CCCIX

Où M. de Marande est

conséquent avec lui-même.

M. de Humboldt, ce grand philosophe et ce grand géologue, dit quelque part, à propos de l’impression produite par les tremblements de terre :

« Cette impression ne provient pas de ce que les images des catastrophes, dont l’histoire a conservé le souvenir, s’offrent alors en foule à notre imagination. Ce qui nous saisit, c’est que nous perdons tout à coup notre confiance innée dans la stabilité du sol ; dès notre enfance, nous étions habitués au contraste de la mobilité de l’Océan avec l’immobilité de la terre. Tous les témoignages de nos sens avaient fortifié notre sécurité ; le sol vient-il à trembler, ce moment suffit pour détruire l’expérience de toute la vie.

C’est une puissance inconnue qui se révèle tout à coup

; le calme de la nature n’était qu’une illusion, et nous nous sentons rejetés violemment dans un chaos de force destructive. »

Eh bien, cette impression physique a son équivalent dans l’impression morale qui doit se produire au bout de quelques années de mariage, quand, après avoir adoré sa femme, après avoir eu pleine confiance en elle, l’homme voit tout à coup s’ouvrir sous ses pieds l’abîme du doute.

En effet, connaissez-vous une situation plus profondément sombre, plus douloureusement déplorable que celle de l’homme qui, étroitement et indissolublement lié à une femme, après avoir vécu, côte à côte avec elle pendant des années en parfaite sécurité, se sent tout à coup ébranlé dans sa foi, troublé dans sa quiétude ? Le doute, qui a commencé à la femme qu’il aime, envahit la création tout entière. il doute de lui, des autres, de la lumière de Dieu ; il est enfin semblable à celui dont parle M. de Humboldt, et qui, après avoir cru trente ans la terre solide, la sent tout à coup trembler sous ses pas, la voit tout à coup s’entrouvrir devant lui.

Par bonheur, telle n’était pas la situation de M.

de Marande, situation, du reste, fort difficile à peindre. Comme il l’avait dit à sa femme, la connaissance de lui-même l’avait poussé à un grand fond d’indulgence pour la belle pécheresse qui, par suite des circonstances que nous avons dites, avait vu son sort lié au sien ; et, de cette indulgence qui lui avait fait accorder à madame de Marande toute liberté d’action, il fallait lui savoir d’autant plus gré qu’il était visible qu’il aimait sa femme, et que nulle femme au monde ne lui semblait plus digne d’être aimée et même adorée. Or, comme il n’est point d’amour sans jalousie, il était clair encore que M. de Marande, intérieurement, devait être jaloux de Jean Robert.

Et, en effet, il était jaloux énormément, profondément, démesurément. Mais serait-ce la peine d’être un homme d’esprit, si l’esprit n’était point un masque pour cacher celles de nos douleurs auxquelles la société, au lieu de concéder la pitié, attache le ridicule ?

M. de Marande agissait donc, non seulement en philosophe, mais encore en homme de cœur ; ayant une femme de laquelle il ne pouvait raisonnablement exiger ce sentiment physique et sensuel qu’on appelle l’amour, il s’arrangea de façon à ce qu’elle fût forcée de lui accorder ce sentiment moral qu’on appelle la reconnaissance.

Ainsi M. de Marande était peut-être l’homme le plus jaloux qui fut au monde, tout en paraissant l’homme qui l’était le moins. Il ne faut donc pas s’étonner si, étant résolu d’être l’ami de Jean Robert, il mettait un si grand empressement à devenir l’ennemi de M. de Valgeneuse ; sa haine pour ce dernier était une espèce de soupape de sûreté qui laissait échapper sa jalousie pour le premier, jalousie qui courait risque, sans ce mécanisme providentiel, de faire, un jour ou l’autre, éclater la machine.

Or, l’occasion était venue de donner passage à cette haine.

Le lendemain de la scène nocturne que nous avons racontée, M. de Marande, au lieu de sortir à neuf heures dans sa voiture pour aller aux Tuileries, sortit à sept heures, à pied, prit un cabriolet sur le boulevard, et se fit conduire rue de l’Université, où logeait Jean Robert.

