CCCXXIX
Liquidation.
Dût-on traiter notre opinion de paradoxale, nous affirmons que le meilleur gouvernement est celui où l’on pourra se passer de ministres.
Les hommes de notre âge qui ont assisté aux luttes politiques, aux intrigues ministérielles de la fin de l’année 1827, pour peu qu’ils aient gardé mémoire des derniers soupirs de la Restauration, partageront notre opinion, nous n’en doutons pas.
En effet, après le ministère provisoire, où étaient entrés M. le maréchal de Lamothe-Houdon et M. de Marande, le roi avait chargé M.
de Chabrol de composer un ministère définitif.
En voyant annoncé, dans les journaux du 26
décembre, que M. de Chabrol partait pour la Bretagne, tout le monde crut que le cabinet était constitué, et on attendit avec anxiété l’insertion de cette nouvelle au Moniteur. Nous disons avec anxiété, car, depuis les émeutes des 19 et 20
novembre, tout Paris était resté plongé dans la stupeur, et la chute du ministère Villèle, qui donnait satisfaction à la haine publique, ne faisait cependant ni oublier le passé, ni présager un meilleur avenir. Tous les partis s’agitaient, et il venait d’en sourdre un nouveau qui criait de loin au duc d’Orléans d’être le tuteur de la France et de sauver ainsi la royauté d’un danger imminent.
Mais en vain cherchera-t-on la nouvelle dans le Moniteur du 27, du 28, du 29, du 30 ou du 31
décembre.
Le Moniteur était muet, il semblait endormi comme la Belle au bois dormant. On espérait qu’il allait se réveiller le 1er janvier 1828 ; il n’en fut rien. On apprit seulement que Charles X, irrité contre les royalistes qui avaient précipité la chute de M. de Villèle, avait rayé, les uns après les autres, les noms de tous les candidats au ministère que M. de Chabrol lui avait présentés ; entre autres, pour n’en citer que deux, MM. de Chateaubriand et de la Bourdonnaie.
D’un autre côté, les hommes politiques qu’on appelait à faire partie du nouveau cabinet, connaissant l’ascendant que M. de Villèle exerçait encore sur l’esprit du roi, et ne se souciant pas, tout en héritant de l’animadversion qu’avait laissée derrière lui le président du conseil, de jouer le rôle d’hommes de paille, refusèrent absolument d’entrer dans une pareille combinaison. De là tous les embarras de M. de Chabrol, et voilà pourquoi, chers lecteurs, nous vous demandons la permission de vous dire :
« Tant qu’il y aura des ministres, il n’y aura pas de bon ministère. »
Enfin, le 2 janvier ( expectata dies1), on annonça que la montagne était grosse, en d’autres termes, que M. de Chabrol était parvenu à composer son ministère.
La crise dura deux jours, le 3 et le 4, crise terrible, à en juger par l’expression de désespoir 1 « Le jour attendu », Virgile, Énéide, livre V, où il s’agit du neuvième jour, mettant fin aux Féralies.
dont la figure des courtisans était empreinte.
Dans la soirée du 4, le bruit transpira que le nouveau ministère présenté par M. de Chabrol était définitivement agréé par le roi.
En effet, le Moniteur du 5 janvier publiait une ordonnance datée du 4, dont l’article premier contenait les nominations suivantes : M. Portalis, au ministère de la justice ; M. de la Ferronnays, au ministère des affaires étrangères ;
M. de Caux, au ministère de l’administration de la guerre ; la présentation aux emplois vacants dans l’armée étant réservée au dauphin ; M. de Martignac, au ministère de l’intérieur, dont on retranchait les attributions relatives au commerce et aux manufactures, qui devenaient une annexe au bureau du commerce et des colonies ;
M. de Saint-Crieq, à la présidence du conseil supérieur du commerce et des colonies, avec le titre de secrétaire d’État ;
M. Roy, au ministère des finances, etc. Ce ministère, qui avait surtout pour but de calmer les esprits, ne fit que jeter la défiance et la crainte dans tous les partis ; en effet, ce n’était qu’un replâtrage, une ombre du ministère précédent.
MM. de Villèle, Corbière, Peyronnet, de Damas et de Clermont-Tonnerre quittaient la partie sans doute ; mais MM. de Martignac, de Caux et de la Ferronnays, ayant appartenu à l’administration, l’un comme conseiller d’État, l’autre comme directeur d’un des services du ministère de la guerre, le troisième comme ambassadeur à Saint-Pétersbourg, étaient loin d’être des hommes nouveaux et semblaient ne se trouver là qu’en attendant le moment favorable où M. de Villèle pût reprendre la direction officielle. « Il manque d’une raison suffisante pour exister, disaient les libéraux, il n’est pas né viable. »
On essaya de satisfaire les mécontents en destituant le préfet de police, M. Delavau, et en le remplaçant par M. de Belleyme, procureur du roi à Paris – on alla même jusqu’à supprimer la police générale au ministère de l’intérieur, ce qui entraîna la retraite de M. Franchet – ; mais cette double satisfaction, impérieusement exigée, qu’on donnait à l’opinion publique, ne fit pas ajouter foi à la force et à la durée du nouveau ministère.
Un des hommes qui avaient été les plus attentifs aux tâtonnements, hésitations et embarras de Sa Majesté Charles X et de M. de Chabrol était M. Jackal.
M. Delavau destitué, M. Jackal devait nécessairement suivre son patron dans la retraite.
Bien que le rôle qu’il jouait à la préfecture de police fût sans signification positive et sans conséquence sérieuse pour la nouvelle marche politique que le gouvernement comptait suivre, en lisant, dans le Moniteur, l’ordonnance qui conférait à M. de Belleyme l’administration de la préfecture de police, M. Jackal laissa retomber mélancoliquement sa tête sur sa poitrine et médita profondément sur la vanité des choses humaines.
Il en était là, plongé dans cette méditation, quand un huissier vint lui annoncer que le nouveau préfet, installé depuis une heure, le priait de passer dans son cabinet.
M. de Belleyme, homme d’esprit s’il en fût –
il l’a bien prouvé depuis en inventant le référé –, M. de Belleyme, profond jurisconsulte et aussi profond philosophe, n’eut pas longtemps à causer avec M. Jackal pour savoir à quel homme il avait affaire, et, s’il fit mine un moment de le déshériter de ses fonctions, ce fut moins pour lui faire peur que pour s’assurer à jamais sa fidélité.
Il le connaissait depuis longtemps et il savait quel trésor de ressources était enfoui dans ce cerveau fécond.
Il ne mit qu’une condition au maintien de M.
Jackal.
Il le supplia de remplir ses fonctions en gentilhomme et en homme d’esprit.
– Le jour, lui dit-il, où ceux qui administrent la police auront de l’esprit, il n’y aura plus de voleurs en France, et, le jour où la police ne fera plus de barricades, il n’y aura plus d’émeutes à Paris.
Ici, M. Jackal, comprenant parfaitement que le nouveau préfet faisait allusion aux émeutes du mois de novembre, organisées par lui, M. Jackal baissa la tête et rougit pudiquement.
– Ce que je vous recommande avant tout, continua M. de Belleyme, c’est de faire disparaître au plus vite et de reconduire aux bagnes d’où ils viennent, ces êtres patibulaires qui émaillent la cour de l’hôtel ; car, s’il est nécessaire, pour faire un civet, de prendre un lièvre, on ne me prouvera jamais la nécessité de prendre des forçats pour arrêter des voleurs. Je conviens avec vous que le moyen est spécieux, mais il n’est pas infaillible, et je le crois dangereux.
M. Jackal fit un geste d’étonnement.
– Je vous prie de faire un choix au plus vite parmi les hommes qui sont sous vos ordres et de les renvoyer, sans bruit, d’où ils viennent.
M. Jackal adhéra pleinement à la proposition du nouveau préfet, et, après l’avoir assuré de son zèle et de son dévouement, il le salua en s’inclinant respectueusement et se retira.
Rentré dans son cabinet, il se plongea dans son fauteuil, essuya les deux verres de ses lunettes, tira sa tabatière, et se bourra le nez de tabac ; puis, croisant à la fois ses jambes et ses bras, il médita de nouveau.
Disons tout de suite que ce second sujet de méditation fut bien plus agréable pour lui que le premier, quelque chagrinantes qu’en pussent être les conséquences pour son prochain.
