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Où M. Jackal sait enfin à quoi s’en tenir et reconnaît que les forêts vierges de l’Amérique sont moins dangereuses que les forêts vierges de Paris.
On se remit en marche à travers les longs et immenses souterrains dont nous avons déjà donné la description dans un de nos précédents volumes.
La marche fut lente à travers les mille et un détours que les compagnons de M. Jackal, volontairement ou involontairement, lui firent faire ; elle dura trois quarts d’heure qui parurent des siècles au prisonnier, tant la fraîcheur humide des souterrains, tant le pas mesuré et le silence absolu de ses conducteurs faisaient de cette marche nocturne une marche funèbre.
Arrivée devant une porte basse, la petite troupe s’arrêta.
– Sommes-nous arrivés ? demanda avec un soupir M. Jackal, qui commençait à croire que le mystère profond dont on entourait son enlèvement recélait un très grand danger.
– Dans un instant, répondit une voix qu’il entendait pour la première fois.
Celui qui avait dit ces mots ouvrit la porte, par laquelle passèrent deux des compagnons de M.
Jackal. Puis un troisième, prenant le bras de M.
Jackal :
– Nous montons, dit-il.
Et, en effet, M. Jackal sentit qu’il buttait contre la première marche d’un escalier.
Il n’avait pas monté la troisième, que la porte qui venait de lui donner passage se referma derrière lui.
M. Jackal, toujours précédé et suivi de ses gardes du corps, monta quarante degrés.
–
Bon
! dit-il, on me reconduit dans
l’appartement du premier, toujours pour me faire perdre la trace.
Mais, cette fois, M. Jackal se trompait, et il s’en aperçut bientôt, quand, arrivé sur un plateau de terre ferme, il put humer un air frais, doux et parfumé qui lui entra dans la poitrine vif et rafraîchissant comme un parfum des bois.
Il fit alors une dizaine de pas sur une herbe molle, et la voix si connue de son voisin lui dit :
– Maintenant, vous êtes arrivé et vous pouvez ôter votre bandeau.
M. Jackal ne se le fit pas dire deux fois, et, d’un mouvement si rapide, qu’il trahissait plus d’émotion qu’il n’en voulait faire paraître, il arracha le bandeau.
Un cri d’étonnement lui échappa en voyant le spectacle qu’il avait sous les yeux.
Il se trouvait le centre d’un cercle formé par une centaine d’hommes qui, eux-mêmes, formaient le centre d’un cercle indéfini formé par une forêt.
Il regarda autour de lui et fut stupéfait, anéanti.
Il chercha à reconnaître un visage parmi tous ces visages éclairés en haut par la lune, et en bas par une vingtaine de torches fichées en terre.
Mais tous ces visages lui étaient inconnus.
En outre, où était-il ? Il n’en savait absolument rien.
Il ne connaissait pas, à dix lieues aux environs de Paris, un endroit aussi sauvage que celui dans lequel il se trouvait.
Il chercha un point de repère, un horizon à cette forêt ; mais la vapeur qui s’élevait des torches, mêlée à la brume qui estompait les arbres, formait un rideau de brouillard que le regard de M. Jackal lui-même ne pouvait percer.
Ce qui le frappa surtout, ce fut le morne silence qui régnait autour de lui, au-dessus de lui et pour ainsi dire sous lui, silence qui eût fait de tous ces personnages une assemblée de fantômes, si les éclairs qui jaillissaient dans l’ombre des yeux de chacun ne lui eussent rappelé ces paroles qui, d’une manière si lugubre, avaient vibré à son oreille : « Nous ne sommes pas des voleurs ! nous sommes des ennemis. »
Et, de ces ennemis, nous l’avons dit, à vue d’œil, il en comptait une centaine, et se trouvait au centre de ses cent ennemis, et au milieu de la nuit, au milieu d’une forêt !
M. Jackal était, on le sait, un grand philosophe, un grand voltairien, un grand athée, trois mots différents qui signifient à peu près la même chose ; et cependant, disons-le à sa honte ou à sa louange, en ce moment solennel, il fit un effort suprême pour se recueillir, et, les yeux levés au ciel, il recommanda son âme à Dieu !
Nos lecteurs ont sans doute reconnu le lieu où M. Jackal avait été conduit, et, si M. Jackal, malgré ses efforts, n’arrivait point à le reconnaître, disons naïvement que cela tenait à ce que, quoique le lieu fût situé dans l’intérieur de Paris, il ne l’avait jamais vu.
