CCCXVIII

M. Montausier et M. Tartufe.

Les archevêques sont mortels ; personne ne songera à contredire cette opinion. En tout cas, nous ne faisons qu’émettre la pensée qui avait tumultueusement agité monseigneur Coletti, le jour qu’il avait appris par M. Rappt la nouvelle de la dangereuse maladie de l’archevêque de Paris, M. de Quélen.

Aussitôt M. Rappt parti, monseigneur Coletti avait fait atteler et il s’était fait conduire, brides abattues, chez le médecin de monseigneur. Le médecin avait confirmé le dire de M. Rappt, et monseigneur Coletti était rentré à son hôtel le cœur plein d’une inexprimable félicité.

C’est à ce moment, qu’il avait intérieurement formulé cette pensée que tous les archevêques sont mortels, pensée qui, exprimée par M. de la Palisse, eût fomenté la gaieté de chacun, mais qui, dans la bouche de monseigneur Coletti, acquérait l’importance peu réjouissante d’un arrêt de mort.

Pendant les émeutes qui suivirent les élections, monseigneur Coletti ne manqua pas d’aller lui-même et d’envoyer au palais archiépiscopal demander des nouvelles de la santé du prélat au moins trois fois la semaine.

La fièvre devenait de jour en jour plus intense, et les espérances de monseigneur Coletti croissaient en raison directe de la fièvre de monseigneur de Quélen.

La maladie en était là, le jour où, pour récompenser M. Rappt de ses bonnes dragonnades dans les rues, le roi avait nommé le mari de Régina pair de France et maréchal de camp.

Monseigneur Coletti se fit conduire chez M.

Rappt, et, sous prétexte de le féliciter, il lui demanda s’il avait reçu des nouvelles de Rome relatives à sa nomination.

Le pape n’avait pas encore répondu.

Quelques jours s’écoulèrent, et, un matin, en entrant aux Tuileries, monseigneur Coletti aperçut, à son grand étonnement et à son grand chagrin, la voiture de l’archevêque qui entrait dans la cour du palais en même temps que la sienne.

Il baissa rapidement la glace, et, passant la tête par la portière, il regarda de loin la voiture de l’archevêque pour s’assurer qu’il n’avait pas tout à fait la berlue.

De son côté, monseigneur de Quélen, qui avait reconnu la voiture de monseigneur Coletti, eut la même idée que lui ; si bien que, passant la tête par la portière, il aperçut l’évêque au moment où celui-ci le reconnaissait.

La vue de monseigneur Coletti ne parut pas chagriner monseigneur de Quélen ; mais la vue de monseigneur de Quélen en bonne santé parut contrister profondément monseigneur Coletti.

Ainsi les destins l’avaient voulu : sic fata voluerunt. L’archevêque se rendant aux Tuileries, c’était l’évanouissement de toute illusion ambitieuse ; c’était un archevêché tombé dans l’eau, ou tout au moins renvoyé aux calendes grecques.

Les deux prélats s’accostèrent, et, après s’être réciproquement demandé de leurs nouvelles, gravirent l’escalier qui conduisait à l’appartement du roi.

L’entrevue fut courte, au moins pour monseigneur Coletti, qui voyait rayonner le soleil de la santé sur les joues et dans les yeux de l’archevêque.

Il salua prestement le roi, sous prétexte de le laisser conférer avec monseigneur de Quélen, et il se fit conduire au galop chez le comte Rappt.

Si comédien que fut le nouveau pair de France, il ne put dissimuler que bien péniblement le profond ennui que lui causait la visite de monseigneur Coletti. Celui-ci remarqua le froncement de sourcils du comte ; mais il ne sembla ni s’en formaliser ni s’en étonner. Il salua respectueusement le comte, qui s’efforça de lui rendre un salut de la même espèce.

Une fois assis, l’évêque sembla se recueillir, méditer et peser les paroles qu’il allait dire. M.

Rappt, de son côté, garda le silence. Si bien que, quoique en présence depuis quelques instants, ils n’avaient pas encore échangé un mot, quand Bordier, le secrétaire de M. Rappt, entra tenant à la main une lettre qu’il remit au comte ; après quoi, il sortit de l’appartement.

– Voici une lettre qui ne pouvait arriver plus à propos, dit le pair de France en montrant à l’évêque le timbre et l’enveloppe.