En effet, voici à quoi il pensait :
– Décidément, j’avais bien jugé le nouveau préfet, c’est positivement un homme profond ; la preuve, c’est qu’il m’a gardé, quoiqu’il soit bien loin d’ignorer que j’ai quelque peu contribué à déterminer la chute du ministère ; après tout, c’est peut-être pour cela. Me voilà donc de nouveau sur mes pieds, puisque, par la suppression de la police au ministère de l’intérieur et la retraite de M. Franchet, j’acquiers une plus haute importance. D’une autre part, il est presque entré dans mes vues à l’endroit des honorables personnages dont la cour de la préfecture est quotidiennement jonchée. Il est vrai que je vais bien causer de la peine à ces honnêtes gens. Pauvre Carmagnole
! pauvre
Papillon ! pauvre Longue-Avoine ! pauvre Brin-d’Acier ! pauvre Gibassier surtout ! c’est toi que je plains parmi les autres ; tu vas m’afficher ingrat
; mais, que veux-tu
! habent sua fata
libelli ! – C’était écrit. – En d’autres termes : il n’est si bonne compagnie qu’il ne faille à la fin quitter.
En disant ces derniers mots, M. Jackal, pour comprimer l’émotion que lui donnaient ces tristes pensées, tira de nouveau sa tabatière et absorba, avec une sorte de violence, une seconde prise de tabac.
– Bah ! après tout, dit-il philosophiquement en se levant, le faquin n’a que ce qu’il mérite. Je sais bien qu’il me demandait, hier, mon agrément pour se marier ; mais jamais Gibassier ne sera un homme de pot-au-feu ; il est fait pour les grandes routes, et je crois que celle de Paris à Toulon conviendra mieux à sa nature que le grand chemin de l’hyménée. – Comment va-t-il accepter cette nouvelle position ?
Tout en faisant ces réflexions, M. Jackal tira un cordon de sonnette.
Un huissier parut.
– Qu’on me fasse venir Gibassier, dit-il, et, s’il n’est pas là, Papillon, Carmagnole, Longue-Avoine ou Brin-d’Acier.
L’huissier parti, M. Jackal fit jouer un bouton de sonnette placé presque invisiblement dans l’angle du mur. Un instant après, un agent de police à figure rébarbative, habillé en bourgeois, apparut sur le seuil d’une petite porte dissimulée par une draperie.
– Entrez, Colombier, dit M. Jackal.
L’homme à mine farouche qui portait ce doux nom s’avança.
–
De combien d’hommes pouvez-vous
disposer en ce moment ? demanda M. Jackal.
– De huit hommes, répondit Colombier.
– Vous compris ?
– Sans me compter ; en tout, neuf.
– Solides ?
– Comme moi-même, répondit d’une voix de basse-taille effrayante Colombier, qui devait être, en effet, d’une force et d’une énergie peu communes, s’il est permis de juger de la force du corps par la force de la voix.
– Vous allez les faire monter, continua M.
Jackal, et vous vous tiendrez tous les neuf dans le corridor derrière ma porte.
– Armés ?
– Bien armés. Au premier coup de sonnette, vous entrerez ici sans frapper et vous inviterez l’homme qui se trouvera dans mon cabinet à vous suivre ; une fois votre prisonnier dans le corridor, vous le confierez à quatre de vos hommes qui le conduiront au Dépôt. Le prisonnier une fois en lieu sûr, vos hommes remonteront et reviendront prendre leur place dans le corridor, jusqu’au moment où un second coup de sonnette vous appellera de nouveau pour une autre arrestation ; et ainsi de suite, jusqu’à ce que je vous donne contrordre. – Vous m’avez bien compris, n’est-ce pas ?
– Parfaitement !
répondit
Colombier,
parfaitement
! répéta-t-il en se rengorgeant
comme un homme fier d’avoir la compréhension si facile.
– Maintenant, dit sévèrement M. Jackal, c’est à vous que je m’en prendrai si un seul des prisonniers s’échappe.
En ce moment, on frappa à la porte du cabinet.
– C’est sans doute un de vos futurs prisonniers qui va entrer ; hâtez-vous d’aller chercher vos hommes.
– J’y cours, dit Colombier en franchissant d’une seule enjambée l’espace qui le séparait du corridor.
M. Jackal fit tomber la tapisserie derrière lui, s’accommoda dans son fauteuil, et dit :
– Entrez.
L’huissier introduisit Longue-Avoine.
L’amant de la loueuse de chaises de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, aussi long et aussi blême que Basile, entra à pas comptés dans le cabinet en faisant mille génuflexions, absolument comme il se fût incliné devant le maître-autel.
–
Vous m’avez fait appeler, mon noble maître ? dit-il d’une voix dolente.
– Oui, Longue-Avoine, je vous ai fait appeler.
– En quoi puis-je avoir l’honneur de vous être utile ? Vous savez que mon sang et ma vie sont à votre disposition.
– Je vais bien le voir, Longue-Avoine ; mais, d’abord, dites-moi si, depuis que vous êtes à mon service, je vous ai donné un sujet de mécontentement.
– Oh ! Seigneur Jésus ! jamais, mon digne maître, s’empressa de dire, d’une voix pleine d’onction, l’amant de la Barbette.
–
Eh bien, moi, Longue-Avoine, j’ai un profond sujet de mécontentement contre vous.
– Vierge Marie ! est-ce possible, mon bon maître ?
– C’est plus que possible, Longue-Avoine, cela est ; ce qui prouve qu’à mon égard, vous avez du moins usé d’ingratitude.
– Que Dieu qui m’entend, dit le jésuite d’une voix mielleuse, me punisse de mort si, à toute heure de ma vie, je ne me souviens pas de vos bienfaits.
– Justement, Longue-Avoine, j’ai peur que vous ne les ayez oubliés. Rappelez-les-moi, pour voir si vous en avez gardé mémoire.
– Mon bon maître, comment voulez-vous que j’oublie qu’arrêté au milieu de la rue Saint-Jacques-du-Haut-Pas, devant la petite porte de l’église, nanti d’une croix en argent et d’un ostensoir en vermeil, j’allais être envoyé au bagne, si votre paternelle sollicitude ne se fût éveillée à temps pour me tirer de ce mauvais pas.
– Depuis ce jour, dit M. Jackal, je vous ai fait entrer dans mon service ; or, de quelle façon avez-vous reconnu ce bon office ?
–
Mais, mon noble maître... interrompit Longue-Avoine.
– Ne m’interrompez pas, dit sévèrement M.
Jackal. Je sais tout. Depuis six mois, vous faites de la police au compte du père Roncin, de la Congrégation.
– Dans l’intérêt de notre sainte religion ! dit dévotement Longue-Avoine en levant les yeux au ciel d’un air béat.
– Intérêt mal entendu, Longue-Avoine, dit M.
Jackal en affectant un air courroucé ; car le père Roncin et sa congrégation ont entraîné M. de Villèle, et M. de Villèle a entraîné le ministère dans sa chute ; de telle façon, malheureux ! que vous êtes, à votre insu, j’aime à le croire, mais fatalement, un perturbateur du repos public, et que, sans vous en douter, vous avez sapé la base du trône de Sa Majesté.
– Est-ce possible ? s’écria Longue-Avoine en regardant M. Jackal d’un air hébété.
– Vous n’ignorez pas, sans doute, que le ministère est changé depuis ce matin ? Eh bien, malheureux que vous êtes, c’est vous qui êtes une des causes de cette révolution administrative.
Vous avez été désigné comme un homme dangereux ; j’ai donc résolu, jusqu’à ce que l’ébullition de la capitale soit éteinte, de vous placer en lieu sûr, où vous puissiez, tranquillement et à loisir, vous recueillir et méditer.
–
Ah
! mon bon maître, s’écria Longue-
Avoine en se jetant aux pieds de M. Jackal ; devant Dieu tout-puissant, je vous jure de ne plus remettre les pieds à Montrouge.
– Il est trop tard, dit M. Jackal en se levant et tirant le bouton de la sonnette.
– Grâce, mon bon maître ! grâce ! hurlait Longue-Avoine en pleurant à chaudes larmes.
Colombier parut.
