CCCXXII
To die – To sleep.
– Approchez-vous bien près de moi, monsieur le maréchal, murmura si doucement la princesse, que M. de Lamothe-Houdon put à peine l’entendre ; car ma voix est bien faible et j’ai beaucoup de choses à vous dire.
Le maréchal avança une bergère et s’assit au chevet.
– Vous n’êtes pas en état de causer, fit-il ; ne me dites rien. Donnez-moi votre main et endormez-vous ainsi.
– Non, monsieur le maréchal, dit la princesse ; je n’ai plus à dormir que du sommeil éternel, et, avant ma mort, j’ai une confidence à vous faire.
– Non, repartit à son tour le maréchal, non, Rina, vous ne mourrez pas ; votre tâche n’est pas encore remplie sur terre, mon amie, et nous ne devons mourir que quand notre œuvre est achevée. Or, la petite Abeille a besoin encore de tous vos soins.
–
Abeille
! murmura la mourante en
frissonnant.
– Oui, continua M. de Lamothe-Houdon, c’est grâce à vous qu’elle va mieux maintenant ; c’est grâce à vos excellents conseils que la vie de notre chère enfant est presque assurée. Vous ne laisserez pas votre œuvre inachevée, ma chère Rina, et alors, si Dieu vous rappelle à lui, vous ne partirez pas seule, car il me fera bien la grâce de me rappeler aussi.
– Monsieur le maréchal, dit la princesse, dans les yeux de laquelle la bonté de son mari faisait rouler des larmes d’attendrissement, je suis indigne de votre affection, et voilà pourquoi je vous supplie de m’entendre.
– Non, Rina, je n’entendrai rien, je n’écouterai rien. Dors en paix, mon enfant, et que Dieu bénisse ton sommeil !
Les larmes qui coulaient depuis un moment dans les yeux de la princesse jaillirent si abondamment, qu’elles inondèrent la main dans laquelle le maréchal tenait la main de sa femme.
– Tu pleures, ma Rina ! dit-il d’une voix émue ; as-tu donc quelque chagrin que je puisse soulager ?
– Oui, fit de la tête la mourante, un grand chagrin, une profonde douleur.
– Parle, mon amie.
– Avant tout, monsieur le maréchal, dit la princesse en dégageant sa main de celle de son mari et en tirant de sa poitrine une petite clef d’or suspendue à son collier, prenez cette clef et ouvrez mon chiffonnier.
Le maréchal prit la clef, se leva et alla ouvrir le chiffonnier.
–
Tirez à vous le second tiroir, continua madame de Lamothe-Houdon.
– C’est fait, dit le maréchal.
– Vous devez voir un paquet de lettres entouré d’un ruban noir ?
– Le voici, dit le maréchal en soulevant le paquet et en le montrant à la princesse.
– Prenez-le et venez vous asseoir près de moi.
Le maréchal exécuta ce commandement.
– Ce paquet de lettres renferme ma confession, dit la pauvre femme.
Le maréchal avança la main pour tendre les lettres à sa femme ; mais celle-ci, les repoussant, dit :
– Lisez-les, car je n’aurais pas la force de vous en dire le contenu.
– Que contiennent ces lettres ? demanda le maréchal troublé.
– L’aveu et la preuve de toutes mes fautes, monsieur le maréchal.
–
Alors, dit le maréchal avec émotion, permettez-moi de remettre cette lecture à une autre occasion. Vous êtes trop faible en ce moment pour vous occuper de vos fautes, et j’attendrai votre guérison.
Puis, entrouvrant sa redingote, il mit les lettres dans sa poche.
– Mais je vais mourir, monsieur le maréchal, dit la princesse d’une voix déchirante, et je ne veux pas aller à Dieu avec un si lourd fardeau sur la conscience.
– Si Dieu vous appelle à lui, Rina, murmura le maréchal d’une voix triste, que Dieu vous pardonne au ciel comme je vous pardonne sur la terre toutes les fautes que vous avez pu commettre.
– Mais ce sont plus que des fautes, monsieur le maréchal, continua d’une voix presque éteinte madame de Lamothe-Houdon, ce sont des crimes, et je ne veux pas quitter la terre sans vous en avoir fait l’aveu ; car c’est votre honneur que j’ai honteusement souillé, monsieur le maréchal.
–
Assez, Rina
! s’écria le maréchal en
frissonnant. Assez, assez
! ajouta-t-il en
adoucissant sa voix. Je vous répète que je ne veux rien entendre. Je vous pardonne et je vous bénis, et j’appelle sur votre tête toute la miséricorde divine.
Les larmes de la reconnaissance jaillirent encore une fois des yeux de la princesse. Elle tourna les yeux vers le maréchal, et, le regardant avec une ineffable expression d’attendrissement et d’admiration, elle lui dit :
– Voulez-vous me donner la main ?
