CCCXX
La flèche du Parthe.
Le soir de ce même jour, on s’en souvient, le prélat italien avait donné rendez-vous chez lui à l’abbé Bouquemont.
L’abbé trouva l’évêque au milieu de ses derniers préparatifs de départ.
– Entrez dans mon cabinet, dit le prélat ; je vous y rejoins dans un instant.
L’abbé obéit. Alors monseigneur Coletti, s’adressant à son domestique :
– La personne que j’ai fait appeler est-elle dans mon oratoire ? demanda-t-il.
– Oui, monseigneur, répondit le domestique.
– C’est bien. Je n’y suis pour personne que pour la marquise de la Tournelle.
Le domestique s’inclina.
Monseigneur passa dans son oratoire.
Là, dans un angle, debout, maigre et blême, attendait une longue chevelure qui donnait à celui qui avait l’avantage d’en être porteur une ressemblance flatteuse avec le Basile du Mariage de Figaro ou le Pierrot de la pantomime.
Ce personnage, nos lecteurs l’ont oublié ; mais, en deux mots, nous le rappellerons à leur souvenir : c’est le favori de la loueuse de chaises, un des affidés de M. Jackal, le nommé Longue-Avoine, qui, après avoir échappé par miracle aux émeutes de la rue Saint-Denis, était rentré glorieusement dans son bercail de la rue de Jérusalem.
Sans doute, on s’étonnera de voir ce personnage patibulaire chez notre jésuite italien ; mais, si l’on veut nous suivre dans son oratoire, on sera bien vite édifié sur ce sujet.
En apercevant monsignor Coletti, Longue-Avoine croisa ses deux mains sur sa poitrine.
–
Eh bien, demanda l’Italien, quel est le résultat de nos recherches ? Soyez bref et parlez bas.
– Le résultat est des meilleurs, monsignor, et n’a pas nécessité des recherches bien longues : ce sont les deux plus grands intrigants de la chrétienté.
– D’où viennent-ils ?
– Du même pays que moi, monseigneur.
– Et de quel pays venez-vous ?
– De mon pays natal : de la Lorraine.
– De la Lorraine ?
–
Oui, et vous connaissez le proverbe
:
Lorrain, traître à Dieu et à son prochain.
– C’est flatteur pour vous et pour eux. Et où ont-ils fait leurs études ?
– Au séminaire de Nancy tous les deux ; seulement, l’abbé en a été chassé.
– Pourquoi ?
– Il suffira que Votre Grandeur lui dise qu’elle sait pourquoi ; il n’insistera pas, j’en suis certain, sur l’explication.
– Et son frère ?
– Ah ! celui-là, c’est autre chose ; je sais sur lui des détails précis. – Le roi Stanislas, ayant été parrain dans une petite église des environs de Nancy, a fait don à l’église d’un Christ de Van Dyck. Peu à peu, les desservants de l’église ont oublié la valeur de ce Christ, qu’a très bien reconnue Bouquemont le peintre. Il a demandé et obtenu la permission d’en faire une copie ; la copie faite, il l’a substituée à l’original et a vendu l’original sept mille francs au musée d’Anvers.
L’affaire s’est ébruitée, et sans doute il en fût résulté certains désagréments pour l’artiste, si l’abbé, qui était déjà agrégé à la maison de Saint-Acheul, n’eût obtenu l’appui du supérieur de ladite maison. La chose fut étouffée ; mais, du jour où elle serait remise sur le tapis par un homme de votre importance, elle reprendrait toute sa gravité.
– Bien ; j’ai entendu dire que les noms qu’ils portent ne sont pas leurs noms. Savez-vous quelque chose à ce sujet ?
– Rien de plus vrai. Leur nom véritable est Madou et non Bouquemont.
– Depuis le jour où ils ont quitté Nancy, comment ont-ils vécu ?
– Physiquement, assez bien ; moralement, fort mal ; en faisant des dupes et des dettes quand les dupes ont manqué. Si monsignor voulait seulement me donner vingt-quatre heures, je puis lui affirmer qu’il serait parfaitement renseigné à ce sujet.
– Inutile, je pars ce soir, et je pars sachant ce que je voulais savoir.
Puis, tirant cinq louis de sa bourse :
– Voici un acompte, dit-il en remettant les cinq pièces d’or à Longue-Avoine ; peut-être recevrez-vous des ordres non signés ; chacun des ordres que vous recevrez sera accompagné d’un petit mandat ayant pour but de vous payer de vos peines ; vous enverrez la réponse à ces ordres, poste restante, à Rome ; trois X sur vos lettres me les feront reconnaître.
Longue-Avoine s’inclina avec un geste qui signifiait
: «
Est-ce tout pour le moment
?