– Grâce ! répéta Longue-Avoine, qui frissonna en voyant entrer le rébarbatif agent, dont il connaissait les attributions.
– Il est trop tard, dit d’un ton sévère M.
Jackal
; voyons, relevez-vous et suivez cet homme.
Longue-Avoine, voyant le visage irrité de M.
Jackal et comprenant qu’il n’y avait pas à parlementer, suivit l’agent en croisant les mains pour se donner un air de martyr.
Longue-Avoine sorti, M. Jackal sonna de nouveau.
L’huissier parut, annonçant Carmagnole.
– Qu’il entre, dit M. Jackal.
Le Provençal se précipita, plutôt qu’il n’entra, dans le cabinet.
– Qu’y a-t-il pour votre service, patron ? dit-il d’une voix flûtée.
–
Rien que de très simple, Carmagnole, répondit M. Jackal. Combien avez-vous de vols simples à vous reprocher ?
– Trente-quatre, juste autant que d’années, répondit assez gaiement Carmagnole.
– Et de vols compliqués, je veux dire avec effraction ?
– Douze, autant que de mois dans l’année, répondit le Marseillais sur le même ton.
– Et de tentatives d’assassinat ?
– Sept, autant que de jours dans la semaine.
– Vous avez donc, dit en résumant M. Jackal, mérité trente-quatre fois la prison, douze fois le bagne et sept fois la place de Grève. – En tout, cinquante-trois condamnations plus ou moins désavantageuses. Est-ce votre compte ?
–
C’est mon compte, répondit l’insouciant Carmagnole.
–
Eh bien, mon bon ami, vos aventures commençant à faire trop de bruit dans le monde, j’ai pris la résolution de vous exiler momentanément.
– Dans quelle partie du globe ? demanda sans se troubler Carmagnole.
– Je pense que le coin de terre que vous habiterez doit vous être à peu près indifférent.
– Oui, pourvu que ce coin de terre ne soit pas au bord de la mer, répondit le Provençal, qui entrevoyait vaguement à la fois, dans le site que M. Jackal lui avait choisi, les noires brumes de Brest et le soleil de Toulon.
– Eh bien, spirituel Carmagnole, vous avez deviné précisément, quoique à regret, le lieu pittoresque de l’exil que j’ai rêvé pour vous.
– Ah ! monsieur Jackal, dit en s’efforçant de sourire le loustic Marseillais, vous voulez sans doute m’effrayer ?
– Moi vous effrayer, mon bon Carmagnole !
dit d’un ton étonné M. Jackal
; est-ce mon
habitude d’effrayer les honnêtes serviteurs comme vous ?
– Si je comprends bien, dit, moitié gai, moitié triste, le Provençal, c’est une partie de bagne que vous me proposez.
–
Vous avez trouvé le mot, ingénieux Carmagnole ; c’est précisément une partie de bagne ; mais je vais vous en dire l’enjeu. Vous êtes orphelin ?
– De naissance.
– Vous n’avez ni amis, ni famille, ni patrie ?
Eh bien, je veux vous donner une patrie, une famille et des amis. De quoi vous plaignez-vous ?
–
Tranchons le mot, dit carrément le Marseillais, vous voulez m’envoyer à Rochefort, à Brest ou à Toulon ?
– Je vous laisse à choisir, de ces trois retraites, celle qui vous conviendra le mieux
; mais
comprenez-moi bien, intelligent Carmagnole : ce n’est pas pour vos péchés que je vous exile si loin de moi, c’est pour mettre toujours à profit votre zèle et votre dévouement.
–
Je ne vous comprends pas, objecta le Provençal, qui ne voyait pas où M. Jackal voulait en venir.
– Je vais m’expliquer, bouillant Carmagnole.
Vous n’ignorez pas que la surveillance, intelligemment exercée contre les faits et gestes des gentilshommes de Brest ou de Toulon, est un moyen traditionnel, d’une grande puissance, pour la conservation de l’ordre dans ces maisons de retraite pénitentiaires.
–
Je vous comprends, dit le Marseillais fronçant légèrement le sourcil
! du rang de
mouchard, vous m’élevez au rang de renard ou de mouton ?
–
C’est vous qui l’avez dit, perspicace Carmagnole.
–
Je pense, dit sans aucune gaieté le Provençal, que vous avez ouï parler des terribles vengeances qu’exercent les détenus contre les moutons.
– Je le sais, dit M. Jackal ; parce que ces moutons-là sont des ânes. Transigeons : ne soyez pas mouton, soyez renard.
– Et combien de temps environ peut durer cette mission extraordinaire ? demanda d’un air piteux Carmagnole.
– Le temps nécessaire pour étouffer le bruit qui s’est fait autour de vous depuis quelque temps. Croyez que je ne tarderai pas à être fatigué de votre absence.
Carmagnole baissa la tête et réfléchit. Au bout d’une minute de silence, il reprit :
– Est-ce une offre réelle ? est-ce sérieux ?
– Rien de plus réel, rien de plus sérieux, mon bon ami, et je vais vous en donner la preuve.
M. Jackal alla tirer pour la seconde fois le bouton de la sonnette. Pour la seconde fois, Colombier parut.
– Vous allez accompagner monsieur, dit M.
Jackal à l’agent en désignant Carmagnole, et vous le conduirez où je vous ai dit, avec tous les égards qui lui sont dus.
– Mais, s’écria le malheureux Carmagnole, Colombier va me conduire au Dépôt.
–
Sans doute
! Après
? dit M. Jackal en
croisant les bras et regardant sévèrement dans le blanc des yeux son prisonnier.
– Ah ! pardon, dit le Provençal, qui comprit toute la signification de ce regard, je croyais que nous plaisantions.
Et, s’adressant à Colombier, comme un homme sûr de s’échapper du bagne avant peu :
– Je vous suis, dit-il.
– Ce Carmagnole est vraiment plus enjoué qu’il n’est permis de l’être en pareille aventure, murmura M. Jackal en regardant
dédaigneusement sortir le Marseillais.
Puis, tirant pour la troisième fois le cordon de la sonnette de la cheminée, il revint s’asseoir dans son fauteuil. L’huissier parut et annonça Papillon et Brin-d’Acier, qui attendaient dans le couloir leur tour d’audience.
– Lequel est le plus impatient des deux ?
demanda M. Jackal.
– Ils sont plus impatients l’un que l’autre, répliqua l’huissier.
– Alors faites-les entrer tous les deux.
L’huissier sortit, puis revint quelques instants après, précédant Papillon et Brin-d’Acier.
Brin-d’Acier était un géant, Papillon était un nain.
Papillon était chétif et imberbe ; Brin-d’Acier était mélancolique comme Longue-Avoine, et Papillon aussi jovial que Carmagnole. Hâtons-nous de dire que Brin-d’Acier était de l’Alsace et Papillon de la Gironde. Le premier s’inclina tout d’une pièce devant M. Jackal, et le second fit une sorte de saut acrobatique plutôt qu’un salut.
M. Jackal sourit imperceptiblement en considérant ce chêne et cet arbrisseau.
–
Brin-d’Acier, dit-il, et vous, Papillon, qu’avez-vous fait pendant les soirées mémorables des 19 et 20 novembre dernier ?
– J’ai, répondit Brin-d’Acier, transporté rue Saint-Denis autant de charrettes de pavés, de solives qu’on m’a fait l’honneur de m’en confier.
– Bien, dit M. Jackal. Et vous, Papillon ?
– Moi, répondit l’effronté Papillon, j’ai cassé, selon la recommandation de Votre Excellence, la majeure partie des carreaux de ladite rue.
– Ensuite, Brin-d’Acier ? continua M. Jackal.
– Ensuite, à l’aide de quelques amis dévoués, j’ai construit toutes les barricades qui sillonnaient le quartier des Halles.
– Et vous, Papillon ?
– Moi, répondit le personnage interpellé, j’ai fait partir au nez des bourgeois qui passaient toutes les pièces d’artifice que Votre Excellence m’avait fait l’honneur de me remettre.
– Est-ce tout ? demanda M. Jackal.
– J’ai crié : « À bas le ministère ! » dit Brin-d’Acier.
– Moi : « À bas les jésuites ! » ajouta Papillon.
– Et après ?
– Nous nous sommes retirés paisiblement, dit Brin-d’Acier en regardant son ami.
