CCCXXVI
Où la Providence commence à
remplacer le hasard.
Voyons ce qui se passait chez Pétrus, pendant que les uns et les autres s’occupaient de lui avec tant de soin.
Bordier arriva rue Notre-Dame-des-Champs au moment même où Régina recevait la lettre de Pétrus.
–
M. Pétrus Herbel
? demanda-t-il au
domestique du peintre.
– Monsieur n’est pas chez lui, répondit celui-ci.
– Vous lui remettrez cette lettre dès qu’il rentrera.
Bordier donna la lettre et se retira.
En se retournant, il heurta un
commissionnaire.
– Faites donc attention ! dit-il durement.
Le commissionnaire, c’était Salvator. Salvator, en voyant un homme enveloppé jusqu’au nez dans son immense manteau, par un temps qui ne justifiait pas absolument cette mesure de précaution, regarda celui qui l’avait interpellé.
– Vous pourriez bien faire attention vous-même, l’homme au manteau, dit-il en cherchant à dévisager le secrétaire.
– Je n’ai pas de leçon à recevoir de vous, dit dédaigneusement Bordier.
– C’est possible, dit Salvator en lui mettant la main sur le collet et faisant tomber le pan du manteau qui couvrait sa figure ; mais, comme j’ai des excuses à recevoir de vous, je ne vous lâche pas que vous ne les ayez faites.
– Drôle ! murmura Bordier entre ses dents.
– Il n’y a de drôles que les gens qui se cachent pour n’être pas reconnus et qui sont reconnus, monsieur Bordier, dit le commissionnaire en lui serrant plus étroitement le bras.
Celui-ci fit vainement des efforts pour se dégager : il était pris comme dans un étau.
– Je me tiens pour satisfait, dit Salvator en lui lâchant le bras ; allez en paix et ne péchez plus.
Bordier se retira, honteux et tout confus, jurant, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.
Salvator entra chez Pétrus en pensant :
– Que diable ce coquin est-il venu faire ici ?
–
Monsieur n’est pas chez lui, dit le domestique en voyant entrer Salvator.
– Je le sais, répondit celui-ci ; donne-moi sa clef et ses lettres.
Salvator, muni des lettres et de la clef de Pétrus, entra dans l’atelier du jeune homme.
Quelques lecteurs pourraient peut-être trouver plus que familiers les procédés du commissionnaire à l’endroit de son ami Pétrus, l’amitié la plus intime n’autorisant pas la rupture d’un cachet, sous quelque prétexte que ce soit ; mais nous allons les rassurer en disant quel droit Salvator avait d’ouvrir les lettres de son ami.
Outre que Pétrus n’avait, comme on le sait, aucun secret pour Salvator, il lui avait écrit en même temps qu’à la princesse Régina, et voici ce que contenait sa lettre :
« Cher ami,
« Je suis pour quelque temps au chevet de mon oncle, très dangereusement malade. Voulez-vous, au reçu de la présente, vous transporter chez moi et faire pour votre ami ce que votre ami ferait pour vous, c’est-à-dire ouvrir mes lettres et y répondre comme vous l’entendrez ?
« Vous m’avez dit tant de fois d’user de votre amitié, que vous me pardonnerez, j’en suis sûr, d’en abuser une seule.
« Mille remerciements et cordialement à vous,
« PÉTRUS. »
Salvator, installé dans l’atelier, ouvrit les lettres.
La première était de Jean Robert, qui mandait à Pétrus que son drame, les Guelfes et les Gibelins, devant passer sans remise à la fin de la semaine, il n’était que temps d’assister à la répétition générale.
La seconde lettre était de Ludovic ; c’était une pastorale, une idylle en prose des amours du jeune homme et de Rose-de-Noël.
La dernière, celle qui ne ressemblait à aucune des autres, parce que le papier était doux et parfumé, parce que l’écriture était fine et distinguée, était la lettre arrachée à la princesse Régina.
Salvator n’avait jamais vu l’écriture de la princesse, et cependant il devina immédiatement qu’elle venait d’elle, tant tout ce que la femme aimée a touché se fait naturellement reconnaître.
Il la retourna en tous sens avant de la décacheter.
Ouvrir des lettres n’est rien, surtout quand on y est autorisé ; mais une lettre de femme, et de femme aimée ! Il éprouva une sorte de honte à plonger son regard étranger dans ce temple.
Sans doute, Pétrus n’avait pensé qu’aux lettres qu’il pouvait recevoir de ses amis ou de ses ennemis, ses créanciers, et n’avait pas prévu la lettre de la princesse.
– En conséquence, dit Salvator, je ne puis pas l’ouvrir.
Puis, se levant, il sonna le domestique.
– Qui a apporté cette lettre ? demanda-t-il en lui montrant la lettre de Régina.
–
Un homme enveloppé d’un manteau,
répondit le domestique.
– Celui qui sortait quand je suis entré ?
– Oui, monsieur.
–
Merci, fit Salvator
; vous pouvez vous
retirer. – Ah ! c’est l’homme de confiance de M.
Rappt, c’est ce gueux de Bordier qui a apporté cette lettre ? Mais ce n’est pas le secrétaire du mari qui, d’ordinaire, porte les lettres d’amour de la femme. Si je connais mon Pétrus, c’est-à-dire un amoureux, il n’a pas dû manquer d’écrire à la princesse le lieu de sa retraite, et ce n’est pas ici qu’elle doit lui adresser ses missives. En outre, ce n’est pas un Bordier qu’elle aurait chargé d’une semblable mission. Or, si ce n’est pas elle qui a envoyé la lettre, ce ne peut être que son mari.
Ceci change considérablement la thèse et m’enlève tout scrupule. Je ne sais pourquoi, mais je flaire vaguement un serpent sous ces fleurs.
Effeuillons-les donc.
Et, ce disant, ou plutôt ce pensant, Salvator rompit le cachet blasonné aux armes du comte Rappt, et lut la lettre que nous avons mise sous les yeux de nos lecteurs dans le chapitre précédent.
Or, il y a lecture et lecture, et la meilleure preuve, c’est que vingt avocats attelés à un code tireront chacun d’un côté la lettre de la loi ; autrement dit, il y a lire et lire, lire les mots, deviner l’esprit. – C’est ce que fit Salvator.
Rien qu’en voyant les caractères de l’épître, il devina que la main avait tremblé en les traçant.
En n’y trouvant pas ces termes amoureux dont les amants se servent avec tant de prodigalité, il devina que la lettre, pour une raison ou pour une autre, avait été écrite sous une pression quelconque.
– Je n’ai que deux partis à prendre, songea Salvator : ou d’envoyer cette lettre à Pétrus (et ce sera lui mettre le chagrin dans l’âme, puisqu’il ne pourra aller au rendez-vous), ou d’y aller moi-même à sa place, pour découvrir le mot de cette énigme.
Salvator mit les lettres dans sa poche, fit cinq ou six tours dans l’atelier en réfléchissant, et, après avoir bien débattu le pour et le contre, il résolut d’aller le soir au rendez-vous au lieu et place de son ami.
Il descendit rapidement et se rendit rue aux Fers, où ses pratiques accoutumées l’attendaient, étonnées de ne l’avoir pas encore vu à neuf heures du matin.