CCCXXIV

Entretien de M. le comte et de madame la comtesse Rappt.

– Parlez, monsieur ! s’écria la princesse après avoir laissé retomber la portière de la chambre à coucher et s’être jetée dans un fauteuil.

– C’est une triste conversation que nous allons avoir ensemble, dit M. Rappt en affectant le plus profond chagrin.

– Quelle qu’elle soit, interrompit la princesse, veuillez l’entamer

; je suis résignée à tout

entendre.

Je me bats, ainsi que vous l’avez dit, commença le comte Rappt, après-demain, avec le maréchal de Lamothe-Houdon. La pauvre Régina frissonna de tous ses membres.

M. Rappt continua, sans paraître remarquer l’émotion de la princesse :

– Quel résultat supposez-vous que puisse avoir ce duel ?

– Monsieur, s’écria la princesse en pâlissant, votre question est horrible et je n’y ferai pas de réponse.

– Cependant, reprit le comte en la regardant avec son plus méchant sourire, étant démontrée une fois la nécessité absolue de ce combat, vous devez former des vœux pour l’un ou pour l’autre des deux combattants.

La nécessité de ce duel ne m’est pas démontrée, dit la princesse Régina en se cachant le visage.

En voyant la rougeur de votre visage, Régina, je suis certain du contraire. Je vous connais ; je connais la noblesse de votre cœur ; je sais que rien de ce qui touche à l’honneur ne vous est étranger, et qu’à ma place vous eussiez agi de même.

– Ô honte ! murmura à voix basse la pauvre femme.

– Ne revenons pas sur les causes, dit M.

Rappt, et parlons des effets. Je me bats avec le maréchal. Pour qui formez-vous des vœux ? Telle est la question que j’ai l’honneur de vous adresser.

Monsieur, je refuse formellement de répondre.

– Il le faut, cependant, princesse ; car de votre réponse va dépendre le bonheur ou le malheur de votre vie.

– Que voulez-vous dire ?

– Je ne m’expliquerai pas davantage avant de connaître votre réponse.

– Monsieur, votre insistance est atroce, et je suis obligée de vous rappeler que ma mère est morte aujourd’hui.

– Je m’en souviens, Régina, en songeant que je me bats après-demain.

– Qu’y puis-je ? s’écria d’une voix désespérée la princesse. Voulez-vous que j’aille trouver le maréchal, que je me jette à ses pieds, que je le supplie de renoncer à ce combat ?

– Vous ne me comprenez pas, princesse, reprit le comte Rappt en regardant la pauvre femme d’un air hautain. Vous ai-je donné le droit de douter de mon courage, et pensez-vous que je sois assez lâche pour prier une femme d’arranger mes affaires d’honneur ? Je vous demande tout simplement de formuler un vœu quelconque.

– Taisez-vous ! s’écria Régina en tressaillant.

– Je vous prie, en un mot, de me dire lequel vous souhaitez de voir mourir, de votre père ou du mari de votre mère ?

C’est infâme, murmura en pleurant la princesse.

– C’est infâme ! répéta froidement le comte, j’en conviens ; mais qu’y voulez-vous faire ?

Cela est. Répondez-moi donc.

Monsieur, dit la princesse d’une voix suppliante et en joignant les mains, au nom de ma mère, je vous conjure de ne pas exiger de moi une réponse sur ce sujet.

– Je vous répète, Régina, que votre vie et la mienne dépendent de la réponse que vous allez me faire. J’insiste donc.

– Vous le voulez ? s’écria la jeune femme en le regardant fixement et en se levant peu à peu pour aller à lui.

– Je l’exige, Régina !... pardon, je vous en supplie !

– Soit, dit la princesse en s’avançant vers le comte, les bras croisés. Puisque vous l’exigez, voici ma réponse : je vous hais...

Régina

! Régina, répéta le comte en

devenant pourpre, prenez garde !

– Je ne crains rien, dit Régina, car je n’ai que vous à craindre, et vous savez depuis longtemps à quoi vous en tenir sur ce sujet.

– Régina, la patience a des bornes !

– À qui le dites-vous, monsieur ? Est-ce que je ne connais pas les bornes de la patience, puisque vous êtes chez moi et que je vous écoute !

– Régina, je puis vous perdre ou vous sauver.

– Vous n’avez qu’une façon de me sauver, monsieur, dit fièrement la jeune femme : c’est de mourir !

Régina, dit le comte en sautant sur la princesse comme s’il eût voulu l’étouffer.

Mais celle-ci, le regardant d’un œil froid, l’arrêta en disant :

– Eh bien, qu’y a-t-il, mon père ?

Le comte Rappt recula.

– Écoutez-moi, dit-il.

– Je ne veux plus vous entendre.

– Il le faut, cependant.

Régina sauta sur le cordon de la sonnette.