Le maréchal tendit ses deux mains. La princesse prit une de ses mains dans les siennes, l’éleva à la hauteur de ses lèvres
; puis,
l’embrassant avec ferveur, elle dit, en proie à une sorte d’extase, d’exaltation religieuse :
– Dieu m’appelle à lui... Je vais prier pour vous !
Puis, laissant retomber sa tête sur l’oreiller, elle ferma doucement les yeux et passa sans transition de la veille au sommeil éternel avec la sérénité majestueuse d’un beau jour d’été s’éteignant dans les ombres de la nuit.
–
Rina
! Rina
! ma pauvre et chère bien-
aimée ! s’écria le maréchal en proie aux émotions de toute nature dans lesquelles l’avait plongé cette scène
; ouvre les yeux, regarde-moi,
réponds-moi, je t’ai pardonné, je te pardonne, pauvre femme ! m’entends-tu ? je te pardonne !
Il était tellement habitué au mutisme de la princesse, que, ne voyant rien qui annonçât la mort sur ce visage qui respirait le calme et la douceur, il l’attira à lui et la baisa au front.
Mais, en sentant le froid de marbre de ce front, en mettant ses lèvres sur ces lèvres glacées, et en ne sentant plus son haleine, il comprit que c’en était fait de sa malheureuse femme ; et, laissant retomber lentement la tête sur l’oreiller, il leva les deux mains au-dessus d’elle en disant :
– Quoi que tu aies fait, je te pardonne à cette heure suprême, pauvre et faible créature ! Quelle que soit ta faute ou quel que soit ton crime même, j’appelle sur ta tête les bénédictions de Dieu.
À ce moment, une petite voix d’enfant se fit entendre.
– Mère ! mère ! criait cette voix, je veux te voir.
C’était la voix d’Abeille, qui attendait avec anxiété dans le boudoir la fin de la conférence de la maréchale avec son mari.
Les deux sœurs entrèrent précipitamment dans la chambre à coucher, car Régina accompagnait Abeille.
– N’entrez pas, n’entrez pas, mes enfants ! cria le maréchal d’une voix entrecoupée de sanglots.
– Je veux voir maman, dit en pleurant Abeille, qui se précipita vers le lit de la princesse.
Mais le maréchal lui barra le passage ; il la prit dans ses bras, et, la conduisant à la princesse Régina :
– Emmenez-la, au nom du ciel, mon enfant !
dit-il.
– Comment va-t-elle ? demanda Régina.
–
Mais mieux, elle est endormie, dit le maréchal d’un ton de voix qui démentait ses paroles ; emmenez Abeille.
– Mère est morte ! gémit l’enfant.
La princesse Régina, d’un bond, avec Abeille dans les bras, se trouva près du lit de la maréchale.
– Malheureux enfants ! dit M. de Lamothe-Houdon en poussant un soupir de douleur ; vous n’avez plus de mère.
Ce fut un seul cri des deux sœurs.
À ce cri, la marquise de la Tournelle et la femme de chambre, suivies de l’abbé Bouquemont, entrèrent dans l’appartement.
En voyant le visage hypocrite de l’abbé Bouquemont, le maréchal sembla oublier son émotion pour ne se souvenir que de celle de la princesse au moment où l’abbé avait quitté la chambre à coucher. Il alla vers le prêtre, et, le regardant d’un air sévère, il lui dit d’une voix grave :
–
C’est vous, monsieur, qui remplacez monseigneur Coletti ?
– Oui, monsieur le maréchal, dit le prêtre.
– Eh bien, monsieur, votre devoir est rempli ; la femme que vous venez de confesser est morte.
– Si M. le maréchal le permet, dit l’abbé, je passerai la nuit à veiller le corps de la malheureuse princesse.
– C’est inutile, monsieur, je compte prendre ce soin moi-même.
–
Mais, d’habitude, monsieur le maréchal, insista l’abbé, qui se voyait congédié pour la seconde fois de la journée, c’est à un ecclésiastique que revient ce funèbre office.
–
C’est possible, monsieur l’abbé, dit le maréchal d’un ton qui n’admettait pas de réplique ; mais je vous répète que votre présence ici est désormais inutile ; j’ai donc l’honneur de vous saluer.
Puis, tournant le dos à l’abbé Bouquemont, il revint rejoindre les deux sœurs, qui baisaient en sanglotant les mains de leur mère, pendant que l’abbé, furieux de la réception, enfonçait impertinemment son chapeau sur sa tête, à la manière de Tartufe sortant, gros de menaces, de la maison d’Orgon :
C’est à vous d’en sortir, vous qui parlez en maître !
et sortait en fermant violemment derrière lui la porte du boudoir. Ce procédé sans doute eût mérité une correction ; mais le maréchal de Lamothe-Houdon était trop absorbé en ce moment pour remarquer l’impertinente sortie de l’abbé Bouquemont.