M. de Marande monta les trois étages du jeune poète et sonna. Le domestique vint lui ouvrir.

Tout en demandant si Jean Robert était visible, M. de Marande jeta un coup d’œil dans l’antichambre. Sur une table, était une boîte à pistolets, dans un coin, une paire d’épées de duel.

M. de Marande était fixé. Le domestique répondit que son maître n’était point visible.

Par malheur, M. de Marande, qui avait l’ouïe aussi fine que la vue rapide, entendait distinctement deux ou trois voix d’hommes qui semblaient discuter dans la chambre à coucher de Jean Robert.

Il remit sa carte au domestique, lui disant de la donner à son maître lorsque celui-ci serait seul, et d’ajouter que lui, M. de Marande, repasserait vers les dix heures, c’est-à-dire en sortant de chez le roi.

Ces mots : en sortant de chez le roi parurent faire le plus grand effet sur le domestique de Jean Robert et assurer à M. de Marande que sa recommandation serait ponctuellement suivie.

Le banquier se retira.

Mais, à quatre pas de la porte de Jean Robert, il fit arrêter et tourner son cabriolet de façon à ce qu’il pût voir ceux qui sortaient de chez notre poète, ou plutôt de la maison qu’habitait notre poète.

Il ne tarda point à en voir sortir deux jeunes gens qu’il reconnut, l’un pour Ludovic, l’autre pour Pétrus.

Ils venaient de son côté, de sorte que M. de Marande n’eut qu’à descendre de son véhicule pour se trouver en face d’eux.

Les deux jeunes gens s’écartèrent en saluant courtoisement le banquier, pour lequel ils avaient à la fois une grande sympathie morale et une grande considération politique.

Ils ne pensaient point que M. de Marande eût le moins du monde affaire à eux ; mais lui les arrêta en souriant.

– Pardon, messieurs, dit-il, mais c’était vous que j’attendais.

– Nous ? répondirent d’une seule voix les deux jeunes gens en se regardant étonnés.

– Oui, vous ; je me doutais que votre ami vous enverrait chercher ce matin, et je voulais vous dire deux mots au sujet de la mission dont il vient de vous charger.

Les deux jeunes gens se regardèrent avec un étonnement croissant.

– Vous me connaissez, messieurs, continua M.

de Marande avec son charmant sourire ; je suis un homme sérieux, habitué à respecter toutes les honorabilités

; vous ne pourrez donc me

soupçonner d’avoir le moins du monde l’intention de porter atteinte à celle de notre ami.

Les deux jeunes gens s’inclinèrent.

– Eh bien, continua M. de Marande, faites-moi une grâce.

– Laquelle ?

C’est de répondre franchement à mes questions.

– Nous ferons de notre mieux, monsieur, dit Pétrus en souriant à son tour.

– Vous allez chez M. de Valgeneuse, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur, répondirent les deux jeunes gens de plus en plus étonnés.

– Vous y allez pour régler avec lui ou avec ses témoins les conditions d’un duel ?

– Monsieur...

Oh

! répondez-moi hardiment. Je suis

ministre des finances et non préfet de police. Il s’agit d’un duel ?

– C’est vrai, monsieur.

– D’un duel dont vous ignorez la cause ?

Et, en leur faisant cette question, M. de Marande regarda fixement les deux jeunes gens.

– C’est encore vrai, monsieur, répondirent-ils.

– Oui, murmura en souriant M. de Marande, je savais M. Jean Robert un parfait gentilhomme.

Et, comme Pétrus et Ludovic attendaient :

– Eh bien, cette cause, je la connais, moi, et j’ai à dire à M. Jean Robert, que j’aurai l’honneur de voir dans une heure, de telles choses, qu’elles modifieront probablement sa résolution.

– Je ne crois pas, monsieur ; notre ami nous a paru très arrêté et très ferme dans sa volonté.

