CCCXXIII

Où l’étoile de M. Rappt commence à pâlir.

– Lui ! murmura sourdement, en voyant le comte Rappt, le maréchal de Lamothe-Houdon, dont le visage prit une expression sinistre, ce visage qui d’ordinaire n’exprimait que la douceur. Lui ! répéta-t-il en jetant sur le comte des yeux étincelants et en le regardant à la façon dont le tonnerre doit regarder le champ qu’il va enflammer.

Le comte Rappt, nous l’avons vu à l’œuvre, était brave, hardi, audacieux, plein de sang-froid et de courage, et cependant, explique qui pourra ce phénomène, son sang-froid, son courage, sa hardiesse et son audace tombèrent tout à coup devant le maréchal comme les remparts d’une ville assiégée devant l’ennemi vainqueur ! Tant d’éclairs jaillirent des yeux du vieillard outragé, tant de menaces terribles lança son regard, que le comte, sans rien deviner, fit toute espèce de conjectures et frissonna involontairement.

Il crut M. de Lamothe-Houdon devenu fou après la mort de sa femme. Il attribua la fixité de son regard à l’égarement, il prit sa colère pour du désespoir, et il songea à le consoler. Il essaya donc de recouvrer tout le calme nécessaire pour exprimer convenablement le chagrin que lui faisait éprouver la mort de la princesse et la part qu’il prenait à la douleur du maréchal.

Il s’avança vers M. de Lamothe-Houdon en inclinant la tête, en signe de tristesse et de compassion. Le maréchal lui laissa faire trois ou quatre pas dans la chambre.

M. Rappt dit, d’une voix qu’il s’efforça de rendre émue :

– Maréchal, croyez que je suis profondément touché du malheur qui vous arrive !

Le maréchal le laissa dire.

M. Rappt continua :

– Le malheur a cela de consolant, du moins, qu’il nous rend plus chers les amis qui nous restent.

Le maréchal garda le silence. Le comte poursuivit :

– En cette triste circonstance, comme en toute autre, croyez bien, monsieur le maréchal, que je suis tout à votre service.

C’en était trop ! En entendant ces paroles, M.

de Lamothe-Houdon bondit.

Qu’avez-vous, monsieur le maréchal

?

s’écria le comte Rappt épouvanté.

– Ce que j’ai, misérable ? murmura à demi-voix le maréchal en s’avançant vers le comte.

Celui-ci recula de deux ou trois pas.

– Ce que j’ai, infâme, traître, lâche ? continua le maréchal en regardant le comte comme s’il eût voulu le dévorer.

– Monsieur le maréchal... s’écria le comte Rappt, qui commençait à entrevoir la vérité.

– Traître ! infâme ! répéta M. de Lamothe-Houdon.

– J’ai peur, monsieur le maréchal, dit, en se dirigeant vers la porte, le comte Rappt, que votre profonde douleur n’occasionne un trouble dans votre raison, et je vous demande la permission de me retirer.

– Vous ne sortirez pas d’ici ! dit le maréchal en sautant du côté de la porte et en lui barrant le passage.

– Monsieur le maréchal, objecta le comte en montrant du doigt le lit mortuaire, une scène pareille dans un lieu semblable, quelle qu’en soit la cause, ne saurait être plus de votre goût que du mien. Je vous prie de me laisser sortir.

– Non ! dit le maréchal, c’est ici que j’ai appris l’offense ; c’est d’ici que doit partir la réparation.

– Si je comprends, monsieur le maréchal, dit froidement le comte, vous avez, pour une raison ou pour une autre, une explication à me demander. Je suis à vos ordres, mais, je vous le répète, dans un autre moment et dans un autre lieu.

– À cette heure et ici ! répondit le maréchal d’une voix si impérieuse, qu’elle ne souffrait pas de réplique.

– Comme vous voudrez, dit laconiquement le comte.

– Connaissez-vous cette écriture ? demanda le maréchal en tendant au comte Rappt le paquet de lettres.

Le comte prit les lettres, les regarda et pâlit.

Ainsi, continua le maréchal, vous vous reconnaissez pour l’auteur de ces lettres ?

– Oui, répondit sourdement le comte.

– Ainsi, la princesse Régina est votre fille ?

Le comte cacha son front dans ses mains ; on eût dit qu’il cherchait à éviter la foudre qui, depuis son entrée dans la chambre mortuaire, grondait au-dessus de sa tête.

