CCCXVII
Où Camille de Rozan reconnaît qu’il lui serait difficile de tuer Salvator, comme il l’a promis à Suzanne de Valgeneuse.
On se souvient qu’en quittant mademoiselle Suzanne de Valgeneuse, à la fin de l’avant-dernier chapitre, notre ami Camille avait cru trouver un moyen bien simple de se débarrasser de Salvator, ou, si vous l’aimez mieux, de Conrad, c’est-à-dire de l’héritier légitime des Valgeneuse.
Mais il ne suffit pas, en ce monde plein de contrariétés, de trouver un moyen de se débarrasser de ce qui gêne : entre le moyen et l’exécution, il y a parfois un abîme.
En conséquence de la résolution prise, Camille de Rozan s’était présenté chez Salvator, et, ne l’ayant pas trouvé, il avait laissé sa carte.
Or, le lendemain de la scène conjugale que nous venons de raconter, Salvator – sous son véritable nom de Conrad de Valgeneuse – se faisait annoncer chez le gentilhomme américain.
Celui-ci, légèrement ému, comme le sont en général, au moment décisif, tous les hommes qui prennent des décisions rapides, et plutôt avec leur tempérament qu’avec leur raison, celui-ci, disons-nous, ordonna au domestique de faire passer le visiteur au salon et le rejoignit au bout d’un instant.
Mais, pour que l’on comprenne bien ce qui va suivre, disons d’où venait Salvator en se présentant chez Camille.
Il venait de chez sa cousine, mademoiselle Suzanne de Valgeneuse.
À sa première demande d’être introduit près de la jeune fille, on lui avait répondu que mademoiselle de Valgeneuse ne recevait pas.
Il avait insisté et avait été repoussé de nouveau.
Mais il était patient, notre ami Salvator, et ce qu’il voulait, il le voulait bien.
Il avait donc pris une seconde carte, et, à la suite de son nom de Conrad de Valgeneuse, il avait écrit au crayon :
« Vient pour s’entendre sur l’héritage. »
Jamais parole magique, jamais talisman merveilleux n’ouvrit la porte d’un château de fée avec plus de promptitude. On le fit entrer dans le salon, où mademoiselle de Valgeneuse le vint rejoindre quelques instants après.
Le désespoir où l’avait plongée la perte de sa fortune l’avait prodigieusement changée : son front était blême, sa joue hâve, son œil terne ; elle ressemblait à ces belles et fiévreuses filles des Maremmes dont le regard vague semble flotter dans un monde inconnu du nôtre. Le frisson de la mal’aria, qu’elle semblait porter en elle, gagna en quelque sorte Salvator, et, lorsqu’elle entra, il frissonna involontairement.
Salvator, pour se présenter chez sa cousine, avait revêtu le costume, non seulement d’un homme du monde, mais encore d’un élégant du jour, sous sa plus rigoureuse étiquette.
En le voyant si supérieurement distingué, si parfaitement beau, les yeux de la jeune fille s’allumèrent d’une lueur sinistre, et il en jaillit des éclairs de colère et de haine.
– Vous avez à me parler, monsieur ? dit-elle sèchement et d’un air de hauteur dédaigneuse.
– Oui, ma cousine, répondit Salvator.
Mademoiselle de Valgeneuse fit une moue assez méprisante en entendant ce mot de cousine, qui lui parut d’une familiarité injurieuse.
– Et que pouvez-vous me vouloir ? répondit-elle sur le même ton.
– Je viens vous parler, continua Salvator, que les airs dédaigneux de mademoiselle de Valgeneuse laissaient parfaitement indifférent, de la position qui vous est faite par suite de la mort de votre frère.
– Alors cette question d’héritage, dont vous désirez m’entretenir ?...
– Vous comprenez son importance, n’est-ce pas ?
–
Vous prétendez que cet héritage vous appartient, je crois ?
– Je ne prétends pas, j’affirme.
– Affirmer ne coûte rien. Nous plaiderons.