– Faites-moi une grâce, messieurs.

– Bien volontiers, répondirent ensemble les deux jeunes gens.

– N’allez chez M. de Valgeneuse que quand j’aurai vu M. Jean Robert et que quand, après m’avoir vu, il aura causé avec vous.

– Monsieur, c’est tellement nous écarter des instructions de notre ami, que nous ne savons vraiment...

– C’est l’affaire de deux heures.

En certaines matières, deux heures sont chose grave... c’est l’initiative.

– Je vous affirme, messieurs, que votre ami, au lieu de vous en vouloir, vous saura gré de ce retard.

– Vous nous l’affirmez ?

– Je vous en donne ma parole d’honneur.

Les jeunes gens se regardèrent.

Puis Pétrus :

– Mais pourquoi, monsieur, ne montez-vous point tout de suite chez M. Jean Robert.

M. de Marande tira sa montre.

Parce qu’il est neuf heures moins dix minutes, que je dois être aux Tuileries à neuf heures précises, et que je ne suis point encore ministre depuis un assez long temps pour faire attendre le roi.

– Nous permettez-vous, au moins, de monter et de prévenir notre ami de ce changement ?

– Non, messieurs, non, je vous en supplie ; les intentions de M. Jean Robert doivent se modifier d’après ce que je lui dirai ; mais, à onze heures, soyez chez lui.

– Cependant... insista Ludovic.

– Supposez, fit M. de Marande, que vous n’ayez pas trouvé M. de Valgeneuse chez lui, il vous faudrait bien accepter ce petit retard.

– Ami, dit Pétrus, quand un homme comme M. de Marande nous sauvegarde de tout blâme, nous pouvons, tel est mon avis du moins, nous reposer sur sa parole.

Puis, s’inclinant devant le banquier ministre :

– Nous serons à onze heures chez notre ami, monsieur, continua-t-il, et, jusque-là, aucune démarche qui puisse nuire à vos intentions ne sera faite.

Et, saluant une seconde fois, les deux jeunes gens indiquèrent à M. de Marande qu’ils ne voulaient pas le tenir plus longtemps dans la rue.

M. de Marande remonta, en effet, rapidement dans son cabriolet, qui, rapidement aussi, prit le chemin des Tuileries.

Les deux jeunes gens entrèrent au café Desmares, où ils se firent servir à déjeuner pour mettre à profit le loisir qui leur était donné par M.

de Marande.

Pendant ce temps, le domestique de Jean Robert avait remis à son maître la carte du ministre, sans oublier, bien entendu, de dire que ce dernier serait chez Jean Robert en sortant de chez le roi.

Jean Robert fit répéter deux fois la harangue qui lui était adressée, prit la carte, la lut, et, en la lisant, fronça involontairement le sourcil ; non pas qu’il eût peur, le jeune homme était brave comme une plume et comme une épée, mais l’inconnu l’inquiétait.

Que pouvait lui vouloir M. de Marande à huit heures du matin, à une heure à laquelle les banquiers et les ministres sont éveillés, c’est vrai, mais où les poètes dorment ?

Heureusement, il n’avait pas longtemps à attendre.

En effet, à dix heures précises, on sonna à la porte, et, deux secondes après, le domestique introduisit M. de Marande. Jean Robert se leva.

– Acceptez toutes mes excuses, monsieur, dit-il : vous m’avez fait l’honneur de vous présenter chez moi à huit heures et demie du matin...

– Et vous n’avez pu me recevoir, monsieur, répliqua M. de Marande ; c’est tout simple, vous étiez en affaire avec vos deux amis, MM. Pétrus et Ludovic ; et c’est pour nous autres, gens de finance, qu’a été fait le proverbe : « Les affaires avant les plaisirs. » Vous avez retardé le plaisir que j’ai à vous voir, monsieur, et ce plaisir n’en est que plus grand.

Ces paroles pouvaient aussi bien être une raillerie qu’une politesse. Sans trop savoir à quoi s’en tenir, Jean Robert présenta donc un fauteuil à M. de Marande.