La nuit s’était faite pendant ce temps, et l’on voyait à peine clair dans l’appartement de la princesse. Un silence de mort planait dans toute la chambre.
On vint annoncer que le dîner était servi ; mais le maréchal n’y voulut pas prendre part. Il congédia tout le monde après qu’on lui eut apporté une lampe, et, une fois seul, il s’installa près du chiffonnier devant lequel s’appuyait d’habitude la princesse ; puis, tirant de sa poche le paquet de lettres, il dénoua d’une main tremblante le ruban qui l’entourait et commença à lire d’un œil que la douleur rendait trouble.
La première lettre était de lui ; elle était écrite du bivouac, la veille d’une bataille ; la seconde était écrite d’un champ, le lendemain d’une victoire ; toutes portaient la date de la guerre ; un mot les résumait toutes : « Quand reviendrons-nous en France ? » En d’autres termes, toutes les lettres du mari constataient son absence, indiquaient l’abandon et l’isolement de sa femme.
Telle fut la porte par laquelle le malheur entra dans la vie de la princesse : son absence à lui, son isolement à elle.
Il s’arrêta un moment, en voyant une autre écriture que la sienne, comme si, avant d’aller plus loin, il devait déjà bien comprendre le chemin qu’il avait parcouru ; dans ce chemin-là, il entrevit sa femme, c’est-à-dire un être faible entre tous, errant seule, sans soutien, sans appui, à la merci du premier loup dévorant.
Il se tourna vers le cadavre, et, allant à lui :
–
Pardon, chère femme
! dit-il
; mais la
première faute est ma faute
; que Dieu me
pardonne, je la prends pour moi.
Il revint s’asseoir près du chiffonnier et commença la lecture des lettres de M. Rappt.
Chose étrange
! comme s’il eût
instinctivement prévu que, derrière cette faute, il y avait un crime, la connaissance de son déshonneur ne produisit pas sur lui l’effet terrible qu’elle produit d’ordinaire sur tout homme, quel que soit son tempérament, en pareille situation.
Sans doute, son front se couvrit de honte ; sans doute, il tressaillit tout le temps que dura cette lecture ; sans doute, s’il eût tenu dans ses mains le comte Rappt, il l’eût infailliblement étouffé ; mais la révélation de son malheur, qui se traduisait en haine contre son protégé, se traduisit en compassion pour sa femme. Il la plaignit sincèrement, avec tendresse et sincérité
; il
s’accusa d’être l’auteur propre de son déshonneur, le traître de lui-même, et il appela encore de loin sur le cadavre toute la compassion de Dieu.
Tel fut le double effet produit sur le maréchal après la première lettre de M. Rappt : compassion à l’endroit de sa femme ; indignation à l’endroit de son protégé ; la femme avait trompé son mari ; l’aide de camp avait trahi son maître.
Il continua cette sinistre lecture, le cœur oppressé, déchiré par mille tortures.
Il ne lut d’abord que des paragraphes des premières lettres. Aucun malheur ne lui était annoncé
; et cependant, par intuition, par divination pour ainsi dire, il comprenait qu’il avait un malheur plus grand à apprendre, et il feuilletait d’une main fiévreuse toutes les lettres.
Il les dévorait en quelque sorte, comme l’homme qui voit le canon braqué sur lui et qui se jette au-devant du boulet.
Il poussa un cri terrible, indicible, formidable, quand il en arriva à ces mots :
« Nous appellerons notre fille Régina. Ne sera-t-elle pas comme toi, d’une beauté royale ? »
La foudre ne fait pas plus de ravage par où elle passe que cette ligne n’en produisit sur le maréchal de Lamothe-Houdon. Ce ne fut plus son cœur d’amant ou de mari, ou même de père, qui se souleva de toute sa hauteur en lisant ces mots, ce fut son cœur d’homme, son respect humain, sa conscience. Il lui sembla qu’il n’était plus lui-même, ou qu’il était lui-même criminel rien que pour avoir côtoyé le crime. Il oublia qu’il avait été trahi comme époux, trahi comme maître, trahi comme ami, trahi comme père. Il oublia enfin son déshonneur et son malheur pour ne songer qu’à cette monstruosité révoltante, le mariage de l’amant avec la fille de sa maîtresse, le parricide effronté, turpide, impuni ! Il se retourna l’œil plein de colère vers le lit ; mais, en voyant le cadavre de sa femme, les deux mains croisées, le front de la morte levé vers le ciel, dans l’attitude du recueillement solennel, ses yeux prirent l’expression d’un profonde douleur, et il s’écria d’une voix déchirante :
–
Ah
! qu’avez-vous fait, malheureuse
femme !