–
Comme des gens inoffensifs, confirma Papillon.
– Ainsi, reprit M. Jackal en s’adressant à tous les deux, vous ne vous souvenez pas d’avoir fait quoi que ce soit en dehors des ordres que je vous avais donnés ?
– Absolument rien, dit le géant.
– Rien absolument, répéta le nain en regardant à son tour son camarade.
– Eh bien, je vais vous rafraîchir la mémoire, fit M. Jackal attirant à lui un dossier épais et en extrayant une double feuille de papier, qu’il posa sur sa table après l’avoir rapidement parcourue des yeux. Il résulte, dit-il, de ce rapport annexé à votre dossier, que vous avez : primo, dans la nuit du 19 novembre, sous couleur de porter secours à une femme qui se trouvait mal, dévalisé en partie la boutique d’un joaillier de la rue Saint-Denis.
– Oh ! fit Brin-d’Acier avec horreur.
– Oh ! répéta Papillon indigné.
– Secondo, continua M. Jackal, dans la nuit du 20 novembre, vous avez, tous les deux, à l’aide de fausses clefs, aidés par la femme Barbette, concubine du sieur Longue-Avoine, votre confrère, pénétré chez un changeur de la même rue et soustrait, tant en louis d’or de Sardaigne, en florins de Bavière, en thalers de Prusse qu’en guinées anglaises, en doublons d’Espagne et en billets de banque de France, la somme de soixante-trois mille sept cent un francs soixante et dix centimes, sans compter le change.
– C’est de la médisance, dit Brin-d’Acier.
–
C’est une odieuse calomnie
! ajouta
Papillon.
– Tertio, dit M. Jackal sans paraître remarquer l’indignation de ses deux prisonniers, dans la nuit du 21 du même mois, vous avez, tous les deux, en compagnie de votre ami Gibassier, arrêté, à main armée, entre Nemours et Château-Landon, la malle-poste, qui contenait un Anglais et sa lady, et, après avoir mis un pistolet sous la gorge du postillon et du courrier, vous avez dévalisé la malle, qui contenait vingt-sept mille francs ! Je ne parle que pour mémoire de la chaîne et de la montre de l’Anglais et des bagues et des joyaux de l’Anglaise.
– C’est de l’iniquité ! s’écria l’Alsacien.
– De l’iniquité pure, répéta le Bordelais.
–
Quarto, et enfin, continua, sans se déconcerter, M. Jackal, et pour ne plus m’arrêter à vos diverses frasques depuis cette nuit jusqu’au 31 décembre, vous avez, le 1er janvier 1828, afin, sans doute, de bien commencer l’année, éteint tous les réverbères de la commune de Montmartre et soustrait, à la faveur de la nuit, à tous les passants attardés, aux uns leur bourse, aux autres leur montre ; si bien que le nombre des plaignants se monte jusqu’ici au chiffre de trente-neuf.
– Oh ! soupira le géant.
– Oh ! gémit le nain.
– Par ces motifs, reprit M. Jackal d’une voix magistrale, attendu que, malgré vos dénégations, réfutations, indignations et autres contorsions, il est clair et démontré pour moi que vous avez abusé outrageusement de la confiance que j’avais mise en vous ;
« Attendu, dis-je, qu’en dévalisant le tiers et le quart, vous vous êtes conduits, non comme de sérieux et honnêtes agents de police, mais comme des voleurs vulgaires ;
« Par ces motifs :
« Vous êtes invités à vous rendre, sous le plus bref délai, dans le cabinet à côté, où un homme que vous connaissez tous les deux, le nommé Colombier, va vous appréhender au corps et vous conduire en lieu sûr, jusqu’à ce que j’aie eu le temps d’aviser au moyen de mettre une digue à vos débordements. »
Tout en prononçant, avec le plus grand sang-froid, ces paroles, M. Jackal sonna Colombier, qui parut pour la troisième fois et ne put s’empêcher d’étaler sa tristesse en voyant la piteuse mine que faisaient ses deux amis, Brin-d’Acier et Papillon.
Mais, en militaire fidèle à sa consigne, il rengaina momentanément sa mélancolie, et, sur un geste de M. Jackal, il prit le géant sous un bras, le nain sous l’autre, et les entraîna, plutôt qu’il ne les emmena, rejoindre Carmagnole et Longue-Avoine.
Il y eut un moment d’arrêt dans cette liquidation.
Cette quadruple arrestation n’avait ni ému ni même intéressé M. Jackal. Sans doute l’esprit de Carmagnole lui était quelque peu sympathique et sa perte méritait un regret ; mais il connaissait le Marseillais à fond : il savait que, d’une façon ou d’une autre (le Provençal était de cette étoffe de forçats dont on fait les octogénaires), il s’en tirerait tôt ou tard.
Quant aux autres, ils n’étaient même pas des rouages dans sa machine administrative. Ils la regardaient plutôt fonctionner qu’ils n’aidaient à ses fonctions. – Longue-Avoine n’était qu’un hypocrite ; Brin-d’Acier n’était qu’un fier-à-bras.
Pour Papillon, bien qu’il eût la légèreté du lépidoptère dont il portait le nom, ce n’était, après tout, qu’une pâle et mauvaise copie de Carmagnole.
On conçoit donc que l’avenir de ces personnages n’intéressait que médiocrement le philosophe M. Jackal. De quelle valeur étaient, en effet, ces êtres inférieurs à côté de cette supériorité incontestable et incontestée qui avait nom Gibassier ?
Gibassier ! l’agent phénix – rara avis ! –, le mouchard fait homme ! l’homme aux expédients inattendus ! l’homme aux ressources illimitées !
l’homme aux incarnations multiples, aussi nombreuses que celles d’un dieu hindou !
Voilà à quoi songeait le chef de la police secrète, entre le départ de Brin-d’Acier et de Papillon et l’arrivée de Gibassier.
– Enfin, murmura-t-il, puisqu’il le faut !...
Et, ayant sonné l’huissier, il revint s’asseoir dans son fauteuil ;
il plongea son front dans ses mains.
L’huissier fit entrer Gibassier.
Ce jour-là, Gibassier était en habit de ville ; des bas de soie ornaient ses pieds et des gants blancs gantaient ses mains. Sa figure était rose et ses yeux, assez ternes d’habitude, étaient à ce moment d’une vivacité et d’un éclat extraordinaires.
M. Jackal releva la tête et fut frappé de la magnificence de son costume et de son visage.
– Vous êtes donc de noce ou d’enterrement aujourd’hui ? demanda-t-il.
– De noce, cher monsieur Jackal, répondit Gibassier.
– De la vôtre, peut-être ?
– Pas précisément, mon cher monsieur ; vous connaissez ma théorie sur le mariage ; mais c’est tout comme, ajouta-t-il avec fatuité : la mariée est une vieille amie à moi.
M. Jackal se bourra le nez de tabac, comme pour comprimer l’admonestation qu’il allait adresser à Gibassier à propos de sa théorie sur les femmes.
–
Ai-je le plaisir de connaître le mari
?
demanda-t-il après un moment de silence.
– Vous le connaissez au moins par ouï-dire, répondit le forçat : c’est mon compagnon de Toulon
; c’est celui avec lequel je me suis ingénieusement échappé du bagne ; c’est l’ange Gabriel.
– Je me souviens, dit M. Jackal en hochant la tête ; vous m’avez raconté cette anecdote au fond du Puits-qui-parle, où j’ai eu l’avantage de vous repêcher ; ce qui, pour le dire en passant, m’a occasionné un rhume qui ne m’a pas encore quitté.
Et, comme pour donner plus de poids à ses paroles, M. Jackal se mit à tousser.
–
Bonne toux, dit Gibassier, toux grasse, ajouta-t-il en forme de consolation. Un de mes aïeux est mort à cent sept ans en s’évadant d’un cinquième étage avec une toux pareille.
– À propos d’évasion, dit M. Jackal, vous ne m’avez jamais parfaitement édifié sur la vôtre ; je sais, bien vaguement, qu’un infirmier vous a aidés, l’ange Gabriel et vous
; mais, pour
corrompre même un infirmier, il faut de l’argent.
Où aviez-vous pris le vôtre ? Car je ne sache pas que la grande fatigue vous ait beaucoup enrichi.
Ici, le visage de Gibassier, de rose qu’il était, devint pourpre.