M. de Marande s’y assit en faisant à son tour signe à Jean Robert de prendre place près de lui.

– Ma visite semble vous surprendre, monsieur, dit le banquier.

– Monsieur, dit Jean Robert, elle m’honore tellement, en effet...

Le banquier l’interrompit.

– Eh bien, dit-il, ce qui me surprend, moi, c’est de ne pas vous l’avoir faite plus tôt. Mais que voulez-vous ! nous autres, gens de finance, nous sommes l’ingratitude même, et nous oublions, méchamment, au milieu de nos travaux, les hommes qui nous créent nos plus doux loisirs.

C’est vous dire, monsieur, que, depuis que vous me faites l’honneur de venir à l’Hôtel de la rue Laffitte, j’ai honte de venir à mon tour vous visiter pour la première fois.

– Monsieur, balbutia Jean Robert tout confus du compliment du banquier et cherchant en vain où il en voulait venir.

Qu’y a-t-il, voyons, continua M. de Marande, et d’où vient que vous semblez me remercier au lieu de m’adresser tous les reproches que je mérite

? Vous me traitez,

pardonnez-moi cette expression financière, comme un créancier, au lieu de me traiter comme un débiteur. Je vous dois un nombre de visites incalculable, et je le disais encore hier au soir à madame de Marande, au moment où vous veniez de la quitter.

– Ah ! nous y voilà, pensa Jean Robert : il m’a vu sortir hier de son hôtel à une heure indue et il vient me demander raison.

– Madame de Marande, continua le banquier, qui ne pouvait, en effet, s’arrêter à l’aparté de Jean Robert, madame de Marande a une profonde affection pour vous.

– Monsieur !...

– Elle vous aime comme un frère.

Et M. de Marande insista sur les trois derniers mots.

– Et ce qui m’étonne et m’afflige en même temps, continua-t-il, c’est qu’elle n’ait point réussi à vous inspirer pour moi un peu de cette affection qu’elle a pour vous.

– Monsieur, s’empressa de dire Jean Robert, stupéfait du tour que prenait la conversation et à cent lieues d’en deviner le but, la différence de nos occupations m’empêche sans doute d’avoir...

– D’avoir de l’amitié pour moi ? interrompit M. de Marande. Pensez-vous donc, mon cher poète, que l’intelligence soit tout à fait absente des travaux de la banque ? Pensez-vous, comme ceux qui ne connaissent du jeu des finances que les pertes, que tous les banquiers sont des imbéciles ou des ?...

– Oh ! monsieur, s’écria le poète, à cent lieues de moi une pareille pensée !

J’en étais certain d’avance, continua le banquier, et voilà pourquoi je vous dis : Nos travaux, sans qu’il y paraisse, ont une certaine analogie, une certaine communauté. C’est la finance qui donne, pour ainsi dire, la vie ; c’est la poésie qui nous apprend à en jouir. Nous sommes les deux pôles, et, par conséquent, tous les deux nécessaires au mouvement du globe.

– Mais, dit Jean Robert, vous me donnez la preuve, par ces quelques mots, que vous êtes au moins aussi poète que moi, monsieur.

– Vous me flattez, répondit M. de Marande, et je ne mérite pas ce beau titre, quoique j’aie tenté de le conquérir.

– Vous ?

– Moi ; cela vous étonne ?

– Nullement. Mais...

– Oui, la banque vous paraît incompatible avec la poésie ?

– Je ne dis point cela, monsieur.

– Mais vous le pensez ; cela revient au même.

– Non ; je dis seulement que je ne connais rien de vous.

– Qui vous prouve que j’aie eu la vocation ?...