Puis, reprenant les lettres, il essaya de bien recouvrer son sang-froid pour les lire jusqu’au bout. Tâche épouvantable à laquelle il eût bientôt renoncé si une autre pensée, la pensée d’un second malheur ne fût venue l’assaillir.
Nous avons montré, dans l’atelier de Régina, pendant que Pétrus faisait son portrait, et nous avons revu tout à l’heure, dans la chambre mortuaire, la petite Abeille. C’est la naissance de cette enfant qui préoccupait en ce moment le maréchal. Il l’avait, pour ainsi dire, mise au monde ; elle était née sous ses yeux, elle avait grandi auprès de lui, il l’avait, encore tout enfant, promenée en la tenant par la main, sur son grand cheval de bataille, et c’était un spectacle adorable et dont il était fier, de voir aux Tuileries le vieux maréchal jouant au cerceau avec la petite fille.
L’extrême enfance est plus sympathique à la vieillesse que la jeunesse et l’âge mûr. Les cheveux blonds de l’enfance s’harmonisent mieux avec les cheveux blancs du vieillard.
Abeille avait donc été la couronne de vieillesse du maréchal, le dernier chant qu’il avait entendu, le dernier parfum qu’il avait respiré ; il l’aimait comme le suprême sourire de sa vie, comme le dernier rayon de son couchant. « Où est Abeille ? pourquoi Abeille n’est-elle pas là ?
Comment l’a-t-on laissée sortir par un temps pareil ? Qui s’est permis de faire parler Abeille ?
Pourquoi n’ai-je pas entendu chanter Abeille une seule fois aujourd’hui ? Abeille est donc triste ?
Abeille est donc malade ? » Et, du matin au soir, on n’entendait retentir que le nom d’Abeille ; elle était comme le souffle vivifiant de la maison ; où elle n’était pas, on devenait triste
; où elle
arrivait, la gaieté entrait avec elle.
Ce fut donc avec une terreur indicible que le maréchal reprit la lecture de ces lettres, qui l’avait déjà si profondément ravagé.
Hélas ! rien ne devait demeurer debout autour de ce pauvre vieillard ! Il avait vu peu à peu tomber comme des châteaux en ruine toutes ses croyances. Une seule lui restait, et il allait la voir s’évanouir comme les autres. Oh
! destin
mauvais ! cet homme avait la beauté, la bonté, le courage, l’honneur, la fierté, tout ce qui fait l’homme grand et heureux ; il ne lui avait rien manqué pour avoir l’amour, et voici qu’à la fin de sa vie, il lui était donné de subir des tortures près desquelles eussent pâli celles des plus grands coupables.
Quand il fut certain de son sort, quand il eut constaté son décès moral, c’est-à-dire la mort de sa foi, il se voila la face et pleura amèrement.
Les larmes sont bienfaisantes. Elles changent le poison en miel et calment les blessures de l’âme.
Quand il eut bien longtemps pleuré, il se leva, et, debout au chevet du cadavre, il parla ainsi :
– Je t’ai aimée, bien aimée, ô Rina !... et j’étais entre tous bien digne d’être aimé de toi. Mais le chariot de la vie m’a entraîné rapidement, et, ne regardant que devant moi dans le nuage de poussière que je soulevais, je n’ai pas vu à côté de moi la pauvre plante que j’écrasais. Tu as appelé ; je ne suis pas venu à ton secours, et tu as pris pour te relever la première main qu’on te tendait. C’est ma faute, Rina, c’est ma très grande faute, et je m’en accuse devant ton cadavre, et j’en demande pardon à Dieu. De là sont nées toutes tes infortunes, de là sont nés tous nos malheurs... Ainsi tu auras payé de ta vie ma première faute, et je paierai de la mienne ton dernier crime. Dieu a été sévère pour toi, pauvre femme ! C’était moi qui devais expier le premier.
Mais il est un complice de tous nos malheurs, et celui-là n’avait pas d’excuse. Lui n’était qu’un larron, un méchant sans honneur et sans foi, un vil traître qui t’a tirée d’un sentier épineux pour te jeter dans un abîme ; celui-là, Rina, par le pardon que j’appelle sur ta tête, celui-là sera châtié comme un imposteur et un lâche ; et quand j’aurai accompli cette œuvre de justice, alors, Rina, j’irai demander à Dieu, s’il n’a pas encore désarmé sa colère, de la faire tomber tout entière sur moi... Adieu donc, pauvre femme ! ou plutôt au revoir, car le corps survit peu à la mort de l’âme.
Après cette oraison, le vieillard se dirigea vers le chiffonnier, prit les lettres, les fourra dans sa poche, et il allait sortir, quand il vit soulever la portière de la chambre à coucher et s’avancer dans l’ombre un homme qu’il ne reconnut pas tout d’abord.
Il fit un pas vers lui : c’était le comte Rappt.