– Vous rougissez, observa M. Jackal étonné.
–
Pardonnez-moi, monsieur Jackal, dit le forçat, mais un des souvenirs les plus décevants de ma vie aventureuse me revient en ce moment à la pensée ; je ne puis m’empêcher de rougir.
– Un souvenir décevant à propos du bagne ?
demanda M. Jackal.
–
Non, répondit Gibassier en fronçant le sourcil, à propos de mon évasion, ou plutôt de la dame mystérieuse qui l’a facilitée.
– Pouah ! fit M. Jackal en regardant Gibassier d’un air dédaigneux, ce serait à dégoûter pour jamais du beau sexe.
– Et c’est justement cette dame mystérieuse, continua le forçat sans paraître remarquer le dédain de son patron, que vient d’épouser aujourd’hui l’ange Gabriel.
– Vous m’avez cependant assuré, Gibassier, dit sévèrement le chef de la police, que ce forçat était à l’étranger.
– C’est vrai, répondit avec une sorte d’orgueil Gibassier ; il était allé demander le consentement de sa famille et réclamer ses papiers.
– Vous aviez été arrêtés ensemble, je crois ?
– En effet, cher monsieur Jackal.
– Comme faux monnayeurs ?
– Faites excuse, mon noble patron : c’était l’ange Gabriel qui faussait la monnaie ; quant à moi, je suis d’une ignorance déplorable en fait de métallurgie.
– Faites excuse à votre tour, cher monsieur Gibassier : je confonds la fausse monnaie avec la fausse écriture.
–
C’est bien différent, dit gravement Gibassier.
– Si j’ai bonne mémoire, un jour, il est arrivé, de la part de Son Excellence le ministre de la justice, un dossier adressé à M. le directeur du bagne de Toulon ; ce dossier contenait toutes les pièces nécessaires pour la mise en liberté d’un forçat, revêtues de toutes les signatures officielles. Ces pièces émanaient de vous, n’est-il pas vrai ?
– C’était pour la délivrance de l’ange Gabriel, cher monsieur Jackal ; c’est un des actes les plus philanthropiques de ma vie accidentée, et j’aurais la modestie de le taire si vous ne me forciez à le proclamer.
–
Ce ne sont là, dit M. Jackal, que les bagatelles de la porte ; et cela ne m’explique pas votre troisième rentrée au bagne ; veuillez me rafraîchir la mémoire.
– Je vous comprends, dit le forçat, c’est mon examen de conscience que vous me priez de faire devant vous ; c’est ma confession que vous me demandez.
– Précisément, Gibassier, et, à moins que vous ne voyiez à cette confidence quelque obstacle sérieux...
–
Je n’en vois aucun, dit Gibassier. J’ai d’autant moins à hésiter, qu’il vous suffirait de lire les journaux du temps pour vous édifier suffisamment là-dessus.
– Commencez donc.
– C’était en 1822 ou 1823, je ne suis pas sûr de la date.
– La date ne fait rien à l’affaire.
– C’était une année fertile ; jamais la moisson n’avait étalé des épis plus dorés ; jamais les coteaux de vigne n’avaient montré des pampres plus verts.
– Je vous ferai observer, Gibassier, que la moisson et les pampres sont complètements étrangers à la question.
– C’est pour vous dire, mon cher monsieur Jackal, que la chaleur de cette année-là était étouffante. Il y avait trois jours que je m’étais évadé du bagne de Brest ; il y avait trois jours que j’étais caché dans le creux d’un de ces rochers qui forment la ceinture de la côte de Bretagne, sans boire et sans manger ; au-dessous de moi, un groupe de gitanos, couverts de haillons, parlaient de mon évasion et des cent francs qui seraient alloués à celui qui m’arrêterait. Vous n’ignorez pas que le bagne est, pour ces bandes errantes, un pourvoyeur abondant ; comme elles se nourrissent du poisson mort que la mer rejette sur la plage, elles vivent aussi de la chasse du galérien ; elles connaissent les bois épais, les chemins creux, les vallées profondes, les masures désertes où le forçat haletant ira reprendre haleine dans sa course. Au premier coup de canon qui annonce une évasion, elles semblent sortir de dessous terre, armées de bâtons, de cordes, de pierres, de couteaux, et se mettent en chasse avec une joie, une avidité qui semblent instinctives chez ces bohémiens.
« J’étais donc là depuis trois jours, quand, le soir, un coup de canon retentit, qui annonçait une seconde évasion. Aussitôt, grand branle-bas de chasse parmi les gitanos. Chacun d’eux prend la première arme qui lui tombe sous la main, et, se mettant à la piste de mon malheureux camarade, ils me laissent sur mon rocher, comme l’antique Prométhée, rongé par les vautours de la soif et de la faim. »
– Votre récit est palpitant d’intérêt, Gibassier, dit M. Jackal avec un imperturbable sang-froid ; continuez.
–
La faim, reprit Gibassier, ressemble à Guzman, elle ne connaît pas d’obstacle. En deux sauts, je fus à terre ; en trois bonds, je fus dans le fond d’une vallée. J’aperçus, à sept ou huit pas de distance, une masure à la lucarne de laquelle brillait une petite lumière. J’allais frapper pour demander de l’eau, du pain, quand l’idée me vint que cette maisonnette pouvait servir d’abri à quelque gitano, ou, tout au moins, à quelque paysan qui ne manquerait pas de me vendre.
J’hésitai un instant
; mais ma résolution fut
bientôt prise. Je frappai à la porte de la cabane avec le manche de mon couteau, bien décidé à vendre chèrement ma vie si on la menaçait.
« – Qui est là ? demanda une femme qu’à sa voix cassée je reconnus pour une vieille, et qu’à son accent je reconnus pour une gitana.
«
–
Un pauvre voyageur qui ne demande
qu’un verre d’eau et un morceau de pain, répondis-je.
« – Passez votre chemin, glapit la vieille en fermant la fenêtre de la lucarne.
« – Bonne femme, au nom de l’humanité, du pain et de l’eau
! m’écriai-je d’une voix
suppliante.
« Mais la vieille femme ne répondit pas.
«
–
C’est toi qui l’auras voulu, dis-je en donnant un si vigoureux coup de pied dans la porte, qu’elle alla tomber au bout de la salle basse qui servait d’entrée à la maison.
« Au bruit que fit la porte en tombant, la vieille gitana apparut, une lampe à la main, au sommet de l’échelle qui lui servait d’escalier.
Elle mit sa main droite derrière sa lampe pour mieux éclairer ma figure ; mais, ne pouvant rien distinguer à travers cette espèce d’obscurité, elle demanda d’une voix chevrotante :
« – Qui est là ?
« – Le malheureux voyageur, répondis-je.
« – Attends, dit-elle en descendant les degrés de l’échelle avec une agilité extraordinaire pour son âge ; attends, je vais te faire voyager.
« Voyant que j’aurais bon marché de cette vieille sorcière, je courus à la huche, et, apercevant un morceau de pain noir, je le pris et je mordis avidement.
« À ce moment, la bohémienne mettait le pied sur le sol.
« Elle vint droit à moi, et, me poussant par l’épaule, elle essaya de me mettre à la porte.
« – Je vous en supplie, laissez-moi boire, dis-je en apercevant au fond de la salle un alcarazas.
« Mais elle recula épouvantée et poussa un cri terrible, cri de hibou ou de chouette, en voyant mes habits de forçat.
« À ce cri, une autre figure apparut au sommet de l’échelle.
« C’était la figure d’une grande et chétive jeune fille de seize à dix-sept ans.
« – Qu’y a-t-il, mama ? s’écria-t-elle.
« – Le forçat ! hurla la vieille en me montrant du doigt.
«
La jeune fille sauta plutôt qu’elle ne descendit l’échelle, et, s’élançant sur moi avec une avidité de bête fauve, avant même que j’eusse pu observer son mouvement, et avec une énergie incroyable pour une femme de cet âge, m’entourant le cou par derrière, elle me renversa sur les dalles en criant :
« – Mama !
« À cet appel, la mère bondit comme un chacal, et, s’accroupissant sur ma poitrine, elle cria de toute la force de ses poumons :
« – Au secours ! au secours !
«
–
Lâchez-moi, dis-je en essayant de
repousser ces furies.