–
Affirmer ne coûte rien, en effet, dit Salvator ; mais plaider coûte beaucoup ; vous ne plaiderez pas, ma cousine.
– Et qui m’en empêchera ? Vous ?
– Dieu m’en garde !
– Qui donc, alors ?
– Votre bon sens, votre raison, votre notaire surtout.
– Que voulez-vous dire ?
– Je veux dire que vous avez fait venir hier votre notaire, qui est en même temps le mien, M.
Baratteau, un bien brave homme ! que vous lui avez dit de vous mettre au courant de vos affaires ; et, en apprenant que vous n’aviez plus rien, vous lui avez demandé conseil ; il vous a conseillé de ne pas plaider parce que le testament que je possède est fait de manière à ne donner chance à aucun procès.
– Je consulterai mon avoué.
– Scylla ne vous donnera pas un meilleur conseil que Charybde.
– Alors que voulez-vous, monsieur ? Je ne comprends pas le but de votre visite, à moins que vous n’ayez dessein de vous venger sur une femme de la haine que vous portiez à son frère.
– Je n’ai de haine contre personne, dit-il ; je n’en avais pas même contre Lorédan : comment se pourrait-il que j’en eusse contre vous ? Il eût suffi d’un mot pour nous rapprocher, votre frère et moi. Il est vrai que ce mot était peu de chose, c’était le mot conscience, et il ne devait jamais le prononcer. Je ne viens donc pas pour vous faire injure, et, loin de là, si vous voulez m’écouter, vous apprendrez que le cœur que vous croyez gonflé de haine n’est rempli pour vous que de la plus respectueuse compassion.
–
Je vous remercie humblement de votre aimable pitié, mon cher monsieur ; mais les femmes de ma race ne s’abaissent pas à l’aumône, elles s’élèvent à la mort.
–
Veuillez m’écouter, mademoiselle, dit respectueusement Salvator.
– Oui, je comprends, vous allez m’offrir une pension viagère pour qu’on ne dise pas dans le monde que vous avez laissé mourir une parente à l’hôpital.
– Je ne vous offre rien, répondit Salvator sans s’arrêter aux outrageantes suppositions de la jeune fille
; je suis venu chez vous avec
l’intention de m’informer de vos besoins et avec le désir et l’espoir de les satisfaire.
–
Alors expliquez-vous clairement, reprit Suzanne étonnée ; car je ne sais plus où vous en voulez venir.
–
C’est cependant bien simple. Combien dépensez-vous personnellement par an
? en
d’autres termes encore, quelle somme vous faut-il par année pour tenir votre maison sur le pied où elle est aujourd’hui ?
– Je l’ignore complètement, dit mademoiselle de Valgeneuse ; je ne me suis jamais occupée de ces détails.
– Eh bien, je vais vous le dire, moi, reprit Salvator
: du vivant de votre frère, vous
dépensiez, à vous deux, cent mille francs par an.
– Cent mille francs ! s’écria la jeune fille stupéfaite.
– Or, je présume que vous, ma cousine, vous entriez pour le tiers à peu près dans cette dépense ; c’est donc trente à trente-cinq mille francs qu’il vous faut par année.
–
Mais, monsieur, interrompit Suzanne stupéfaite encore cette fois – seulement, stupéfaite pour une autre cause, car la pensée commençait à lui venir que, pour une raison ou pour une autre, son cousin allait l’enrichir et qu’elle pourrait alors courir les grandes routes avec Camille –, mais, monsieur, je dépense à peine cette somme.
– Soit, dit Salvator ; mais il y a des années mauvaises. Je vous lègue donc, en prévision de ces mauvais temps, cinquante mille francs par année ; le capital restera chez maître Baratteau, et vous en toucherez, soit mensuellement, soit trimestriellement, à votre guise enfin, le revenu.
Ma proposition vous semble-t-elle acceptable ?
–
Mais, monsieur, reprit Suzanne, dont le visage s’empourpra de joie, en supposant que j’accepte, faut-il encore que je sache quel droit j’ai à recevoir un pareil don ?