»
Monsignor Coletti comprit le geste.
– Épiez tous les mouvements de nos deux hommes afin d’être prêt à me donner sur eux les renseignements que je vous demanderai. Allez.
Longue-Avoine sortit à reculons. Monsignor Coletti attendit que la porte fût refermée, et, après un instant de silence et de réflexion :
– Et maintenant, à l’autre, dit-il.
Puis, sortant de son oratoire, il traversa son salon et entra dans son cabinet. Il y trouva l’abbé Bouquemont établi dans un grand fauteuil, tournant ses pouces et regardant le plafond.
– Eh bien, monsieur l’abbé, lui demanda-t-il, pouvez-vous me dire ce qui s’est passé chez madame la maréchale de Lamothe-Houdon ?
– La princesse a paru m’agréer pour directeur, répondit l’abbé.
– Comment ! a paru ?... demanda le jésuite d’un air étonné.
– La princesse n’est pas très causeuse, reprit l’abbé. Votre Grandeur doit en savoir quelque chose. Je ne saurais donc dire positivement quelle a été son impression à mon sujet, et voilà pourquoi j’ai eu l’honneur de vous dire : la princesse a paru m’agréer.
– Enfin, êtes-vous ancré dans la maison ?
– C’est l’opinion de madame la marquise de la Tournelle que je le suis.
– Alors ce doit être aussi la vôtre. N’en parlons plus. Ce point arrêté, je vous ai fait venir pour vous donner vos instructions à l’endroit de la conduite que vous aurez à tenir vis-à-vis de madame la maréchale de Lamothe-Houdon.
– J’attends vos ordres, monsignor.
– Avant d’entrer en matière, deux mots sur les moyens qui se trouvent en mon pouvoir pour lever vos scrupules – dans le cas peu probable où vous en auriez – et même pour substituer au besoin le dévouement à l’hésitation. Vous avez été chassé du séminaire de Nancy. Je sais pourquoi. Voilà pour votre compte, à vous. Quant à votre frère, vous n’ignorez pas qu’il y a dans le musée d’Anvers un certain Christ de Van Dyck...
–
Monseigneur, interrompit l’abbé
Bouquemont en rougissant, pourquoi supposer que vous avez besoin de recourir aux menaces pour faire ce que vous désirez de vos très humbles serviteurs ?
– Je ne suppose pas cela. J’ai beau jeu ; je suis grand joueur ; j’abats mes cartes sur la table, voilà tout.
L’abbé serra les lèvres, mais pas si doucement que l’on n’entendît le craquement de ses dents ; il baissa les yeux, mais pas si rapidement que le prélat n’en pût voir jaillir un éclair. Monsignor Coletti attendit un instant que l’abbé eût bien pris l’attitude qu’il voulait.
– Ah ! fit le jésuite, maintenant que nous sommes d’accord, écoutez-moi. La maréchale de Lamothe-Houdon est mourante ; vous n’avez pas longtemps à la diriger ; mais, avec du zèle et de l’intelligence, les minutes valent des jours et les jours des années.
– J’écoute, monsignor.
– Lorsque vous aurez entendu la confession de la princesse, vous comprendrez la partie des instructions que je vais vous donner et qui, jusque-là, pourront vous paraître un peu troubles.
–
Je tâcherai d’y voir clair, fit l’abbé Bouquemont avec un sourire.
– La maréchale a commis une faute, dit le prélat, une faute de telle nature et de telle gravité, que, si elle n’en obtient pas sur terre le pardon de la personne qu’elle a offensée, je doute fort qu’elle l’obtienne au ciel ; voilà ce que je vous charge de lui démontrer.
–
Encore, monsignor, faudrait-il savoir de quelle nature est cette faute, pour démontrer la nécessité du pardon terrestre.
– Vous la saurez quand la princesse vous l’aura dite.
– J’aurais voulu avoir le temps de préparer mes dilemmes.
– Supposez, par exemple, une de ces fautes si graves, qu’il n’a pas fallu moins que la parole de Jésus-Christ pour la remettre !
– Un adultère ? hasarda l’abbé.
–
Remarquez que je ne précise pas, fit l’Italien. Mais, au cas où ce serait un adultère, croyez-vous que la comtesse obtiendrait son pardon du ciel si elle ne l’obtenait pas d’abord de son mari ?
Malgré lui, l’abbé frissonna ; il entrevoyait vaguement le but de l’Italien, et, si corrompu qu’il fût, cette vengeance florentine l’épouvantait.
Il eût mieux compris et peut-être eût moins craint le poison des Médicis et des Borgia. Mais, si monstrueuse que fût l’œuvre, il ne songea pas à y faire la moindre objection : il se sentait comme le lièvre sous la griffe du tigre.