« – Au secours ! au secours ! beuglèrent à la fois la mère et la fille.
« – Taisez-vous et lâchez-moi ! répétai-je d’une voix de stentor.
« – Au forçat ! au forçat ! hurlèrent-elles à qui mieux mieux.
« – Vous n’allez pas vous taire ? m’écriai-je en saisissant la vieille à la gorge et en la renversant sur le dos, si bien qu’à mon tour je me trouvai accroupi sur elle.
« La jeune fille sauta sur moi ; puis, m’attirant la tête en arrière (mouvement qui lui semblait familier), elle me saisit l’oreille, qu’elle essaya de déchirer avec ses dents.
« Je vis qu’il fallait en finir avec ces démons enragés. – Les pères, frères ou maris pouvaient venir d’un moment à l’autre. – J’enfonçai profondément mes dix doigts dans le cou de la vieille, et, au râlement qui s’échappa de sa poitrine, je compris qu’elle ne crierait plus.
« Pendant ce temps, la jeune fille mordait toujours.
« – Lâchez-moi ou je vous tue ! dis-je avec une énergie formidable.
«
Mais, soit qu’elle ne comprit pas mon idiome, soit qu’elle refusât de le comprendre, elle mit tant de férocité dans ses morsures, que, tirant mon couteau et retournant mon bras droit de son côté, j’enfonçai la lame jusqu’au manche dans sa mamelle gauche.
« Elle tomba.
« Je sautai sur l’alcarazas et je bus avidement l’eau qu’il contenait... »
– Je connais la suite, dit M. Jackal, dont le front s’était rembruni de plus en plus à mesure que le narrateur arrivait au sinistre dénouement de sa lugubre histoire. Vous fûtes arrêté huit jours après et conduit à Toulon, gracié de la peine de mort par un de ces hasards où la main de la Providence se montre bien clairement.
Après ces paroles, il y eut un moment de silence.
M. Jackal sembla tomber dans une profonde rêverie.
Pour Gibassier, qui, malgré la gaieté de son costume, s’était peu à peu attristé tout en racontant son histoire ; pour Gibassier, disons-nous, il commençait à se demander à propos de quoi son patron lui avait fait raconter une aventure qu’il connaissait pour le moins aussi bien que lui.
Une fois cette pensée entrée dans son cerveau, il se demanda quel intérêt pouvait avoir le chef de la police à cet examen de conscience. Il ne le devina pas, mais il le flaira et le pressentit vaguement.
Il résuma la situation en hochant la tête et en murmurant à part lui :
– Diable ! voici qui est mauvais pour moi.
Ce qui contribua à le corroborer dans cette pensée, ce fut la tête penchée, le front nuageux, en un mot, l’attitude pensive de M. Jackal.
Pour celui-ci, relevant tout à coup la tête et passant la main sur son front comme pour en écarter les nuages, il regarda le forçat avec une sorte de compassion et lui dit :
–
Écoutez-moi, Gibassier, je ne veux pas troubler un si beau jour par des récriminations qui vous paraîtraient sans doute aujourd’hui hors de saison. Allez donc à la noce de l’ange Gabriel, mon bon ami ; amusez-vous bien... J’avais à vous dire, dans votre intérêt, une chose de la plus haute importance ; mais, en considération de ce banquet fraternel, je remets l’affaire à demain. À propos, mon cher Gibassier, où se donne le festin de noce ?
– Au Cadran-Bleu, cher monsieur Jackal.
–
Excellent restaurateur, mon bon ami
;
amusez-vous donc bien, et à demain les affaires sérieuses.
– À quelle heure, s’il vous plaît ? demanda Gibassier.
– À demain midi, si vous n’êtes pas trop fatigué.
– À midi, heure militaire ! dit en saluant et en se retirant le forçat, étonné et ravi que cette conversation, qui avait si mal commencé, eût fini si bien.
Le lendemain, heure militaire, ainsi qu’il l’avait dit lui-même, Gibassier fit son entrée dans le cabinet de M. Jackal.
Ce jour-là, sa mise était des plus simples, sa figure était des plus pâles. En l’examinant attentivement, un observateur eût découvert, dans les rides profondes de son front et dans le cercle noir qui entourait ses yeux, les traces d’une nuit d’insomnie et d’anxiété.
C’est ce que ne manqua pas de remarquer M.
Jackal, qui ne se trompa point sur les causes de l’insomnie du forçat. En effet, après le festin, vient le bal ; pendant le bal, vient le punch ; après le punch, vient l’orgie, et Dieu sait où l’orgie conduit ses fidèles.
Gibassier avait accompli rigoureusement ce fatigant pèlerinage qui va du salon du restaurateur à la chambre de l’orgie.
Mais ni le vin, ni le punch, ni l’orgie, n’étaient de taille à abattre un homme de la force de Gibassier, et M. Jackal eût vu rayonner sur le front du forçat sa sérénité accoutumée, si un incident, survenu à son petit lever, ne lui avait fait perdre en même temps l’esprit et les rouges couleurs de ses joues. Et le lecteur conviendra avec nous, tout à l’heure, qu’il y avait de quoi perdre davantage encore.
En effet, voici ce qui était arrivé : À huit heures du matin, encore endormi, Gibassier avait été brusquement réveillé par de violents coups frappés à sa porte.
De son lit, il avait crié :
– Qui est là ?
Une voix de femme avait répondu :
– C’est moi !
Et Gibassier, en reconnaissant la voix, était allé ouvrir la porte et s’était recouché précipitamment.
Qu’on juge de son étonnement en voyant entrer chez lui, pâle, échevelée, les yeux en fureur, une femme d’une trentaine d’années qui n’était autre que la nouvelle épousée, la femme de l’ange Gabriel, une vieille amie à lui, ainsi qu’il l’avait dit à M. Jackal.
– Qu’arrive-t-il, Élise ? dit-il dès qu’elle fut entrée.
– On m’a enlevé Gabriel ! répondit la femme.
–
Comment, enlevé Gabriel
? demanda le
forçat stupéfait. Qui ça ?
– Je n’en sais rien.
– Quand cela ?
– Je ne le sais pas davantage.
– Ah çà ! voyons, chère amie, dit Gibassier en se frottant les yeux pour s’assurer qu’il était bien éveillé, je ne suis plus endormi, et je ne rêve pas que vous êtes ici et qu’on a enlevé Gabriel ?
Qu’est-ce que cela veut dire ? Comment les choses se sont-elles passées ?
– Voici, dit Élise. En sortant du Cadran-Bleu, nous nous sommes dirigés vers notre logement, n’est-ce pas ?
– J’aime à le croire.
– Un jeune homme, des amis de Gabriel, et un autre que nous ne connaissions pas, très bien mis d’ailleurs, nous ont accompagné jusqu’à notre porte. Arrivés là et au moment où je soulevais le marteau, l’ami de Gabriel lui a dit :
« – Je suis obligé de partir demain matin de bonne heure ; je ne pourrais pas vous revoir, et, cependant, j’avais quelque chose de très important à vous dire.
«
–
Eh bien, répondit Gabriel, si c’est si important, dites-le-moi tout de suite.
« – C’est que c’est un secret, dit à voix basse son ami.
« – Qu’à cela ne tienne, répond Gabriel ; Élise va monter se coucher, et vous allez me conter la chose. »
« Je monte me coucher, en effet, et j’étais si fatiguée de la danse, que je m’endors comme une souche. Or, ce matin, en me réveillant à huit heures, j’appelle Gabriel ; Gabriel ne répond pas.
Je descends chez la portière et demande de ses nouvelles. Ni vu ni connu : il n’était pas rentré !
–
Une nuit de noces
!... dit Gibassier en
fronçant le sourcil.
– C’est ce que je me dis, fit Élise. Si ce n’était pas une nuit de noces, cela pourrait peut-être s’expliquer.
– Cela s’expliquerait parfaitement, observa le forçat, qui se faisait fort d’expliquer les choses les plus inexplicables.
–
Alors j’ai couru au Cadran-Bleu et au cabaret où il va d’habitude pour tâcher d’avoir quelques renseignements, et, comme je n’en ai obtenu de personne, je suis venue en chercher auprès de toi.
– Toi est peut-être un peu leste, dit Gibassier, pour un lendemain de noces.