–
Quant à vos droits, mademoiselle, dit Salvator en souriant, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire, vous n’en avez aucun.
–
Alors je veux dire à quel titre
? reprit
vivement la jeune fille.
– À titre de nièce de mon père, mademoiselle, reprit gravement Salvator. Acceptez-vous ?
Tout un monde d’idées s’agita dans le cerveau de la jeune fille à cette proposition si nettement formulée ; elle entrevit vaguement qu’il était une race de créatures supérieures à celles qu’elle avait connues jusque-là et à elle-même
; que ces
créatures, émanées sans doute plus directement de Dieu et qui avaient reçu du ciel la vivifiante transmission du bien, étaient jetées ici-bas pour corriger le mal qu’y faisaient les êtres inférieurs.
Elle distingua, comme à travers les brumes d’un rêve, tous les horizons roses des plaines de l’amour ; sa vie, flottante et indécise jusqu’à la mort de son frère, noire, agitée, tumultueuse depuis trois jours, refléta tout à coup les couleurs de l’arc-en-ciel
; mille promesses caressantes
comme des brises d’été rafraîchissaient son front, et ce fut le cœur en proie à toutes les ivresses de l’espoir qu’elle releva sur Salvator son regard, où rayonnait, cette fois, la plus vive reconnaissance.
Elle l’avait jusque-là regardé avec sa haine ; mais, en jetant maintenant sur lui des yeux reconnaissants, elle ne put réprimer un mouvement d’admiration : elle le trouva beau, splendide, rayonnant, et elle n’hésita point à lui manifester son admiration par son regard, sinon par ses paroles.
Salvator ne parut point remarquer l’impression que sa vue produisait sur la jeune fille, et il lui demanda pour la seconde fois et aussi gravement que la première :
– Acceptez-vous, ma cousine ?
–
Avec une vive reconnaissance, répondit mademoiselle de Valgeneuse d’une voix profondément émue et en tendant ses deux mains au jeune homme.
Mais celui-ci salua et fit un pas pour se retirer.
– Je vais, mademoiselle, dit-il, et de ce pas, faire dresser, chez maître Baratteau, l’acte qui vous constitue héritière d’un million. Dès demain, vous pourrez toucher le premier semestre.
– Mon cousin ! s’écria-t-elle en l’arrêtant de sa voix la plus douce, Conrad ! est-il possible que vous me haïssiez ?
– Je vous le répète, mademoiselle, dit Salvator souriant mais froid, je ne hais personne.
– Est-il possible, Conrad, continua Suzanne en donnant à sa voix et à son visage l’expression de la plus vive affection, est-il possible que vous ayez oublié qu’une partie de notre vie, enfance et jeunesse, s’est écoulée côte à côte ; que nous avons un passé commun ; que nous portons le même nom, et qu’enfin le même sang coule dans nos veines ?
– Je n’ai rien oublié, Suzanne, dit tristement Salvator, pas même les projets que nos pères formaient sur nous, et c’est parce que je me suis souvenu, au contraire, que vous me voyez chez vous aujourd’hui.
– Dites-vous vrai, Conrad ?
– Je ne mens jamais.
– Mais alors, croyez-vous avoir fait assez pour la nièce de votre père en assurant, même aussi généreusement que vous le faites, son bien-être matériel ? Je suis seule au monde, Conrad ; seule à partir de ce jour. Je n’ai plus ni parent, ni ami, ni soutien.
– C’est Dieu qui vous punit, Suzanne, dit gravement le jeune homme.
– Oh ! vous êtes sévère jusqu’à la dureté.
–
N’avez-vous rien à vous reprocher, Suzanne ?
– Rien de grave, Conrad ; à moins que vous n’appeliez fautes graves des coquetteries de jeune fille ou des caprices de femme.