– N’appelez pas, dit le comte en devenant blême ; je vais me retirer. Mais, en sortant d’ici, je vais aller faire ma confession entière au maréchal.

Que voulez-vous dire

? demanda la

princesse en se rapprochant de lui.

– Le maréchal vous croit sa fille, dit le comte.

Je vais le détromper.

– Monsieur ! s’écria la pauvre femme ; si vous avez jamais eu la moindre notion du bien et du mal, vous n’en ferez rien.

– Je le ferai comme j’ai l’honneur de vous le dire, fit le comte en se retournant et se dirigeant vers la porte.

– Monsieur, monsieur, s’écria Régina en allant à lui, que voulez-vous, qu’exigez-vous de moi en échange du repos de cet honnête homme ?

Le comte se retourna en souriant

imperceptiblement.

– Vous voyez bien, dit-il, qu’il est nécessaire que nous causions.

– Je vous écoute.

– Je ne reviendrai pas sur la question de vos vœux, reprit le comte d’un air railleur ; vous m’avez édifié suffisamment là-dessus ; je voulais savoir, ajouta-t-il, avant de mourir – car vous pensez bien que je ne me défendrai pas contre ce vieillard –, je voulais savoir, dis-je, si vous n’auriez pas, après ma mort, un peu d’indulgence pour mes fautes, voyant que je les ai si courageusement expiées. C’était votre opinion à ce sujet que je voulais connaître, pour ainsi dire, d’outre-tombe ! L’homme qui vous parle, Régina, si criminel qu’il soit, vous a donné la vie. Je voulais savoir, non si vous regretteriez votre père (hélas ! je ne mérite pas vos regrets !), mais si vous le plaindriez, si vous l’absoudriez au fond de votre âme. Je voulais enfin savoir, au moment de mourir, si la pensée ne vous viendrait pas que j’étais plus malheureux, plus misérable, si vous voulez, que méchant, et si je n’étais pas digne, par ma mort, d’obtenir le pardon de ma vie. Tel était mon but, Régina ! Excusez-moi de ne vous l’avoir pas expliqué plus clairement.

Ces mots, débités avec plus d’emphase que de sentiment, attendrirent cependant la princesse Régina.

Et c’est ici le cas ou jamais, chers lecteurs, de remarquer la bonté des femmes et la méchanceté des hommes. Voici une créature bonne, honnête, foncièrement honnête, franche jusqu’à la cruauté, loyale jusqu’à la barbarie ; voici une femme, disons-nous, qui vient de prononcer ces terribles paroles : « Vous n’avez qu’une façon de me sauver la vie, c’est de mourir ! » Eh bien, cette femme s’attendrit devant cet homme. Son cœur s’émeut en entendant le rôle débité par le comédien, elle s’étudie, elle s’interroge : n’a-telle pas été sévère, dure, injuste envers cet homme qui, au bout du compte, est son père ?

Telle est l’émotion qui la saisit, en entendant le couplet chanté par cet histrion.

– Monsieur le comte, dit-elle, pardonnez-moi la dureté de mes paroles. Je suis mortelle et n’ai point de souhaits à former. Je m’en rapporte et je me soumets à la justice divine.

Un sourire de satisfaction illumina le visage du comte.

Régina, dit-il, je vous remercie de ces bonnes paroles ; mais soyez sûre que j’en suis digne ! La parole de l’homme qui va mourir est sacrée : Régina, pardonnez-moi ma vie et ayez pitié de ma mort.

Que souhaitez-vous de moi, monsieur

?

demanda la princesse.

Rien que de très simple, Régina, votre bonheur !

– Je ne vous comprends pas, dit en rougissant la bien-aimée de Pétrus.

– Régina, reprit le comte Rappt du ton le plus affable, quelque faute que j’aie pu commettre, je vous ai toujours aimée comme ma fille, et, si vous en avez douté parfois, c’est ma faute bien plus que la vôtre. Je ne songe donc qu’à vous, à cette heure solennelle, et je veux assurer votre félicité.

– Expliquez-vous, monsieur, dit la princesse qui, instinctivement, pressentait le but de M.

Rappt.

– Vous aimez, dit celui-ci, un des hommes les plus recommandables que je sache. Depuis la dernière causerie que nous avons eue ensemble à son sujet, j’ai pris des informations sur son compte, et j’ai appris que votre amour ne pouvait être mieux placé.

– Monsieur, s’écria la princesse, plus je vous écoute, moins je vois où vous en voulez venir.

– Nous y arrivons, répondit le comte. Je vous demande, pour prix du sacrifice de ma vie, de me fournir, d’ici à demain, l’occasion d’un entretien avec ce jeune homme.

Vous n’y songez pas

! interrompit la

princesse.

– Pardonnez-moi, princesse, je ne songe qu’à cela depuis que j’ai l’honneur de causer avec vous.