– Ainsi, poursuivit le maréchal de Lamothe-Houdon, qui semblait ne pas pouvoir prononcer ces paroles, ainsi votre fille... est... votre...

femme ?

– Devant Dieu, elle restée ma fille, monsieur le maréchal ! s’écria vivement le comte.

– Traître ! infâme !... murmura le maréchal.

Un être que j’ai tiré de la boue, que j’ai accablé de bienfaits, dont j’ai serré loyalement la main pendant vingt années, le voilà qui entre dans ma famille comme un honnête homme, et qui, pendant vingt ans, me pille comme un voleur !

Misérable ! mais une crainte, un remords n’est donc jamais entré dans votre cœur ! Votre âme est donc un bourbier fétide où l’air pur n’a jamais pénétré ! Traître ! voleur de mon bien ! assassin de mon bonheur !... Et la pensée ne vous est pas venue un moment que je pouvais tout apprendre, et que j’aurais à vous demander un terrible compte de vos vingt années de mensonge et d’infamie !

– Monsieur le maréchal... bégaya le comte Rappt.

– Taisez-vous, misérable ! dit durement M. de Lamothe-Houdon, et écoutez-moi jusqu’au bout.

C’est moi qui vous ai appris à tenir une épée.

Le comte ne répondit pas.

Est-ce moi, oui ou non

? demanda le

vieillard.

– C’est vous, monsieur le maréchal, répondit le comte.

– Vous connaissez donc, continua le maréchal d’un ton bref, la façon dont je puis m’en servir.

Monsieur le maréchal... interrompit le comte.

– Taisez-vous, vous dis-je ! – Je suis donc sûr de vous tuer.

– Vous pouvez me tuer tout de suite, monsieur le maréchal, s’écria le comte Rappt ; car, sur mon honneur, je ne me défendrai pas contre vous.

– Vous refuserez de vous battre contre un vieillard, dit en ricanant sourdement le maréchal, par respect pour ses cheveux blancs, n’est-ce pas ?

– Oui, dit résolument le comte.

– Mais, malheureux que vous êtes, dit le vieillard en avançant vers le comte, les deux bras croisés et se redressant de toute la hauteur de sa taille imposante ; ignorez-vous donc que la colère donne des forces surhumaines ; et que, si ce bras, continua-t-il en allongeant le bras droit et en le mettant sur l’épaule du comte, et que, si ce bras s’appesantissait sur vous, il vous forcerait à vous courber à terre ?

Soit que le poids du bras du vieillard fût véritablement d’une lourdeur extraordinaire, soit que la colère lui eût donné, ainsi qu’il le disait, des forces surhumaines, les jambes du comte fléchirent, et il tomba à genoux sur le tapis au chevet du lit de la morte !

– C’est cela, à genoux ! dit sévèrement le maréchal, c’est la posture qui convient aux méchants et aux traîtres ! Maudit sois-tu, toi qui as apporté dans ma maison le mensonge et la honte ! Maudit sois-tu, toi qui m’as abreuvé d’outrages, toi qui m’as enseigné la haine, toi qui, par ton offense, me fais douter de l’humanité tout entière, maudit sois-tu !

Ô désolation ! cet homme vaillant, cet honnête homme, en s’approchant du comte pour le souffleter, pâlit et tomba sur le tapis, comme si le misérable traître qu’il menaçait et qu’il allait punir l’eût renversé.

Un sourire de joie passa sur les lèvres du comte et illumina son visage. Il regarda le vieillard à terre comme le bûcheron regarde le chêne abattu.

Il se pencha vers lui et l’examina froidement, comme le médecin examine le cadavre.

– Monsieur le maréchal, dit-il à demi-voix.

Mais le vieillard ne l’entendit pas.

– Monsieur le maréchal, répéta-t-il à voix basse en le secouant légèrement.

Mais M. de Lamothe-Houdon resta immobile et silencieux.

Le comte Rappt étendit sa main sur la poitrine du maréchal : son front se rembrunit en sentant les battements du cœur.

– Il vit ! murmura-t-il en le regardant d’un œil hagard.

Puis, se levant brusquement, il tourna les yeux de côté et d’autre, cherchant je ne sais quoi –

quelque instrument de mort, sans doute.

Mais cette chambre de femme ne contenait ni pistolet, ni poignard, ni arme d’aucune sorte.

Il s’approcha du lit de la morte et tira vivement à lui le drap qui la recouvrait ; mais, à son grand effroi, le bras droit de la morte se releva, tenant le coin du drap.