– Eh bien, demanda l’Italien, vous y engagez-vous ?
– Je ne demande pas mieux, monseigneur ; mais je voudrais comprendre.
– Comprendre ! et pour quoi faire ? Y a-t-il si longtemps que vous êtes reçu dans la sainte Compagnie que vous en ayez oublié la première loi : Perinde ac cadaver. Obéissez sans discussion, sans réflexion, aveuglément, obéissez comme un cadavre.
–
Je m’engage, dit solennellement l’abbé, rappelé aux lois de l’ordre, à exécuter fidèlement la mission que vous me confiez et à obéir perinde ac cadaver.
– Là, c’est bien ! dit monsignor Coletti.
Et, allant à son secrétaire, il en tira un petit portefeuille que l’on sentait, à travers sa basane, être assez grassement garni.
– Je vous sais pauvre et même besogneux, dit le prélat ; vous pouvez, par les ordres que je vous donne, être entraîné à des frais extraordinaires. Je crois vous redevoir encore en prenant à mon compte toutes les charges temporelles de la mission que vous entreprenez. Après son accomplissement, vous recevrez, en reconnaissance de vos offices, une somme égale à celle qui est contenue dans ce portefeuille.
L’abbé Bouquemont rougit et frémit de plaisir tout à la fois, et il lui fallut toute sa force sur lui-même pour prendre le portefeuille du bout des doigts et le mettre dans sa poche sans s’assurer de la somme qu’il contenait.
– Puis-je me retirer ? demanda l’abbé, qui avait hâte maintenant de prendre congé de l’Italien.
– Un dernier mot, fit celui-ci.
L’abbé s’inclina.
– Comment êtes-vous avec la marquise de la Tournelle ?
– Très bien, monsignor.
– Et avec M. le comte Rappt ?
– Au plus mal.
– De sorte que vous n’avez aucune raison ni aucune envie de lui être agréable ?
– Aucune, monseigneur, au contraire.
– Et que, si un malheur inévitable devait arriver à quelqu’un, vous préféreriez que ce fût à lui plutôt qu’à un autre ?
–
Oh
! quant à cela, positivement,
monseigneur.
– Eh bien, l’abbé, suivez de point en point mes instructions, et je crois que vous serez bien vengé.
– Ah ! dit l’abbé, dont le visage s’empourpra de joie, je comprends tout maintenant.
– Silence, monsieur ! je n’ai pas besoin de savoir cela.
– Avant huit jours, monsignor, vous aurez des nouvelles... Où faut-il vous écrire ?
– À Rome, via de l’Umilta.
–
Merci, monseigneur, et que Dieu vous assiste dans votre voyage !
– Merci, monsieur l’abbé ; si le souhait est hasardeux, l’intention est bonne.
L’abbé salua et sortit par une petite porte dérobée que le prélat lui ouvrit lui-même. En rentrant au salon, monsignor Coletti y trouva la marquise de la Tournelle. La vieille dévote venait faire ses derniers adieux à son directeur. Celui-ci, qui avait achevé tout ce qu’il avait à faire à Paris et qui tenait à le quitter au plus vite, avait un moyen d’abréger la scène lacrymale que venait lui faire la vieille marquise, et il était sur le point, ne trouvant pas d’autre moyen, de faire valoir le désir, et même le besoin qu’il avait de se recueillir au moment d’entreprendre un voyage si dangereux que celui d’une mission en Chine, lorsque le valet de pied de la marquise entra en toute hâte et lui annonça que la maréchale de Lamothe-Houdon venait d’être atteinte d’une attaque de nerfs d’une telle violence, que l’on avait craint qu’elle ne mourût pendant l’accès.
– Marquise, dit monseigneur Coletti, dont les pommettes s’enflammèrent en apprenant cette nouvelle, vous entendez, il n’y a pas une minute à perdre.
– Je cours chez ma belle-sœur ! s’écria la marquise en se levant précipitamment.
–
Vous vous méprenez, fit le prélat en l’arrêtant ; ce n’est pas chez la marquise qu’il faut courir.
– Où donc, monsignor ?
– Chez l’abbé Bouquemont.
– Vous avez raison, monseigneur ; son âme est encore plus malade que son corps. Adieu donc, mon digne ami, et que Dieu vous protège pendant votre longue traversée.
– Je la passerai en prières pour vous et votre famille, marquise, répondit le prélat en croisant ses mains sur sa poitrine.
La marquise partit dans son coupé. Un quart d’heure après, une calèche attelée de trois chevaux de poste entraînait monseigneur Coletti sur la route de Rome.