– Est-ce par coquetterie ou par caprice, reprit solennellement Conrad, que vous avez prêté les mains à cette odieuse machination dont le résultat a été le rapt d’une jeune fille de votre pensionnat, rapt exécuté sous vos yeux par votre frère et avec votre concours
? Croyez-vous que Dieu ne
punisse pas, un jour ou l’autre, un semblable caprice ? Eh bien, Suzanne, ce jour est arrivé, et Dieu vous punit par l’abandon, l’isolement, l’absence de toute famille : châtiment sévère mais mérité et, par conséquent, juste.
Mademoiselle de Valgeneuse baissa la tête : une rougeur qu’elle n’avait pu contenir envahissait son visage. Un instant après, elle releva le front lentement, et, comme cherchant ses mots :
– Ainsi, dit-elle, vous, mon plus proche et mon dernier parent, vous me refusez, non seulement votre amitié, mais encore votre appui.
Je ne suis pas une pécheresse endurcie, cependant, Conrad. Le fond de mon cœur est bon, croyez-moi, et je pourrais peut-être réparer, avec votre aide, une faute horrible sans doute, mais qui a son atténuation, sinon son excuse, dans sa cause. C’est ma tendresse fraternelle qui m’a poussée à cette mauvaise action. Où est cette jeune fille ? J’irai me jeter à ses pieds ; j’irai lui demander pardon. Elle était orpheline et sans fortune, je la prendrai avec moi, j’en ferai mon amie, ma sœur ; je la doterai, je la marierai.
Enfin, pour faire oublier ce peu d’années consacrées au mal, je passerai ma vie à faire le bien. Seulement, je vous le demande en grâce, encouragez-moi, aidez-moi, assistez-moi.
– Il est trop tard, dit Salvator.
– Conrad, insista la jeune fille ne soyez pas l’archange punisseur. J’ai entendu souvent prononcer votre nom de Salvator comme le nom d’un homme de bien. Ne soyez pas aussi sévère que Dieu, vous qui n’êtes qu’une de ses créatures.
Tendez la main à qui vous implore au lieu de le pousser plus avant dans l’abîme. À défaut d’amitié, ayez de la compassion, Conrad ; nous sommes encore jeunes tous deux, tout n’est donc pas désespéré. Étudiez-moi, mettez-moi à l’épreuve, essayez de me trouver en faute, et, si je mets au bien l’ardeur que j’ai mise au mal, vous verrez, Conrad, quels trésors de dévouement et d’affection sincère peut contenir un cœur vierge de bien.
– Il est trop tard ! répéta mélancoliquement Salvator. Je suis dans le monde moral une sorte de médecin, Suzanne ; j’ai pris à tâche de panser et de guérir les blessés que fait la société à toute heure. Le temps que j’ai passé auprès de vous est un temps volé à mes malades. Laissez-moi donc retourner vers eux et oubliez que vous m’avez vu.
– Non, s’écria impétueusement la jeune fille, il ne sera pas dit que je n’aurai pas mis toute insistance... Je vous supplie, Conrad, d’essayer de devenir mon ami.
–
Jamais
! répondit amèrement le jeune
homme.
–
Soit murmura Suzanne en réprimant un geste de dépit ; mais, puisqu’il vous a plu de m’obliger si généreusement, je ne sais pas pour quelle cause, voulez-vous, en cette matière-là, m’obliger tout à fait ?
– Le cause est celle que je vous ai dite, Suzanne, riposta sévèrement Salvator ; je vous le jure devant Dieu. Quant à vous obliger tout à fait dans le sens que vous dites, je ne demande pas mieux
; mais expliquez-vous, je ne vous
comprends pas. Avez-vous besoin d’une année à l’avance ?
– Je veux quitter Paris, répondit Suzanne, et non seulement Paris, mais l’Europe. Je veux me retirer dans une solitude, en Amérique ou en Asie ; j’ai horreur du monde ; j’ai donc besoin de toute la fortune que vous me faites la grâce de me donner.
– Où vous serez, Suzanne, votre revenu vous parviendra ; n’ayez aucune crainte à ce sujet.