– C’est une lettre de Rome, dit en rougissant de plaisir monseigneur Coletti, dont les yeux paraissaient vouloir dévorer la lettre.

– En effet, monseigneur, c’est une lettre de Rome, dit le comte ; et, à en juger par le cachet, ajouta-t-il en tournant l’enveloppe, c’est une lettre du saint-père.

L’évêque se signa, et M. Rappt sourit imperceptiblement.

– Me permettez-vous de décacheter la lettre de notre saint-père ? demanda celui-ci.

– Faites, faites, monsieur le comte, se hâta de répondre l’évêque.

M. Rappt ouvrit la lettre et la lut rapidement des yeux, pendant que monseigneur Coletti, fixant sur la sainte missive un regard ardent, était en proie à la fiévreuse perplexité des condamnés écoutant la lecture de leur jugement.

Soit que la lettre fut longue ou difficile à comprendre, soit que le pair de France se fît un méchant plaisir de prolonger l’émotion de l’évêque, M. Rappt resta si longtemps absorbé dans sa lecture, que monseigneur Coletti crut devoir en faire l’observation.

– L’écriture de Sa Sainteté est très difficile à lire ? dit-il pour entrer en matière.

– Mais non, je vous assure, répondit le comte Rappt en lui tendant la lettre ; lisez vous-même.

L’évêque la saisit avidement et la lut tout entière d’un seul regard. Elle était brève et pourtant fort expressive. C’était un refus clair, net, simple, positif de faire quoi que ce fût pour un homme dont les façons d’être appelaient à grands cris les sévérités de la cour de Rome.

Monseigneur Coletti pâlit, et, rendant la lettre au comte :

– Monsieur le comte, dit-il, est-ce trop vous demander que de réclamer votre appui en cette malheureuse conjoncture ?

– Je ne vous comprends pas, monseigneur.

– On m’a visiblement desservi.

– C’est probable.

– On m’a calomnié.

– Peut-être.

– Quelqu’un a usé du crédit qu’il avait près de Sa Sainteté pour me perdre dans son esprit.

– Je le pense comme vous.

– Eh bien, monsieur le comte, j’ai l’honneur de vous prier d’user de toute votre influence, et elle est incommensurable, pour me faire rentrer en grâce.

– C’est impossible, dit sèchement le pair de France.

– Rien n’est impossible à un homme de votre génie, monsieur le comte, objecta l’évêque.

– Un homme de mon génie, monseigneur, ne se brouille jamais, quoi qu’il arrive, avec la cour de Rome.

– Même pour un ami ?

– Même pour un ami.

– Même pour sauver un innocent ?

– L’innocence porte en soi son propre salut, monseigneur.

Ainsi, dit l’évêque en se levant et en regardant le comte d’un œil haineux, vous prétendez ne pouvoir rien pour moi ?

– Je ne prétends pas, monseigneur, j’affirme.

– En un mot, vous refusez absolument de vous entremettre pour moi ?

– Je refuse positivement, monseigneur.

– C’est la guerre que vous cherchez ?

– Je ne la cherche ni ne la fuis, monseigneur ; je l’accepte et je l’attends.

– À bientôt donc, monsieur le comte ! dit l’évêque en s’éloignant brusquement.

– Quand vous voudrez, monseigneur, répondit le comte en souriant.

C’est toi qui l’auras voulu, murmura sourdement l’évêque en regardant d’un œil menaçant le pavillon du comte.

Et il sortit plein de fiel et de haine, et roulant dans sa tête mille projets de vengeance contre son ennemi.

Arrivé chez lui, son parti était pris ; son moyen de vengeance était trouvé. Il se dirigea vers son cabinet de travail et prit dans un des tiroirs de son bureau un papier qu’il déplia rapidement.

C’était la promesse écrite par le comte Rappt, quelques heures avant l’élection, de faire nommer, s’il devenait ministre, monseigneur Coletti archevêque.

Monseigneur Coletti sourit d’un air diabolique en lisant cet écrit. Goethe, en le voyant ainsi sourire, eût reconnu l’incarnation de son Méphistophélès. Il replia la lettre, et, la fourrant dans sa poche, il descendit rapidement les marches de l’escalier, sauta dans sa voiture, et se fit conduire au ministère de la guerre, où il demanda le maréchal de Lamothe-Houdon.