C’était, en effet, la forêt vierge de la rue d’Enfer, moins verdoyante, sans doute, que pendant cette nuit de printemps où nous y sommes entrés pour la première fois, mais non moins pittoresque à cette époque avancée de l’automne1 et à cette heure de la nuit.
C’est de là qu’étaient partis Salvator et le général Lebastard de Prémont pour arracher Mina aux bras de M. de Valgeneuse ; c’est là qu’ils s’étaient donné rendez-vous pour arracher M.
Sarranti au bras du bourreau.
Seulement, nous avons vu comment Salvator manquait au rendez-vous et y était remplacé par M. Jackal.
Nous connaissons donc, au visage près, quelques-uns des personnages qui sont assemblés dans la maison déserte.
C’est la venta des carbonari, renforcée à cette occasion de quatre autres ventes, et à laquelle, dans la nuit du 21 mai, le général Lebastard de Prémont était venu demander aide et protection pour délivrer son ami.
On se souvient de la réponse des carbonari à cette occasion ; nous l’avons dite dans le chapitre intitulé : Aide-toi, le ciel t’aidera. C’était un refus 1 Indice chronologique aberrant, puisque nous sommes toujours le 30 juillet.
complet, absolu, unanime, de prendre une part quelconque à la délivrance du prisonnier. Nous nous trompons quand nous disons un refus unanime : un seul sur vingt, Salvator, avait offert son aide au général.
On sait ce qui s’ensuivit.
On se souvient aussi de la raison rigoureuse, quoique juste, par laquelle le tribunal avait motivé le sévère arrêt ; mais, de peur que nos lecteurs ne l’aient oubliée, nous allons en remettre le texte même sous leurs yeux.
L’orateur chargé de porter la parole au nom des frères, avait dit :
« C’est à regret que je vous fais cette réponse ; mais, à moins de preuves évidentes, irrécusables, patentes, lumineuses de l’innocence de M.
Sarranti, l’avis de la majorité est que nous ne saurions prêter la main à une entreprise ayant pour but de soustraire à la loi celui que la loi a justement condamné. Je dis justement, entendez-moi bien, général, jusqu’à preuve du contraire. »
Or, le matin de ce jour, méditant son expédition de Vanves, Salvator avait passé chez le général Lebastard de Prémont. Il ne l’avait pas trouvé et lui avait laissé cette instruction :
« Il y a réunion ce soir, à la forêt vierge ; allez-y, et dites aux autres frères que nous avons la preuve de l’innocence de M. Sarranti ; que cette preuve, je l’apporterai vers minuit.
«
Cependant, dès neuf heures du soir, embusquez-vous avec une dizaine d’hommes dévoués aux environs de la rue de Jérusalem ; vous me verrez entrer à la police ; jusque-là, je suis sûr de tout ; mais, une fois dans l’intérieur de la préfecture – quoique je doute que M. Jackal ait cette audace, me connaissant comme il me connaît –, je puis être arrêté.
« Si à dix heures je ne suis pas sorti, c’est que je serai prisonnier.
« Mais ma capture même nécessitera, de la part de M. Jackal, certaines démarches qui amèneront sa sortie.
«
Prenez vos mesures comme un homme
habitué à dresser des embuscades ; emparez-vous de M. Jackal et du cocher ; débarrassez-vous du cocher comme vous pourrez, et, à travers des chemins assez compliqués pour qu’il perde toute piste, conduisez M. Jackal à la forêt vierge.
« Une fois rendu à la liberté, je me charge de lui. »
On a vu que le général Lebastard de Prémont –
car c’était le général Lebastard de Prémont qui était le voisin de droite de M. Jackal –, on a vu, disons-nous, que le général Lebastard de Prémont, aidé de ses amis, avait exécuté de point en point les recommandations de Salvator.
La vente, ou plutôt les cinq ventes réunies ce soir-là pour se concerter à l’endroit des élections, avaient été informées, dès dix heures du soir, par un messager du général, de l’arrestation de Salvator, de l’innocence de M. Sarranti et de la nécessité où l’on se trouvait d’enlever M. Jackal.
Une vente entière, c’est-à-dire vingt hommes avaient alors pris en un clin d’œil toutes les dispositions nécessaires pour que M. Jackal ne pût échapper, c’est-à-dire qu’outre les quatre hommes que M. Lebastard de Prémont avait mis à la préfecture, outre les trois qu’il avait emmenés avec lui au Cours-la-Reine, la vente serait échelonnée, quatre hommes par quatre hommes, le long de la rivière et au-delà de la barrière de Passy.
