackal, blotti dans son panier et se cramponnant des deux mains à la corde, descendait au fond du puits, tandis que, gouverné par ceux qui étaient demeurés dans la cour, un panier, contenant des pierres d’un poids égal au sien, remontait à l’ouverture.
Au même instant, du haut, on poussa un cri, auquel, du bas, presque aux oreilles de M. Jackal, répondit un autre cri.
Le premier signifiait : « Le tenez-vous ? » et le second cri : « Nous le tenons. »
En effet, M. Jackal venait de toucher terre.
On le fit sortir de son panier, qui remonta et redescendit deux fois, et, chaque fois qu’il redescendit, amena à M. Jackal un de ses gardes du corps.