Au bout de quelques instants, un huissier vint lui annoncer que le maréchal l’attendait.

Le maréchal de Lamothe-Houdon n’était pas, tant s’en faut, un diplomate de la force de son gendre, et encore moins un hypocrite de la trempe de monseigneur Coletti ; mais il avait une qualité qui suppléait à l’hypocrisie et à l’astuce.

Son habileté à lui était sa franchise ; sa force, c’était sa droiture. Il ne connaissait l’évêque que comme le confesseur et le directeur de sa femme.

Mais, de ses menées politico-religieuses, de ses travaux souterrains pour l’ordre, de ses faits et gestes scandaleux connus publiquement, il ne savait absolument rien, tant sa haute loyauté, toute grande ouverte au bien, était hermétiquement fermée au mal.

Il accueillit donc l’évêque comme un prêtre entre les mains duquel était déposé le précieux dépôt de la conscience de sa femme ; il le salua respectueusement, et, approchant un fauteuil, il lui fit signe de s’asseoir.

– Pardonnez-moi, monsieur le maréchal, dit l’évêque, de venir vous déranger au milieu de vos importants travaux.

– J’ai trop rarement l’occasion de vous voir, monseigneur, répondit le maréchal, pour ne pas l’accepter avec empressement lorsqu’elle se présente. À quel heureux hasard dois-je l’honneur de votre visite ?

– Monsieur le maréchal, dit l’évêque, je suis un honnête homme.

– Je n’en doute pas, monseigneur.

– Je n’ai jamais fait de mal, et je n’en voudrais faire à personne au monde.

– J’en suis certain.

– Tous mes actes sont là pour répondre de la pureté de ma vie.

Vous êtes le confesseur de madame la maréchale, monseigneur

; je n’en dirai pas

davantage.

– Eh bien, précisément, monsieur le maréchal, et c’est justement parce que je suis le confesseur de madame de Lamothe-Houdon que j’ai l’honneur de vous demander un entretien.

– Je vous écoute, monseigneur.

– Que diriez-vous, monsieur le maréchal, si vous appreniez tout à coup que le confesseur de votre vertueuse épouse est un être haïssable et méchant, sans honneur et sans vergogne ; un scélérat souillé des plus affreuses iniquités ?

– Je ne vous comprends pas, monseigneur.

– Que diriez-vous si celui qui vous parle était le pécheur le plus pervers, le plus éhonté, le plus dangereux de toute la chrétienté ?

– Je lui dirais, monseigneur, que sa place n’est pas auprès de ma femme, et, s’il insistait, je le mettrais à la porte par les deux épaules.

– Eh bien, monsieur le maréchal, celui dont je vous parle, s’il n’est pas un profond scélérat, est accusé de l’être, et c’est à vous, la loyauté et l’honneur en personne, que je viens demander justice.

– Si je vous entends bien, monseigneur, vous êtes accusé de je ne sais quelle faute, et vous vous adressez à moi pour obtenir réparation de votre injure. Malheureusement, monseigneur, et je le regrette vivement, je ne puis rien. Si vous étiez militaire, ce serait différent ; mais vous êtes ecclésiastique, c’est au ministère des cultes qu’il faut en référer.

– Vous ne me comprenez pas, monsieur le maréchal.

– En ce cas, expliquez-vous plus clairement.

– J’ai été accusé, calomnié auprès du saint-père par un membre de votre famille.

– Par qui donc ?

– Par votre gendre.

– Le comte Rappt ?

– Oui, monsieur le maréchal.

– Mais quel rapport peut-il exister entre le comte Rappt et vous, et pourquoi vous aurait-il calomnié ?

– Vous connaissez, monsieur le maréchal, la toute-puissance du clergé sur l’esprit de la bourgeoisie ?

– Oui ! murmura le maréchal de Lamothe-Houdon du ton dont il eût dit : « Hélas ! je ne la connais que trop ! »

Au moment des élections, poursuivit l’évêque, le clergé a usé de tout le crédit que lui accorde la confiance publique pour faire arriver à la Chambre les candidats de Sa Majesté. Un des membres du clergé, auquel une vie irréprochable plutôt qu’un vrai mérite, a donné une vaste influence sur les élections de Paris, c’est moi, Excellence, c’est votre humble, respectueux et dévoué serviteur...