Prenez garde ! un jour que j’aurai à me plaindre de vous, j’arriverai ici avec un manuscrit à la main. Mais, aujourd’hui, loin de là, puisque c’est moi qui viens vous faire mes excuses. Ah ! vous doutez, jeune homme ! Apprenez que j’ai fait ma tragédie comme tout le monde : un Coriolan ; puis les six premiers chants d’un poème qui s’appelait l’Humanité, puis un volume de poésies intimes, puis... puis... que sais-je ? Mais, comme la poésie est un culte qui ne nourrit pas ses prêtres, il m’a fallu travailler matériellement, au lieu de travailler spirituellement, et voilà comment je suis devenu tout simplement banquier, quand, permettez-moi de le dire à vous seul, de peur que l’on ne me taxe d’orgueil, quand j’aurais pu être votre confrère.

Jean Robert s’inclina profondément, plus stupéfait que jamais du tour de plus en plus inattendu que prenait la conversation.

C’est donc à ce titre, continua M. de Marande, que j’ose réclamer votre amitié, et, qui plus est, venir vous en demander une preuve.

– À moi ! Parlez, parlez, monsieur ! s’écria Jean Robert au comble de l’étonnement.

– S’il y a encore heureusement, en ce monde, reprit M. de Marande, quelques hommes qui, comme nous, cultivent ou rendent hommage à la poésie, il en est d’autres qui, au mépris de tout idéal, ne demandent à ce monde que ses plaisirs grossiers, ses joies physiques, ses jouissances matérielles. C’est l’espèce qui entrave le plus le progrès naturel de la civilisation. Ravaler l’homme à la bête, ne satisfaire que l’appétit brutal, ne demander à la femme que la satisfaction d’un libertinage affamé, c’est là, à mon sens, une des plaies de notre société. –

Partagez-vous mon opinion, mon cher poète ?

Entièrement, monsieur, répondit Jean Robert.

– Eh bien, il existe un homme dans lequel semblent incarnés tous les défauts de l’espèce ; un débauché qui prétend avoir mis sa tête sur tous les oreillers et qui ne recule devant aucune impossibilité, ou pour remporter une victoire, ou pour donner à une défaite une apparence victorieuse. Cet homme, ce débauché, ce fat, vous le connaissez, c’est M. Lorédan de Valgeneuse.

– M. de Valgeneuse ! s’écria Jean Robert ; oh ! oui, je le connais.

Et un éclair de haine jaillit de ses yeux.

– Eh bien, mon cher poète, imaginez-vous qu’hier au soir, madame de Marande m’a raconté mot à mot la scène qui venait de se passer chez elle entre vous et lui.

Jean Robert tressaillit. Mais le banquier continua sur le même ton d’affabilité et de courtoisie :

– Je savais depuis longtemps, par madame de Marande elle-même, que ce fat lui faisait la cour.

Je n’attendais donc qu’une occasion, en ma qualité de protecteur légal de madame de Marande, pour donner à ce fat la leçon qu’il mérite, quoique je pense que cette leçon ne doive pas beaucoup lui profiter, quand cette occasion vient de se présenter d’une façon inattendue.

– Que voulez-vous dire, monsieur ? s’écria Jean Robert, qui commençait d’entrevoir vaguement le dessein de son interlocuteur.

– Je veux simplement dire que, puisque M. de Valgeneuse a offensé madame de Marande, je vais tuer M. de Valgeneuse : rien n’est plus simple.

– Mais, monsieur, s’écria Jean Robert, il me semble que, comme c’est moi qui ai été témoin de l’offense faite à madame de Marande, c’est à moi de punir cette offense.

– Permettez, mon cher poète, dit en souriant M. de Marande, je vous demande votre amitié, mais non votre dévouement. Voyons, causons sérieusement. L’offense a eu lieu, mais à quelle heure ? À minuit. Où a-t-elle eu lieu ? Dans une chambre où madame de Marande couche parfois

– par fantaisie. Où M. de Valgeneuse était-il caché ? Dans l’alcôve de cette chambre. Tout cela est de l’intimité... la plus intime. Ce n’est pas moi qui étais à cette heure avec madame de Marande ; ce n’est pas moi qui ai découvert M.

de Valgeneuse dans l’alcôve ; mais c’est moi qui eusse dû être dans la chambre ; c’est moi qui eusse dû découvrir M. de Valgeneuse. Vous connaissez nos journaux – et surtout nos journalistes ; quels singuliers commentaires ne ferait-on pas, dites, de votre duel avec M. de Valgeneuse

! Pensez-vous que le nom de

madame de Marande, c’est-à-dire un nom honorable, qui doit rester honorable, si confusément indiqué qu’il fût par la publicité, ne serait point reconnu par la malveillance

? –

Réfléchissez avant de me répondre.