Comme on le voit, M. Jackal ne pouvait guère échapper ; aussi n’échappa-t-il point.
Nous l’avons suivi au milieu de tous les détours que, sur la recommandation de Salvator, on lui avait fait faire, et nous l’avons laissé au milieu du cercle des carbonari, attendant avec anxiété un arrêt qui, d’après les apparences, devait fort ressembler à une sentence de mort.
– Frères, dit le général Lebastard de Prémont d’une voix grave, vous avez devant vous l’homme que vous attendiez. Comme notre frère Salvator l’avait prévu, il a été arrêté ; comme il l’avait ordonné, en cas d’arrestation, celui qui a eu l’audace de porter la main sur lui a été enlevé et est devant vous.
– Qu’il commence d’abord par donner l’ordre de remettre Salvator en liberté, dit une voix.
– Je l’ai fait, messieurs, s’empressa de dire M.
Jackal.
– Est-ce vrai ? demandèrent cinq ou six voix avec un empressement qui indiquait l’immense intérêt que chacun prenait à Salvator.
– Attendez, dit M. Lebastard de Prémont.
C’est un très habile homme, que celui sur lequel nous avons eu le bonheur de mettre la main ; aussi, dès qu’il s’est vu notre prisonnier, s’est-il mis à songer, à part lui, pour quelle cause il était enlevé. Il est évident que cette idée s’est présentée à son esprit qu’il répondait, corps pour corps, tête pour tête, de notre ami, et que la première demande qu’on lui ferait, arrivé à destination, serait la liberté de Salvator. Il a donc voulu avoir le mérite de l’initiative, et a, en effet, comme il le dit, donné cet ordre ; seulement, à mon avis, c’était avant de sortir de la préfecture qu’il devait le donner, et non pas une fois tombé entre nos mains.
– Mais, s’écria M. Jackal, ne vous ai-je pas dit, messieurs, que c’était par un simple, un pur oubli, que l’ordre n’avait pas été donné avant ma sortie de la préfecture.
– Oubli fâcheux et que les frères apprécieront, dit le général.
– D’ailleurs, reprit la même voix qui avait déjà demandé au général si le chef de la police avait dit vrai, d’ailleurs, vous n’êtes point ici, monsieur, pour répondre seulement de l’arrestation de Salvator. Vous êtes ici parce que nous avons mille griefs contre vous.
M. Jackal fit un mouvement pour répondre ; mais l’orateur, lui imposant silence du geste :
–
Je ne parle pas seulement des griefs politiques, continua-t-il
; que vous aimiez la
monarchie et que nous aimions la république, peu importe ! vous avez le droit de servir un homme, comme nous avons celui de nous consacrer à un principe ; ce n’est pas purement comme agent politique du gouvernement que vous êtes arrêté : c’est comme outrepassant les pouvoirs de votre charge, c’est comme faisant abus de ces pouvoirs.
Il n’est pas de jour où une plainte contre vous ne soit remise au tribunal secret ; il n’est pas de jour où quelque frère ne vienne demander vengeance contre vous. Depuis longtemps, monsieur, votre mort est donc décidée, et, si elle a été retardée jusqu’ici, c’est grâce à Salvator.
Le ton calme, la lenteur, la douceur triste avec lesquels ces paroles avaient été prononcées par l’orateur produisirent sur M. Jackal un aussi terrible effet que s’il eût entendu retentir le buccin de l’ange exterminateur. Il avait mille observations à faire ; il était éloquent à ses heures, et, sa dernière heure, arrivée à l’improviste et bien avant le temps, était certes une magnifique occasion de déployer son éloquence. Cependant la pensée ne lui vint même pas de l’essayer, tant le silence solennel qui régnait parmi les assistants faisait de cette nombreuse assemblée une solitude imposante et terrible.
Ce silence que gardait M. Jackal donna à un autre orateur le loisir de prendre la parole qu’il ne réclamait pas.
– L’homme que vous avez fait arrêter, dit-il, bien que vous lui deviez dix fois la vie, nous est cher entre tous, monsieur, et, pour le fait seul de cette arrestation, pour avoir porté la main sur cet homme, qu’à tant de titres vous deviez estimer et respecter, vous avez mérité la mort. C’est donc votre mort que nous allons mettre en délibération.