– Mais je ne vois pas, dit le maréchal qui commençait à s’impatienter, quel rapport il y a entre les calomnies dont vous êtes l’objet, les élections et mon gendre.

Un rapport intime, direct, monsieur le maréchal. En effet, l’avant-veille des élections, M. le comte Rappt est venu me trouver et m’offrir, si je parvenais à le faire nommer, l’archevêché de Paris, en cas que la maladie de monseigneur l’archevêque fût mortelle, ou tout autre archevêché vacant, dans le cas où monseigneur en reviendrait.

– Fi ! dit le maréchal d’un air de dégoût ; voilà une vilaine proposition, un ignoble trafic.

C’est ce que j’ai pensé, monsieur le maréchal, s’empressa de dire l’évêque ; aussi me suis-je permis de blâmer sévèrement le comte.

– Et vous avez bien fait ! dit vivement le maréchal.

Mais M. le comte a insisté, poursuivit l’évêque ; il m’a représenté, et non sans raison, que les hommes d’un talent et d’un dévouement aussi éprouvés que le sien étaient rares ; que Sa Majesté avait de nombreux et de rudes ennemis à combattre

; et, continua modestement

monseigneur Coletti, en m’offrant un archevêché, me dit-il, il n’avait d’autre but que de me mettre à même de réchauffer l’esprit religieux, qui se refroidit de jour en jour. Ce sont ses propres paroles, monsieur le maréchal.

Et qu’est-il résulté de cette méchante proposition ?

Bien méchante, en effet, monsieur le maréchal, mais plus méchante par la forme que par le fond ; car, hélas ! il n’est que trop vrai que l’hydre de la liberté relève la tête. Si nous n’y prenons garde, avant un an, c’en est fait de la conscience humaine ; et voilà comment j’ai été contraint d’accepter l’offre que me faisait M. le comte.

– De façon, dit sévèrement le maréchal, si je vous comprends bien, que mon gendre s’est engagé à vous faire nommer archevêque, et que vous vous êtes engagé à le faire nommer député ?

– Dans l’intérêt du ciel et de l’État, oui, monsieur le maréchal.

– Eh bien, monsieur l’abbé, reprit le maréchal, quand vous êtes entré chez moi, tout à l’heure, je savais aussi bien que vous à quoi m’en tenir sur la moralité du comte Rappt...

– Je n’en doute pas, Excellence, interrompit l’évêque.

– Quand vous sortirez d’ici, monsieur l’abbé, continua le maréchal, je saurai aussi à quoi m’en tenir sur votre compte.

– Monsieur le maréchal ! s’écria violemment monseigneur Coletti.

– Qu’y a-t-il ? demanda d’un air hautain le maréchal.

Que Votre Excellence excuse mon

étonnement ; mais je ne m’attendais guère, je l’avoue, en entrant ici, à ce qui en arriverait.

– Qu’arrivera-t-il donc, monsieur l’abbé ?

– Mais Votre Excellence le sait aussi bien que moi ; si Votre Excellence n’emploie pas tout son crédit pour me faire rentrer en grâce auprès du saint-père, dans l’esprit duquel j’ai été noirci par M. le comte Rappt, je serai obligé de livrer à la publicité les preuves écrites de la méchanceté de M. le comte, et je ne pense pas que M. le maréchal serait fort réjoui de voir son noble nom compromis dans de si désastreux débats.

– Expliquez-vous plus clairement, s’il vous plaît.

– Tenez, Excellence, dit l’évêque en tirant de sa poche la lettre de M. Rappt et en la présentant au maréchal.

Le visage du vieillard s’empourpra à la lecture de cette lettre.

– Tenez, dit-il en la rendant avec dégoût. Je vous comprends tout à fait maintenant, et je vois ce que vous êtes venu me demander.

Puis, se retournant, il agita la sonnette.

– Sortez, dit-il, et rendez grâce à Dieu de l’habit qui vous couvre et du lieu où nous sommes.

– Excellence ! s’écria l’évêque furieux.

– Silence ! dit impérieusement le maréchal.