– Puisque je te répète qu’il n’y a pas eu nuit.
– Au fait, c’est juste, avoua le forçat, qui, à partir de ce moment, commença à regarder son ancienne amie absolument comme il en eût regardé une nouvelle. Et tu ne soupçonnes rien ?
reprit-il après cette inspection.
– Que veux-tu que je soupçonne ?
– Tout, parbleu !
– C’est beaucoup, objecta naïvement Élise.
– Dis-moi d’abord, demanda Gibassier, le nom de cet ami qui vous a reconduits.
– Je ne sais pas son nom.
– Décris-le-moi.
– C’est un petit brun qui a des moustaches.
– Ce n’est pas une description, cela : la moitié du genre humain est petite, brune, et porte des moustaches.
– Je veux dire qu’il me semble être du Midi.
– De quel Midi ? du Midi de Marseille ou du Midi de Toulon ? Il y a le midi et le midi moins un quart.
– Je ne te dirai pas ; il avait un habit.
– Où Gabriel l’a-t-il connu ?
– En Allemagne, à ce qu’il paraît. Ils sont partis de Mayence, où ils avaient dîné à la même auberge, et puis de Francfort, où ils avaient fait des affaires de compte à demi.
– Quelles affaires ?
– Je n’en sais rien.
– Tu en sais trop peu, chère amie, et je ne vois, dans les faibles renseignements que tu me donnes, nul indice qui puisse nous mettre sur une piste.
– Comment faire ?
– Permets-moi d’y rêver.
– Tu ne le crois pas capable d’avoir été passer la nuit ailleurs ?
–
Au contraire, chère amie, c’est ma conviction intime, attendu que, n’étant pas chez toi, nécessairement il l’a passée ailleurs.
– Oh ! par ailleurs, j’entends chez d’anciennes maîtresses à lui.
– Quant à cela, je t’affirme le contraire. Ce serait d’abord une lâcheté, ensuite une bêtise, et Gabriel n’est ni bête ni lâche.
– C’est vrai, dit Élise en soupirant ; mais, enfin, que faire ?
– Puisque je te dis que je vais y rêver.
En effet, le forçat croisa les bras, fronça le sourcil, et, au lieu de regarder son ancienne amie comme il l’avait fait jusqu’à ce moment, il ferma les yeux et regarda, pour ainsi dire, en lui-même.
Pendant ce temps-là, Élise tournait ses pouces et examinait la chambre à coucher de Gibassier.
La méditation de celui-ci semblait à Élise devoir se prolonger indéfiniment et finalement aboutir au sommeil.
– Eh ! eh ! l’ami Giba, dit-elle en se levant et lui tirant son bras de chemise.
– Quoi ?
– Est-ce que nous sommes rendormi ?
–
Je réfléchis, te dis-je
! fit d’un air de
mauvaise humeur Gibassier, qui, loin de s’endormir, commentait, mot pour mot, toute la conversation qu’il avait eue la veille avec M.
Jackal et commençait à soupçonner, en se souvenant de ses derniers mots : « Où dînez-vous ? » que le chef de la police secrète pouvait bien ne pas être tout à fait étranger à la disparition de l’ange Gabriel.
Une fois cette idée arrivée à son esprit, il sauta à bas du lit, sans pudeur aucune, et enfourcha rapidement son pantalon.
–
Que fais-tu donc
? demanda avec
étonnement Élise, qui peut-être venait chercher auprès du forçat moins des renseignements que des consolations.
–
Tu le vois bien, je m’habille, répondit Gibassier s’habillant en effet avec tant de précipitation, qu’on eût dit que l’on allait l’arrêter ou que le feu était à la maison.
En deux minutes, il fut vêtu de la tête aux pieds.
– Ah çà ! demanda Élise, que te prend-il donc ? As-tu quelques craintes ?
– Je crains tout, chère Élise, et j’ai mille autres craintes
! dit emphatiquement le forçat, qui, malgré le danger qui le menaçait, faisait flamberge de son pédantisme.
– Tu es donc sur la piste ? demanda la femme de Gabriel.
– Positivement, répondit le classique Gibassier en tirant de son secrétaire les billets de banque et les pièces d’or qu’il contenait.
– Tu prends de l’argent ! dit Élise étonnée. Tu vas donc en voyage ?
– Tu l’as dit.
– Loin ? bien loin ?
– Au bout du monde, probablement.
– Pour longtemps ?
– Pour toujours, si c’est possible, répondit Gibassier en prenant dans un autre tiroir une paire de pistolets, des cartouches et un poignard, qu’il fourra dans les poches de sa redingote.
– Ta vie est donc menacée ? demanda Élise de plus en plus étonnée, en voyant tous ces préparatifs.
– Plus que menacée ! répondit le forçat en enfonçant son chapeau sur sa tête.
– Mais tu ne pensais pas à voyager quand je suis entrée ici, objecta la femme de Gabriel
– Non ; mais l’arrestation de ton mari m’a donné la venette1.
– Tu crois donc qu’il a été arrêté ?
–
Je ne le crois pas, j’en suis sûr
; en
conséquence, mon amour adoré, je te fais mes salutations bien respectueuses et je t’engage à faire comme moi, c’est-à-dire à te retirer en lieu sûr.
Ce disant, le forçat prit Élise dans ses bras, l’embrassa vivement, et descendit l’escalier quatre à quatre, laissant la femme de l’ange Gabriel au comble de la stupéfaction.
Arrivé au bas de l’escalier, Gibassier passa devant la loge de la concierge sans tenir compte de l’attention de la bonne femme, qui voulait lui remettre ses lettres et ses journaux.
Il franchit si rapidement le couloir qui le séparait de la rue, qu’il ne remarqua pas qu’un fiacre était arrêté à la porte – phénomène insolite dans une pareille rue, devant une semblable 1 Peur, inquiétude.
maison.
Il remarqua encore moins quatre hommes qui flanquaient la porte des deux côtés et qui, dès qu’ils l’aperçurent, le saisirent au collet et l’emballèrent dans le véhicule avant même qu’il eût mis le pied sur le pavé.
L’un de ces quatre hommes était le rébarbatif Colombier, et l’un de ceux qui lui tenaient les poignets un petit brun à moustaches qu’il reconnut immédiatement, sur les vagues indications d’Élise, pour celui qui avait coupé les ailes de l’ange Gabriel.
Au bout de dix minutes, la voiture arrivait à la préfecture de police, et, après une heure et demie passée au Dépôt, où il avait retrouvé ses collaborateurs et amis, Brin-d’Acier, Carmagnole, Longue-Avoine et Papillon, il faisait, ainsi que nous l’avons dit, son entrée dans le cabinet de M. Jackal, à midi précis.
On comprend que, suffisamment renseigné par ses camarades sur les arrestations de la veille, Gibassier devait faire une assez pauvre mine devant le chef de la police.
–
Gibassier, dit M. Jackal d’un air
profondément affligé, je regrette vivement, croyez-le bien, d’être contraint de vous mettre à l’ombre pendant quelque temps. Le soleil des grandes villes vous a un peu dérangé la cervelle, mon bon ami, et, quand vous avez arrêté la malle-poste contenant un Anglais et sa femme, entre Nemours et Château-Landon, vous avez trop oublié que vous pouviez brouiller la cour de Londres avec celle de France
; en d’autres
termes, vous avez trop fait litière de la liberté que je vous ai si généreusement et si largement octroyée.
–
Mais, monsieur Jackal, interrompit Gibassier, croyez bien qu’en arrêtant la malle-poste, mon intention n’était pas de malmener ces insulaires.
– Ce que j’aime en vous, Gibassier, c’est qu’au moins vous avez le courage de votre opinion. Un autre, à votre place, Papillon ou Brin-d’Acier, par exemple, pousseraient les hauts cris, les doux agneaux, si on leur parlait d’une malle-poste arrêtée nuitamment par eux entre Nemours et Château-Landon ; mais vous, vous entrez de plain-pied dans la vérité. Une malle a été arrêtée – par qui ? « Par moi, moi, Gibassier !
moi, dis-je, et c’est assez
!