On va vous apporter une table, du papier, des plumes et de l’encre, et, si, pendant cette délibération que vous pouvez regarder comme suprême, vous avez quelques dispositions testamentaires à prendre, quelques volontés dernières à faire exécuter, quelques legs à laisser à vos proches et à vos amis, consignez vos désirs, et nous vous engageons tous sur l’honneur notre parole qu’ils seront ponctuellement exécutés.
–
Mais, s’écria M. Jackal, pour faire un testament valable, il faut un notaire ; il en faut même deux.
– Pas pour un testament olographe, monsieur.
Vous le savez, le testament olographe, écrit tout entier de la main du testateur, est le plus inattaquable des testaments quand le signataire est sain de corps et d’esprit. Or, il y a ici cent témoins qui, au besoin, attesteront qu’au moment où votre testament a été écrit et signé, vous étiez on ne peut plus sain d’esprit et de corps. Voici la table, l’encre, le papier et les plumes ; écrivez, monsieur, écrivez. Nous, pour ne point vous troubler, nous nous retirons.
L’orateur fit un signe, et, comme si la foule n’eût attendu que ce signe, à peine avait-il été fait, que tous ces hommes, reculant d’un mouvement égal, se retirèrent et disparurent dans le bois comme par enchantement.
M. Jackal se trouva seul en face de la table et ayant une chaise à la portée de sa main.
Il n’y avait plus à douter : le papier qu’il avait devant lui était du papier timbré, ces hommes qui se retiraient ne se retiraient que pour délibérer sur sa mort.
C’était enfin un vrai testament qu’il s’agissait de faire.
M. Jackal le comprit et se gratta la tête en disant :
– Diable ! diable ! l’affaire est encore plus mauvaise que je ne le croyais.
Et, cependant, à quoi M. Jackal songea-t-il tout d’abord, et dès qu’il eut conscience de sa fin ? À faire son testament ? Non. Au bien qu’il eût pu faire et au mal qu’il avait fait ? Non. À
Dieu ? Non. Au diable ? Non.
Il songea tout simplement à prendre une prise de tabac, la prit lentement, la huma sensuellement, la savoura voluptueusement, et, après avoir refermé la tabatière du bout de son doigt, il répéta, toujours à part lui :
–
Certainement, l’affaire est encore plus mauvaise que je ne le croyais.
Ce fut à ce moment, qu’il songea avec amertume que les forêts vierges d’Amérique, avec leurs pumas, leurs jaguars et leurs serpents à sonnettes, étaient cent fois moins dangereuses que la forêt fantastique dans laquelle il se trouvait.
Que faire, cependant ? Faute de mieux, il regarda sa montre.
Mais il n’eut pas même la joie de savoir l’heure ; sa montre, que, dans ses préoccupations de la veille, il avait oublié de remonter, était arrêtée.
Enfin il regarda le papier, la plume et l’encre, et machinalement s’assit sur la chaise et s’accouda à la table.
Ce n’était point que M. Jackal fût décidé à faire son testament ; non, peu lui importait de mourir après avoir fait son testament ou de mourir intestat ! mais les jambes lui manquaient tout simplement.
Aussi, au lieu de prendre la plume et de tracer sur le papier des caractères quelconques, laissa-t-il tomber sa tête sur ses deux mains.
Il resta un quart d’heure ainsi absorbé dans ses pensées et complètement étranger à ce qui se passait autour de lui.
Il ne sortit de sa préoccupation qu’en sentant la pression d’une main sur son épaule.
Il tressaillit, releva la tête, et se retrouva au milieu du cercle.
Seulement, les fronts étaient plus sombres et les regards plus flamboyants.
– Eh bien ? dit à M. Jackal l’homme qui lui avait touché l’épaule.
– Que me voulez-vous ? demanda le chef de police.
– Votre intention est-elle, oui ou non, de faire votre testament ?
– Mais encore me faut-il le temps d’écrire.
L’inconnu tira sa montre ; moins préoccupé que M. Jackal, il l’avait remontée, de sorte qu’elle allait.
– Il est trois heures dix minutes du matin, dit-il ; vous avez jusqu’à trois heures et demie : c’est vingt minutes, à moins que vous ne préfériez en finir tout de suite, auquel cas on ne vous fera pas attendre.
–
Non pas, non pas
! s’écria M. Jackal
réfléchissant à la somme d’événements qui pouvaient s’accomplir en vingt minutes. J’ai, au contraire, des choses de la plus haute importance à consigner dans cet acte suprême
; si
importantes, que je doute que vingt minutes soient suffisantes.