Écoutez un bon conseil, afin de n’avoir pas tout à fait perdu votre temps. Ne dirigez plus madame la maréchale ; en d’autres termes, ne remettez plus le pied à l’hôtel de Lamothe-Houdon, car il pourrait vous arriver, non pas malheur, mais honte.

Monseigneur Coletti allait répliquer ; son œil était en feu, ses pommettes étaient enflammées. Il allait lancer sur le maréchal ses plus terribles foudres, quand l’huissier entra.

– Reconduisez monseigneur, dit le maréchal.

C’est toi qui l’auras voulu, murmura monseigneur Coletti en sortant de chez le maréchal de Lamothe-Houdon, comme il avait fait en sortant de chez le comte Rappt.

Seulement, son sourire était encore plus mauvais l’après-midi que le matin.

– Chez madame de la Tournelle ! cria-t-il à son cocher.

Au bout d’un quart d’heure, il était installé dans le boudoir de la marquise, qui, absente depuis deux heures, devait rentrer dans quelques instants.

C’était juste le temps nécessaire pour dresser son plan de bataille.

Et c’en était véritablement un. Jamais conquérant n’étudia avec plus de patience et de génie la prise d’une ville. Autant le résultat était sûr, autant l’attaque était difficile. Quel côté de la place lui fallait-il assiéger ? De quelles armes devait-il se servir ? Raconter à la marquise la scène qu’il venait d’avoir avec le comte Rappt était impossible

: entre le comte et lui, la

marquise n’eut pas hésité. L’évêque le savait bien, car il connaissait son ambition autant que sa dévotion, et celle-ci lui paraissait moins grande que celle-là.

Il ne pouvait pas davantage raconter son entrevue avec le maréchal de Lamothe-Houdon.

C’était se mettre à dos l’homme en ce moment le plus puissant de toute sa famille, et cependant il fallait commencer l’œuvre, et au plus vite.

L’ambition peut attendre ; la vengeance, jamais !

Et le cœur de l’évêque était gonflé de vengeance.

Il en était là de ses méditations quand la marquise rentra.

– Je ne m’attendais guère, monseigneur, dit la marquise, à la félicité de vous voir aujourd’hui.

Qu’est-ce qui me procure le bonheur de votre visite ?

– C’est presque une visite d’adieu, marquise, répondit monseigneur Coletti en se levant et en baisant avec plus de tendresse feinte que de respect la main de la dévote.

– Comment ! une visite d’adieu ? s’écria la marquise, sur laquelle ces mots produisirent le même effet que si on lui eût annoncé la fin du monde.

– Hélas ! oui, marquise, dit mélancoliquement l’évêque ; je pars, ou, du moins, je vais partir.

Pour longtemps

? demanda avec effroi

madame de la Tournelle.

– Qui peut le dire, chère marquise ! Pour toujours, peut-être. Sait-on jamais l’heure des retours ?

– Mais vous ne m’aviez point encore parlé de ce départ.

– Je vous connais, chère marquise ; je connais toute la bienveillante tendresse que vous me portez. Il m’a donc semblé que vous cacher ce départ jusqu’au dernier moment, c’était en abréger la rigueur. Si je me suis trompé, excusez mon erreur.

– Et quelle est la cause de votre départ ?

demanda en rougissant madame de la Tournelle.

Quel en est le but ?

– La cause, répondit onctueusement l’évêque, c’est l’amour du prochain

; le but, c’est le

triomphe de la foi.

– Vous partez en mission ?

– Oui, marquise.

– Bien loin.

– En Chine.

La marquise poussa un cri de terreur.

– Vous aviez raison, dit-elle tristement, vous partez peut-être pour toujours.

– Il le faut, marquise ! s’écria l’évêque avec cette solennité emphatique dont Pierre l’Ermite1

lui avait donné le modèle en disant : « Dieu le veut. »

– Hélas ! soupira madame de la Tournelle.

– Ne me découragez pas, chère marquise, dit l’évêque en feignant une profonde émotion. Mon cœur n’est déjà que trop disposé à la faiblesse en songeant que je quitte des fidèles telles que vous.

1 Légendaire prédicateur de la première croisade.

Et quand partez-vous, monseigneur

?

demanda madame de la Tournelle, en proie à une agitation extraordinaire.

Demain peut-être, après-demain

certainement. Ma visite est donc, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire, presque une visite d’adieu. Je dis presque, car j’ai une sorte de mission à vous donner, et je ne partirai le cœur satisfait qu’après son accomplissement.