– Non, dit Suzanne, qui sembla hésiter, j’ai besoin d’avoir toute ma fortune avec moi ; je veux l’emporter et qu’on ignore ici le lieu que j’aurai choisi pour ma retraite.
– Si je vous comprends, Suzanne, c’est tout votre capital, c’est-à-dire un million, que vous demandez ?
– N’avez-vous pas dit, tout à l’heure, que ce million était déposé chez M. Baratteau ?
– Et je vous le répète, Suzanne. Quand le voulez-vous ?
– Le plus tôt possible.
– Quand comptez-vous partir ?
– Aujourd’hui, si je pouvais.
– Aujourd’hui, il est trop tard pour réaliser cette somme.
– Quel temps faut-il donc ?
– Vingt-quatre heures tout au plus.
–
Ainsi, demain à pareille heure, dit mademoiselle de Valgeneuse, dont les yeux rayonnèrent de bonheur, je pourrai partir, emportant un million ?
– Demain, à pareille heure.
– Ô Conrad ! s’écria la jeune fille avec une sorte d’exaltation amoureuse, pourquoi ne nous sommes-nous pas rencontrés sur une meilleure route
! Quelle femme j’eusse été entre vos mains ! De quel ardent amour je vous eusse entouré !...
– Adieu, ma cousine, dit Salvator, qui ne voulait pas en entendre davantage. Que Dieu vous pardonne le mal que vous avez fait, et qu’il vous préserve de celui que vous avez peut-être dessein de faire encore.
Mademoiselle de Valgeneuse frissonna involontairement.
– Adieu, Conrad, dit-elle, osant à peine le regarder ; je vous souhaite, moi, tout le bonheur que vous méritez, et, quoi qu’il arrive, je n’oublierai jamais que, pendant un quart d’heure, à votre contact, je suis redevenue une honnête femme et un bon cœur.
Salvator salua mademoiselle de Valgeneuse et se rendit, ainsi que nous l’avons dit au commencement de ce chapitre, chez Camille de Rozan.
–
Monsieur, dit-il dès qu’il aperçut l’Américain, j’ai trouvé votre carte à la maison, et je suis venu m’informer, aussitôt que je l’ai pu, de la raison qui m’a valu l’honneur de votre visite.
–
Monsieur, répondit Camille, vous vous nommez bien Conrad de Valgeneuse ?
– Oui, monsieur.
– Vous êtes, par conséquent, le cousin de mademoiselle de Valgeneuse ?
– En effet.
– Eh bien, monsieur, ma visite n’était à autre fin que de savoir de vous qui, à ce que j’ai entendu dire, êtes héritier direct, quelles sont vos intentions à l’endroit de mademoiselle Suzanne ?
– Je veux bien vous répondre, monsieur ; mais encore faut-il que je sache à quel titre vous m’interrogez. Êtes-vous l’homme d’affaires de ma cousine, son avoué, son conseil ? Sur quoi me faites-vous l’honneur de me questionner ? sur ses droits ou sur ses sentiments ?
– Sur les uns et sur les autres.
– Alors, mon cher monsieur, vous êtes à la fois son parent et son homme d’affaires ?
– Ni l’un ni l’autre. J’étais l’ami intime de Lorédan, et je crois avoir un titre suffisant pour m’informer du sort de sa sœur, qui désormais est orpheline.
– Très bien, mon cher monsieur... Vous étiez l’ami de M. de Valgeneuse ; alors pourquoi vous adressez-vous à moi dont il était le mortel ennemi ?
– Parce que je ne connais pas d’autre parent que vous.
– C’est donc à ma charité que vous avez recours ?
– À votre charité, si le mot vous plaît.
– En ce cas, cher monsieur, pourquoi me parlez-vous sur ce ton ? pourquoi êtes-vous si agité, si nerveux, si fébrile ? Celui qui remplit le pieux devoir que vous remplissez en ce moment n’est pas troublé comme vous l’êtes. Une bonne action s’accomplit froidement : que vous arrive-t-il ?