– Mais que lui voulez-vous ? Le provoquer, peut-être ?

– Par votre mère, Régina, je vous jure que je ne le provoquerai pas.

– Alors que pouvez-vous avoir à lui dire ?

C’est mon secret, Régina

! Mais soyez

persuadée que c’est dans votre seul intérêt que j’agis en cette occasion. Le malheur dont je vous ai rendue victime me touche profondément, et je veux réparer mon crime.

– S’il en est ainsi, monsieur, que n’allez-vous le trouver ? quoique, à vrai dire, je ne m’explique pas le but de votre démarche.

– C’est impossible, Régina. On me verrait entrer chez lui, et quel rôle aurais-je l’air de jouer ? Je vous offre de me ménager un entretien avec lui demain, à l’heure qui vous semblera la plus favorable, le soir, par exemple.

– Monsieur, dit la princesse Régina en le regardant fixement et longuement, j’ignore votre but ; mais je connais la loyauté de M. Pétrus Herbel. Quelle que soit votre pensée à son sujet, demain, à cinq heures, il sera ici.

– Non ! dit le comte Rappt, à cinq heures, il y aura du monde ici ; toute la valetaille le verra entrer ; je désire qu’on ne sache pas qu’il est venu à l’hôtel. Vous devez comprendre toute la délicatesse d’une semblable entrevue. Soyez donc assez bonne pour m’en ménager une autre. Vous avez, presque tous les soirs, un rendez-vous avec lui dans le jardin ? Eh bien, permettez-moi de le recevoir ainsi, mystérieusement, incognito – c’est une fantaisie, sans doute, mais c’est une fantaisie de mourant, et je vous supplie de la respecter.

– Mais pourquoi dans le jardin ? observa la princesse. Pourquoi pas ici ou dans la serre ?

– Parce que, je vous le répète, princesse, on pourrait le voir, et que ni vous ni moi nous ne nous en soucions. La preuve, c’est que vous le recevez presque tous les soirs dans le jardin ; ce qui, pour le dire en passant, est une véritable imprudence que votre constitution délicate ne saurait justifier...

– Mais... interrompit vivement la princesse.

– Mais, interrompit plus vivement encore le comte, je ne comprends pas vos objections, à moins que vous n’ayez de moi je ne sais quelle défiance que je ne pourrais formuler.

Il aurait très bien pu formuler la défiance de la princesse ; elle était assez compréhensible.

– Et si je me défiais ? dit-elle.

Je vous rassurerais, Régina, répondit le comte, en vous disant que vous pouvez assister à notre entretien, de loin ou de près, à votre gré.

Soit, dit Régina après un moment de réflexion ; demain soir, à dix heures, vous le verrez.

– Dans le jardin ?

– Dans le jardin.

– De quelle façon le préviendrez-vous ?

– Je l’attends.

– S’il ne venait pas ?

– Il viendra.

Voilà bien la réponse d’une femme

amoureuse ! dit d’un ton léger le comte Rappt.

La pauvre Régina rougit jusqu’au front. Le comte Rappt continua :

– Il se peut qu’il ne vienne pas, justement le jour où vous aurez le plus besoin de le voir ; il faut prévoir tout. Soyez donc assez bonne pour lui écrire.

– Soit ! dit la princesse résolument, je lui écrirai.

– Il ne vous en coûtera pas plus de lui écrire tout de suite, princesse.

– Je lui écrirai dès que vous serez parti.

– Non, fit le comte avec humeur ; je ne serais pas tranquille. Écrivez-lui tout simplement ces mots : « Ne manquez, pour rien au monde, de venir demain. » Donnez-moi la lettre, et je me charge du reste.

– Jamais ! s’écria-t-elle.

– Bien ! fit le comte en se retournant pour la seconde fois du côté de la porte, je sais ce qu’il me reste à faire.

Monsieur, s’écria la pauvre femme, comprenant sa pensée, je vais écrire...

– À la bonne heure ! murmura sourdement le comte, dont les yeux rayonnèrent d’une joie sinistre.

La princesse prit une feuille de papier dans son chiffonnier. Elle écrivit textuellement les mots indiqués par le comte, mit la lettre sous enveloppe sans la cacheter, et la lui donna en disant :

– Si un piège est caché là-dessous, malheur à vous, monsieur le comte !

– Vous êtes une enfant, Régina, dit le comte Rappt en prenant la lettre, et, quand je m’occupe de votre bonheur, vous oubliez trop que je suis votre père.

Le comte se retira après avoir salué respectueusement la princesse, et il avait à peine tiré la porte derrière lui, que la pauvre Régina, fondant en larmes et joignant les mains en signe de prière douloureuse, s’écriait :

– Oh ! ma pauvre mère ! ma pauvre mère !