– Cependant, monsieur, dit Jean Robert, qui comprenait toute la justesse de ce raisonnement, cependant, je ne puis pas vous laisser battre contre un homme qui a insulté une femme devant moi.

– Pardonnez-moi de vous contredire, mon ami

– vous permettez que je vous donne ce titre, n’est-ce pas ? –, mais la femme que l’on a insultée devant vous, visiteur – remarquez bien que vous n’êtes qu’un visiteur pour moi –, cette femme est la mienne ; je veux dire qu’elle porte mon nom et qu’à ce titre, eussiez-vous cent fois raison, c’est à moi de la défendre.

– Mais, monsieur... balbutia Jean Robert.

Vous voyez, cher poète, vous qui,

d’habitude, avez la parole si facile, vous hésitez à répondre.

– Mais, enfin, monsieur...

– Je vous ai demandé une preuve d’amitié, voulez-vous me la donner ?

Jean Robert se tut.

– C’est de garder un profond silence sur cette aventure, continua le banquier.

Jean Robert baissa la tête.

Et, s’il le faut, mon ami, madame de Marande vous en prie avec moi.

Le banquier se leva.

– Mais, monsieur, s’écria tout à coup Jean Robert, j’y songe : ce que vous me demandez est impossible.

– Pourquoi cela ?

– À l’heure qu’il est, deux de mes amis doivent s’être présentés chez M. de Valgeneuse et lui avoir demandé le nom des témoins avec lesquels ils auront à s’entendre.

– Ces deux amis ne sont-ils pas MM. Pétrus et Ludovic ?

– Oui.

– Eh bien, soyez sans inquiétude de ce côté : je les ai rencontrés sortant de chez vous, et j’ai obtenu d’eux, sur ma responsabilité, qu’ils attendissent jusqu’à onze heures et vinssent vous demander de nouveaux ordres. Eh ! tenez, il paraît qu’ils avaient réglé leur montre sur votre pendule. Voici votre pendule qui sonne onze heures et eux qui sonnent à votre porte.

– Je n’ai plus rien à dire, alors, répliqua Jean Robert.

– À la bonne heure ! dit M. de Marande en tendant la main au poète.

Puis, faisant quelques pas vers la porte et s’arrêtant tout à coup :

Ah

! pardieu

! dit-il, j’oubliais le but

principal de ma visite.

Jean Robert regarda le banquier avec une nouvelle expression d’étonnement greffée sur l’ancienne.

– J’étais venu pour vous prier, de la part de madame de Marande, qui veut absolument assister à votre première représentation, mais qui veut y assister sans être vue, de lui faire changer sa première loge de face contre une baignoire d’avant-scène. C’est possible, n’est-ce pas ?

– Sans doute, monsieur.

– Eh bien, si l’on vous demandait pourquoi je suis venu chez vous, ayez la bonté de donner la véritable raison, celle de ce changement de loge.

– Je n’y manquerai pas, monsieur.

– Et maintenant, dit M. de Marande, je vous demande pardon d’avoir, pour une chose aussi simple, prolongé ma visite si longtemps.

Puis, saluant profondément Jean Robert, M. de Marande se retira, au grand étonnement du poète, qui, en le voyant disparaître, éprouva pour lui une sorte de respectueuse sympathie. L’homme lui parut grand, le mari lui sembla sublime.

Derrière M. de Marande, les deux jeunes gens parurent.

– Eh bien ? demandèrent-ils à Jean Robert.

– Eh bien, dit celui-ci, je suis désespéré de vous avoir dérangés si matin, je n’ai plus affaire à M. de Valgeneuse.