– Monsieur, nous ne sommes pas ici pour discuter de mon tempérament.
– Sans doute ; mais nous sommes ici pour discuter les intérêts d’une personne absente ; il faut donc le faire avec calme. En deux mots, qu’est-ce que vous me faites l’honneur de me demander ?
– Je vous demande, dit violemment Camille, ce que vous comptez faire à l’égard de mademoiselle de Valgeneuse.
–
J’ai l’honneur de vous répondre, cher monsieur, que c’est une affaire entre ma cousine et moi.
–
Autrement dit, vous refusez de me
répondre ?
– Je refuse, en effet, et je ne le dis pas autrement que je ne veux le dire.
– Eh bien, monsieur, comme je parle au nom du frère de mademoiselle de Valgeneuse, je regarde votre refus comme un manque de cœur.
– Que voulez-vous, mon cher monsieur ! mon cœur n’est pas pétri de la même matière que le vôtre.
– Moi, monsieur, je dirais franchement ma pensée, et, si un ami m’interrogeait, je ne le laisserais pas inquiet sur le sort d’une orpheline.
– Alors, mon cher monsieur, pourquoi avez-vous laissé Colomban inquiet sur le sort de Carmélite
? demanda Salvator d’une voix
sévère ?
L’Américain devint blême et frissonna : il avait essayé d’égratigner, et il était mordu.
– Tous les passants me jetteront donc à la tête ce nom de Colomban ! s’écria Camille plein de rage. Soit ! Vous paierez pour tous, continua-t-il en regardant Salvator d’un air menaçant, et vous me rendrez raison.
Salvator sourit, comme doit sourire le chêne en voyant s’agiter le roseau.
– Plût au ciel que je vous rendisse la raison !
murmura-t-il en faisant avec mépris allusion à la provocation de Camille.
Mais celui-ci, ne se connaissant plus, s’élançait sur lui et semblait vouloir joindre le geste à la menace, quand Salvator, avec ce calme énergique dont nous lui avons vu faire preuve trois ou quatre fois pendant ce drame, prit la main que Camille avançait, et, la serrant vigoureusement, fit reculer l’Américain de deux pas, et, se reposant à la place où il était avant ce mouvement, lui dit :
– Vous voyez bien que vous n’êtes pas de sang-froid, mon cher monsieur. Ils en étaient là, quand un domestique entra, tenant une lettre qu’apportait en toute hâte un commissionnaire.
Camille jeta la lettre sur la table ; mais, sur l’insistance du domestique, il la reprit, et, demandant la permission à Salvator, il lut ce qui suit :
« Conrad sort de chez moi. Nous l’avons calomnié. C’est un cœur noble et magnanime. Il me donne un million : c’est vous dire que toutes les tentatives que vous pourriez faire auprès de lui à ce sujet sont désormais inutiles. Faites donc votre malle au plus vite : nous allons d’abord au Havre, et nous partons demain à trois heures.
« Votre SUZANNE. »
– Répondez que c’est convenu, dit Camille au domestique en déchirant la lettre, dont il jeta les morceaux dans le foyer de la cheminée. –
Monsieur Conrad, ajouta-t-il en relevant la tête et en allant vers Salvator, je vous demande pardon de l’étrangeté de mes paroles
; elles n’ont
d’excuse que mon amitié pour Lorédan.
Mademoiselle de Valgeneuse me fait connaître la conduite fraternelle que vous avez tenue envers elle. Il ne me reste plus qu’à vous exprimer tous mes regrets de la conduite que j’ai tenue, moi, envers vous.
– Adieu, mon cher monsieur, dit sévèrement Salvator ; et, pour que ma visite n’ait pas été inutile, évitez, si vous m’en croyez, de briser le cœur d’une femme. Toutes n’ont pas l’angélique résignation de Carmélite.
Et, ayant salué Camille, Salvator se retira, laissant le jeune Américain quelque peu troublé de la scène qui venait de se passer.