–
Il faudra cependant qu’elles suffisent, attendu qu’il ne vous est pas accordé une seconde de plus, dit l’homme à la montre en posant la montre sur la table, devant les yeux de M. Jackal.
Puis il se retira et alla reprendre sa place dans le cercle.
M. Jackal jeta les yeux sur la montre : une minute sur les vingt était déjà écoulée. Il lui sembla que la montre précipitait ses battements et que l’aiguille marchait d’un mouvement visible à l’œil.
Un nuage obscurcit sa vue.
– Eh bien, vous n’écrivez pas ? dit l’homme à la montre.
– Si fait, si fait, répondit M. Jackal.
Et, pressant convulsivement la plume, il commença à écrire.
Se rendait-il bien compte de ce qu’il écrivait ?
C’est ce que nous ne saurions dire ; car le sang commençait à lui monter à la tête. Il sentait des bouillonnements à ses tempes, comme un homme menacé d’apoplexie. Ses pieds, tout au contraire, lui semblaient se refroidir avec une rapidité effrayante.
Au reste, pas un souffle ne s’exhalait de la poitrine des hommes, pas un murmure ne descendait des branches des arbres, pas un oiseau, pas un insecte, pas un brin d’herbe ne bougeait.
On n’entendait que le grincement de la plume qui courait sur le papier et qui, par moment, le déchirait, tant la main qui conduisait cette plume était nerveuse, fébrile et démesurément agitée.
M. Jackal, comme pour se reposer de ce travail, leva la tête et regarda, ou plutôt essaya de regarder autour de lui ; mais il baissa les yeux sur son papier, épouvanté par la sombre énergie qui était empreinte sur tous les visages qui l’entouraient.
Seulement, M. Jackal cessa d’écrire.
L’homme à la montre s’approcha alors et dit :
– Il faut en finir, monsieur : les vingt minutes sont écoulées.
M. Jackal frissonna ; il objecta qu’il faisait froid, qu’il n’avait pas l’habitude de travailler en plein air, surtout la nuit ; que sa main tremblait, comme on pouvait le remarquer, et que, vu la circonstance, il réclamait l’indulgence de l’assemblée
; enfin il accumula toutes les
mauvaises raisons que l’on trouve au moment de la mort pour reculer de quelques secondes l’instant suprême.
– Vous avez cinq minutes, dit en rentrant dans les rangs l’homme qui s’était avancé.
– Cinq minutes ! s’écria M. Jackal ; y songez-vous ? pour faire un testament, pour l’écrire, le signer, le parafer, le relire, le collationner !... cinq minutes pour un travail qui demanderait un mois et une parfaite tranquillité d’esprit
! –
Franchement, messieurs, avouez-le, ce n’est pas raisonnable !
Les carbonari le laissèrent parler
; puis
l’homme à la montre, se rapprochant et jetant les yeux sur son chronomètre :
– Les cinq minutes sont écoulées, dit-il.
M. Jackal poussa un cri.
Le cercle se resserra si étroitement, qu’il sembla à M. Jackal qu’il étouffait dans cette muraille vivante.
–
Signez ce testament, dit l’homme à la montre, et finissons-en, s’il vous plaît.
– Nous avons des affaires plus pressées et plus importantes que la vôtre, dit un second carbonaro.
– Et il y a déjà bien du temps de perdu, dit un troisième.
L’homme à la montre présenta la plume à M.
Jackal.
– Signez, dit-il.
M. Jackal prit la plume et signa tout en protestant.
– Est-ce fait ? demanda-t-on.
– Oui, dit l’homme à la montre.
Puis, à M. Jackal :
– Monsieur, ajouta-t-il, au nom de tous les frères ici présents, je jure devant Dieu que votre testament sera religieusement respecté et que vos dernières volontés seront ponctuellement exécutées.
– Venez, dit un des hommes qui n’avait pas encore prononcé une parole, et que, vu ses proportions athlétiques, on pouvait prendre sans se tromper pour l’homme chargé par ce tribunal secret de faire les fonctions d’exécuteur. Venez !
Puis, saisissant vigoureusement M. Jackal par le collet, il l’entraîna et le fit passer à travers le cercle, qui s’ouvrit pour laisser sortir la victime et le bourreau.
M. Jackal avait déjà fait, ainsi entraîné par le colosse, huit ou dix pas dans le bois, et il apercevait, dans la pénombre, à la branche d’un arbre, une corde se balançant au-dessus d’une fosse fraîchement creusée, lorsque deux hommes qui venaient du fond du bois apparurent tout à coup et lui barrèrent le passage.