– Que voulez-vous dire, monseigneur ? Vous savez que vous n’avez pas de servante plus humble et plus dévouée que moi.

– Je le sais, marquise, et je vous le prouve en vous confiant une négociation de la plus haute importance.

– Parlez, monseigneur.

– Sur le point de partir, j’ai dû m’inquiéter du soin des âmes que Dieu avait daigné confier à mon dévouement.

– Hélas ! murmura la marquise.

– Non que les honnêtes gens manquent pour diriger mes brebis, continua l’évêque, mais il est certaines âmes qui, devant telle ou telle règle de conduite indiquée par moi comme une source future de félicité, vont se déconcerter, se troubler, s’inquiéter de l’absence de leur pasteur ordinaire

; parmi ces fidèles ouailles, j’ai naturellement pensé à la plus fidèle, j’ai songé à vous, marquise.

– Je n’attendais pas moins de votre charité et de votre sollicitude, monseigneur.

– Je me suis laborieusement occupé de me trouver auprès de vous un remplaçant, et j’ai fait choix d’un homme qui vous est suffisamment connu. Si mon choix n’est pas de votre goût, vous n’avez qu’à parler, marquise. Mon recommandé est un personnage pieux, grand homme de bien : l’abbé Bouquemont.

– Vous ne pouviez faire un meilleur choix, monseigneur

; l’abbé Bouquemont est, après

vous, un des hommes les plus vertueux que je connaisse.

Ce compliment ne parut réjouir que très médiocrement monseigneur Coletti, qui ne se connaissait pas de rivaux en vertu.

Il poursuivit :

Ainsi, marquise, vous agréez M. l’abbé Bouquemont comme directeur ?

– De grand cœur, monseigneur, et je vous remercie bien affectueusement d’avoir assuré avec tant de discernement le sort de votre humble servante.

Il est une autre personne, marquise, à laquelle mon choix ne plaira peut-être pas autant qu’à vous.

– De qui voulez-vous parler ?

– De la comtesse Rappt. J’ai trouvé sa foi bien tiède, bien inactive, depuis quelques semaines.

Cette jeune femme côtoie en souriant de profonds abîmes. Dieu sait qui pourra la sauver !

– Je l’essaierai, monseigneur, quoique, à vous dire vrai, je doute du succès. C’est une âme endurcie, et un miracle seul pourrait la sauver ; mais j’userai de toute mon influence sur elle, et, si je ne réussis pas, croyez, monseigneur, que ce ne sera pas manque de dévouement à notre sainte religion.

Je connais votre piété et votre zèle, marquise, et, si j’appelle votre attention sur l’état pitoyable de cette âme, c’est que je connais votre dévouement à notre sainte mère l’Église ; aussi vais-je vous donner l’occasion de m’en fournir une nouvelle preuve en vous chargeant d’une mission délicate et de la plus haute importance.

Quant à la comtesse Rappt, agissez et parlez comme votre cœur vous le dictera, et, si vous échouez, que Dieu pardonne à cette pécheresse.

Mais il est une autre personne auprès de laquelle vous jouissez d’un crédit, et c’est sur cette personne-là que j’appelle votre vigilante sollicitude.

– Vous voulez parler de la princesse Rina, monseigneur ?

– En effet, c’est de la maréchale de Lamothe-Houdon que je veux vous entretenir. Je ne l’ai pas vue depuis deux jours ; mais, il y a deux jours, je l’ai trouvée si pâle, si débile, si chétive, que, ou je me trompe fort, ou ce corps est mortellement atteint, et, avant peu de jours, cette âme sera remontée à Dieu.

– La princesse est très gravement malade, ainsi que vous le dites, monseigneur ; elle ne veut recevoir aucun médecin.

– Je le sais ; aussi puis-je dire, sans crainte de me tromper, qu’avant peu la princesse dépouillera son enveloppe mortelle. Mais c’est l’état de son âme qui m’inquiète

épouvantablement

! À qui la confier en ce

moment suprême ? Excepté vous, marquise, tout ce qui l’entoure défait ce que nous avons fait pour son salut. Comme elle est sans résistance, sans volonté, sans force, on va peser sur elle, et qui sait ce que les méchants feront de cette pauvre créature ?