» Une franchise
exubérante, voilà votre qualité essentielle, très dominante, et je me fais une véritable joie de le constater devant vous. Malheureusement, mon bon ami, la franchise, si prépondérante qu’elle soit, ne tient pas lieu de toutes les qualités requises pour faire un sage, et c’est à regret que je me vois forcé de vous dire que vous avez totalement manqué de sagesse dans l’affaire de la malle-poste. Comment diable
! un homme
d’esprit comme vous va-t-il s’aviser d’arrêter des Anglais ?
– Je les prenais pour des Alsaciens, répondit Gibassier.
– C’est une circonstance atténuante, quoique, Brin-d’Acier étant de l’Alsace, il fût de mauvais goût d’arrêter un compatriote. Il y a donc à la fois manque de civisme et de goût. Et voilà pourquoi je m’imagine qu’un peu d’ombre vous sera salutaire.
– Ainsi, dit le forçat, qui commençait à se décontenancer, vous m’envoyez tout bêtement au bagne ?
– Tout bêtement, comme vous dites.
– À Rochefort, à Brest ou à Toulon ?
– À votre choix, mon ami. Vous voyez comme j’en use paternellement avec vous.
– Et pour longtemps ?
– Encore à votre choix. Vous n’avez qu’à vous bien tenir ; vous m’êtes trop précieux pour que je ne vous rappelle pas près de moi dès que j’en trouverai l’occasion.
– Et accouplé ?
– Toujours à votre choix. On n’est pas plus accommodant.
– Eh bien, dit Gibassier, qui, commençant à s’apercevoir qu’il ne pouvait pas faire autrement, venait de prendre son parti, eh bien, c’est convenu, et je choisis Toulon, sans accouplement.
– Hélas ! fit en soupirant M. Jackal, encore une de vos qualités précieuses qui s’en va, Gibassier. Je veux parler de la gratitude ou de l’amitié, si vous aimez mieux. Eh quoi ! votre cœur verra, sans se briser, un frère de bagne rivé à une autre chaîne que la vôtre ?
– Que voulez-vous dire ? demanda le forçat, qui ne voyait pas où M. Jackal voulait en venir.
– Est-il possible, ingrat Gibassier ! que vous ayez perdu tout souvenir de l’ange Gabriel, quand, il y a vingt-quatre heures à peine, vous teniez le flambeau de son hyménée ?
–
Je ne m’étais pas trompé, murmura
Gibassier.
– Vous vous trompez rarement, cher ami ; c’est encore une justice à vous rendre.
– J’étais certain que c’était par vos ordres qu’il avait été arrêté.
–
Par mes ordres, en effet, perspicace Gibassier. Mais savez-vous pourquoi je l’ai fait arrêter ?
– Non, répondit franchement le forçat.
– Pour une peccadille qui n’a pas le sens commun, si vous voulez, et qui cependant mérite une petite correction, pour lui apprendre à se mieux conduire. Croiriez-vous que, pendant que le curé de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, qui le mariait, lui faisait baiser sa patène, il lui a volé son mouchoir et sa tabatière ? On n’est pas plus léger ! De façon que le curé, qui n’a pas voulu faire de scandale dans son église, a achevé tranquillement la cérémonie et est venu, une demi-heure après, me faire sa déclaration. Croyez donc à la vertu des anges à présent ! Et voilà, Gibassier, comment vous êtes un ingrat en ne demandant pas à moins jointes à être rivé à la même chaîne que ce jeune étourneau dont vous auriez achevé l’éducation.
– S’il en est ainsi, dit Gibassier, je retire ma requête. Je demande Toulon et l’accouplement.
– À la bonne heure ! je reconnais enfin le Gibassier de mon cœur. Ah ! quel homme vous auriez fait si vous aviez été à meilleure école !
mais on vous a, dès l’enfance, abruti par la lecture des classiques, et vous ignorez les premiers éléments de l’école moderne. Voilà qui vous a perdu. Mais tout n’est pas désespéré, et le dommage est peut-être réparable. Vous êtes jeune encore ; vous pouvez étudier. Tenez, au moment où vous êtes entré, je songeais à créer une vaste bibliothèque à l’usage de tous les déshérités de votre espèce ; et, pendant que j’y songe, si, au lieu de vous accoupler avec l’ange Gabriel, je vous mettais tous deux à demi-chaîne ? et si je vous élevais tous deux, dès votre entrée, au poste le plus recherché, le plus lucratif, au rang de payoles, c’est-à-dire d’écrivains ? N’est-ce pas une sorte de charmante mission que celle qui a pour objet la correspondance de ses camarades non lettrés, et d’être ainsi le confident de leurs secrets les plus intimes, leur conseil et leur appui ? Que diriez-vous d’une semblable faveur ?
–
Vous me comblez
! dit d’un air moitié
ironique, moitié sérieux, le forçat.
– Vous le méritez, dit avec une politesse affectée M. Jackal. Eh bien, c’est entendu, vous pouvez vous regarder tous les deux comme payoles officiels. Avez-vous, pendant que vous y êtes, d’autres souhaits à former, d’autres requêtes à m’adresser ?
– Une seule, dit gravement Gibassier.
– Parlez, cher ami ; je me creuse la tête pour trouver quelque chose qui puisse vous être agréable.
– Puisque Gabriel, dit le forçat, a été arrêté hier au soir, il n’a pas eu le temps de faire une bien longue connaissance avec son épouse.
Serait-ce vous demander trop que de permettre à celle-ci de voir son mari avant son départ pour le Midi ?
– Ce n’est pas demander trop, cher ami. Elle le verra tous les jours avant son départ. Est-ce tout, Gibassier ?
– Ce n’est que la première partie de ma requête.
– Voyons la seconde.
– Lui permettrez-vous d’habiter sous la même latitude que son époux ?
–
Accordé, Gibassier, quoique la seconde partie de votre requête ma fâche autant que la première me charmait. Dans la première partie, vous montriez du désintéressement, vous parliez pour un ami absent, tandis que, dans la seconde, vos vues me semblent intéressées.
– Je ne vous comprends pas, dit Gibassier.
– C’est pourtant bien simple. Ne m’avez-vous pas dit que la femme de votre ami était votre ancienne amie ? J’ai peur que ce ne soit pour le moins autant pour vous que pour lui que vous rêvez l’installation de sa femme dans vos parages.
Le forçat rougit pudiquement.
– Enfin, dit mélancoliquement M. Jackal, on n’est pas parfait... Vous n’avez plus rien à me demander ?
– Une dernière chose.
– Allez toujours pendant que vous y êtes.
– Comment s’effectuera notre départ ?
– Vous devez savoir à quoi vous en tenir là-
dessus, Gibassier. Il s’effectuera de la façon ordinaire.
– En passant par Bicêtre ? demanda le forçat en faisant une horrible grimace.
– Naturellement.
– Voilà qui m’afflige démesurément.
– Et pourquoi cela, mon bon ami ?
– Que voulez-vous, monsieur Jackal ! je ne peux pas m’habituer à Bicêtre. Vous l’avez dit vous-même, on n’est pas parfait. La seule pensée que je suis en contact avec les fous me donne des attaques de nerfs.
– Alors, dit M. Jackal en se levant, pourquoi n’êtes-vous pas sage
?... Malheureusement,
Gibassier, continua-t-il en allant tirer le bouton de la sonnette, malheureusement, je ne puis pas faire droit à votre requête. Je comprends toute la tristesse dans laquelle cette pensée peut vous jeter, et c’est une affreuse nécessité, mais c’en est une, et, comme vous le savez en votre qualité de classique, les anciens représentaient la nécessité avec des coins de fer.
M. Jackal achevait ces paroles quand Colombier parut.
–
Colombier, dit le chef de la police en prenant une large prise de tabac qu’il huma avec volupté, comme satisfait de la façon dont les choses s’étaient passées, Colombier, je vous recommande tout particulièrement M. Gibassier.
Provisoirement, au lieu de le descendre au Dépôt, vous allez le placer dans la prison où vous avez mis le prisonnier que vous avez arrêté hier au soir.
Puis, se retournant vers Gibassier :
– C’est de l’ange Gabriel que je parle ; et dites que je ne pense pas à tout, ingrat !
– Je ne sais véritablement pas comment vous remercier, dit le forçat en s’inclinant.
– Vous me remercierez à votre retour, dit M.
Jackal en le congédiant.
Il le regarda partir avec une sorte de mélancolie.
– À présent, dit-il, me voici manchot, car c’est mon bras droit qui s’en va.