Il recula épouvanté !

À ce moment, une ombre se dressa devant lui.

– Que faites-vous ici ? dit-elle.

Il frissonna en reconnaissant la voix de la princesse Régina.

– Rien ! répondit-il durement en lançant un regard terrible à la princesse.

Et il sortit brusquement, laissant la pauvre Régina entre le cadavre de sa mère et le corps inanimé du maréchal de Lamothe-Houdon.

La princesse sonna, et Grouska arriva, suivie du valet de chambre du maréchal.

On fit revenir le vieillard à lui et on le transporta dans sa chambre à coucher, où les soins de son médecin, accouru en toute hâte, le rappelèrent bientôt à la vie.

Il regarda tout autour de lui en disant :

– Où est-il ?

– Qui, mon père ? demanda la princesse.

Ce mot de père, que Régina lui donnait, fit frissonner le maréchal.

– Ton mari... dit-il avec effort, le comte Rappt.

Désirez-vous lui parler

? demanda la

princesse.

– Oui, répondit M. de Lamothe-Houdon.

– Je vous l’enverrai dès que vous serez mieux.

– Je vais tout à fait bien, dit le maréchal en se relevant et en se redressant fièrement.

– Je vais vous l’envoyer, mon père, dit la princesse en cherchant à deviner dans les yeux du vieillard ce qu’il pouvait avoir à dire, en ce moment, au comte Rappt.

Elle quitta la chambre à coucher, et, un instant après, le comte Rappt parut.

– Vous désirez me parler ? dit-il d’un ton sec.

– Oui, répondit laconiquement le maréchal. Je me suis laissé entraîner, tout à l’heure, envers vous, à des menaces et à des violences inutiles ; je n’avais qu’une parole à vous dire, et c’est la seule que je ne vous ai pas dite.

– Je suis à vos ordres, monsieur le maréchal, répondit le comte.

– Vous daignerez vous battre avec moi ? fit dédaigneusement le vieillard.

– Oui, répondit résolument le comte.

– À l’épée, naturellement ?

– À l’épée.

– Sans témoins ?

– Sans témoins, monsieur le maréchal.

– Ici, dans le jardin ?

– Où il vous plaira, monsieur le maréchal.

Le maréchal jeta un regard sévère sur le comte.

– Vous avez bien vite changé de résolution, dit-il.

– J’ai reconnu, monsieur le maréchal, que mon refus était une nouvelle injure, répondit le comte.

– Vous me ferez peut-être l’outrage de ne pas vous défendre ?

– Je me défendrai, monsieur le maréchal... je vous le jure !... ajouta-t-il.

– À votre guise, monsieur. Mais, que vous vous défendiez ou non, je ne vous ferai pas de quartier.

Que la volonté de Dieu soit faite

! dit

hypocritement le comte en levant les yeux au ciel avec une onction dont l’abbé Bouquemont eût été fier.

– Quant au jour, reprit le maréchal, ce sera le jour même des obsèques de madame la maréchale. Nous laisserons s’accomplir les funérailles, et, au retour, nous nous retrouverons dans le rond-point du jardin. Tenez-vous donc prêt pour cette heure.

– Je serai prêt, monsieur le maréchal.

– Bien ! fit de la tête M. de Lamothe-Houdon en tournant le dos au comte.

– Vous n’avez plus rien à me dire, monsieur le maréchal ? demanda celui-ci.

– Non ! répondit le vieillard. Vous pouvez vous retirer.

Le comte s’inclina respectueusement et sortit.

Sur le seuil de la porte, il trouva la princesse Régina.

– Vous ici ? s’écria-t-il.

– Oui ! dit à voix basse la princesse. J’ai écouté, j’ai entendu, je sais tout ! Vous allez vous battre avec le maréchal.

– En effet, dit le comte froidement.

– Vous allez tuer ce vieillard, continua Régina.

– Peut-être, dit le comte.

– Vous êtes infâme ! s’écria la princesse.

– Et plus infâme encore que vous ne croyez, princesse

; car je compte, avant le duel,

renseigner le maréchal sur tout ce qu’il ignore.

– Que voulez-vous dire ? demanda avec effroi la princesse.

– Veuillez passer chez vous et je vais vous en instruire, dit le comte Rappt, le lieu où nous sommes ne me paraissant pas convenable pour un pareil entretien.

– Je vous suis, répondit la princesse.

Nous dirons dans le chapitre suivant le résultat de la conversation du comte Rappt et de la princesse Régina.