– Nul n’a de pouvoir sur la princesse, reprit madame de la Tournelle ; son indolence et sa faiblesse sont une garantie de son salut. On lui fera dire et faire tout ce qu’on voudra.

– Vous, marquise, c’est possible. Je l’eusse pu aussi peut-être ; mais, par cela même qu’elle fera et dira tout ce qu’on voudrait lui faire dire et faire, elle fera le mal si on le lui conseille.

– Qui aurait cette audace, ou plutôt cette lâcheté ? demanda la marquise.

– Celui qui a le plus grand pouvoir sur son esprit parce que, devant lui, sa conscience se trouble étrangement ; son mari, en un mot, le maréchal de Lamothe-Houdon.

– Mais mon frère n’a jamais songé à changer les dispositions d’esprit de la maréchale.

– Détrompez-vous, marquise, il la tourmente, il la violente, il jette en elle le germe de son impiété. La pauvre créature a reçu mille blessures. Croyez-moi, si nous n’y prenons garde, il l’achèvera.

– Il faut que ce soit vous, monseigneur, qui prononciez ces paroles pour que j’y croie.

– Il faut que ce soit lui qui les ait prononcées pour que j’y aie cru... Je sors de chez lui à l’instant, et, au milieu d’une conversation orageuse, où il m’a fait sa profession de foi, j’ai surpris son iniquité ; mais ce n’est là que le commencement de la discussion. Savez-vous quel en a été le résultat ? Le maréchal, après quelques propos inqualifiables et incompréhensibles dans la bouche d’un homme de bien, le maréchal m’a signifié formellement, c’est à n’y pas croire ! de ne plus diriger à l’avenir la conscience de la princesse.

– Grand Dieu ! s’écria la marquise au comble de l’horreur.

– Cela vous fait frémir, marquise ?

– Cela me remplit de douleur, répondit la dévote.

– Voici donc, continua l’évêque, une belle mission à remplir, chère marquise : il s’agit d’arracher cette âme à son joug ! il s’agit de sauver, à quelque prix que ce soit, au prix de vous-même, une créature en détresse. J’ai compté sur vous, ma chère pénitente, et j’ose croire que je ne me suis pas trompé,

– Monseigneur, s’écria la marquise en proie à la plus fervente exaltation, dans un quart d’heure j’aurai vu le maréchal, et, aussi vrai que je crois en Dieu, avant une heure j’aurai amené le maréchal à composition, et je le mettrai à vos genoux dans l’attitude du repentir et de l’humilité.

– Vous ne m’entendez pas, marquise, reprit l’évêque, quelque peu impatienté ; il n’est pas question du maréchal, et, entre nous, je vous supplie de ne pas lui dire un mot de tout ceci, de n’y pas faire la plus légère allusion. Je n’ai pas besoin des excuses du maréchal. Je sais, dès longtemps, à quoi m’en tenir sur la vanité des colères humaines ; je pars, et, en partant, je lui pardonne !

– Saint homme ! murmura la marquise d’une voix émue et les yeux humides.

Ce que je vous demande, continua

monseigneur Coletti, c’est d’avoir, avant mon départ, l’assurance que cette pauvre âme est en bonnes mains

; en d’autres termes, je vous

supplie, chère marquise, d’aller, sans perdre un moment, chez la maréchale de Lamothe-Houdon et de lui faire agréer en ma place, pour confesseur, l’honorable abbé Bouquemont.

J’aurai le plaisir de le voir ce soir et de lui donner mes instructions intimes à cet égard.

Avant une heure, monseigneur, dit la marquise, l’abbé Bouquemont sera agréé comme directeur par la princesse Rina, et je vous dirais dans un quart d’heure si, en ce moment, je n’attendais la visite du digne abbé.

Elle venait à peine de prononcer ces paroles, quand une femme de chambre entra dans le boudoir et annonça l’arrivée de l’abbé Bouquemont.

– Faites entrer M. l’abbé, dit la marquise d’une voix triomphante.

La femme de chambre sortit et rentra un moment après, suivie de l’abbé Bouquemont.

On le mit promptement au courant de la situation : à savoir, que monseigneur partait et que la maréchale de Lamothe-Houdon allait se trouver sans confesseur.

L’abbé Bouquemont, qui n’osait pas espérer qu’on l’eût désigné, trahit hautement sa joie en apprenant qu’on avait fait choix de lui. Entrer de plain-pied dans cette grande famille et dans cet opulent hôtel des Lamothe-Houdon ! avoir la direction de cette noble maison, quel beau rêve !

Jamais le digne abbé n’avait osé en former de semblable, et il parut tomber des nues quand on lui annonça son bonheur.

La marquise de la Tournelle demanda aux deux ecclésiastiques la permission de se retirer un moment dans son cabinet de toilette et les laissa en présence.

– Monsieur l’abbé, dit l’évêque, je vous avais promis de vous donner, à la première occasion, le moyen de vous illustrer selon vos mérites ; cette occasion se présente ; le moyen, vous l’avez.

Monseigneur, s’écria l’abbé, croyez à l’éternelle reconnaissance de votre tout dévoué serviteur.

– C’est de votre dévouement, en effet, que j’ai besoin en cette circonstance, monsieur l’abbé, non pour moi, mais pour notre sainte religion. Je vous fais à ma place l’arbitre d’une destinée, et j’ose croire que vous agirez comme j’eusse agi moi-même.

Ces paroles, prononcées un peu

solennellement, jetèrent une vague défiance dans l’esprit de l’abbé Bouquemont, déjà si défiant par instinct.

Il regarda l’évêque d’un œil qui exprimait clairement cette pensée : « Où diable me mène-t-il ? Tenons-nous bien. »

L’évêque, pour le moins aussi défiant que son partenaire, devina ses soupçons, et, pour les détruire, il lui suffit de peu de paroles.

Vous êtes un grand pécheur, monsieur l’abbé, dit-il, et, en vous offrant un poste glorieux, je vous donne le moyen d’effacer vos plus gros péchés. La direction de la conscience de madame la marquise de Lamothe-Houdon est pour la religion une œuvre des plus utiles et des plus fructueuses. Selon que vous ferez, par conséquent, il sera fait pour vous. Dans trois jours, je serai parti. Pour tout le monde, je vais en Chine ; pour vous seul, je serai à Rome. C’est là que vous m’adresserez les lettres dans lesquelles vous me peindrez, le plus minutieusement possible, vos impressions sur l’état de l’âme de la maréchale et sur la situation des choses.

– Mais, monseigneur, objecta l’abbé, quel sera mon mode d’action sur l’esprit de madame la maréchale ? Je n’ai l’honneur de la connaître que par ouï-dire, et je serais bien embarrassé d’agir dans le sens que vous pouvez désirer.

– Monsieur l’abbé, regardez-moi en face, dit l’évêque.

L’abbé releva la tête ; mais il eut grand-peine à regarder l’évêque autrement que d’un œil oblique.

Que vous me soyez dévoué ou non,

monsieur l’abbé, dit sévèrement monseigneur Coletti, peu m’importe ! Il y a vieux temps que je me suis familiarisé avec l’ingratitude humaine.

Ce qui m’importe, c’est que vous soyez pour moi d’un dévouement apparent, c’est-à-dire sourd et aveugle ; que vous soyez l’exécuteur de mes volontés, l’instrument de mes desseins. Vous sentez-vous le courage, quel que soit votre orgueil (et il est grand) de m’obéir passivement ?

Remarquez que votre intérêt vous y oblige, vos péchés ne devant vous être remis qu’à cette condition.

L’abbé voulut répondre.

L’évêque l’arrêta.

– Réfléchissez avant de répondre, lui dit-il ; voyez franchement à quoi vous vous engagez, et ne répondez que si vous vous sentez de force à tenir votre promesse.

Où vous me direz d’aller, j’irai,

monseigneur

; comme vous me direz d’agir,

j’agirai, répondit d’une voix assurée l’abbé Bouquemont après un instant de réflexion.

– C’est bien ! dit l’évêque en se levant. En sortant de chez la maréchale de Lamothe-Houdon, venez chez moi, je vous donnerai les instructions nécessaires.

– Et je jure de les remplir à votre entière satisfaction, monseigneur, dit l’abbé en s’inclinant.

À ce moment, la marquise rentra, et, après avoir salué respectueusement l’évêque, emmena l’abbé chez la maréchale de Lamothe-Houdon.