CCCI
De la simplicité et de la frugalité de M. Rappt.
Les ministres ressemblent aux vieux comédiens : ils ne savent pas se retirer à temps.
Certainement, les votes de la chambre des pairs auraient dû avertir M. de Villèle du danger qui menaçait le roi. Depuis quatre ans, la chambre héréditaire était, en effet, en opposition constante avec les vœux du gouvernement. Mais, soit que, doué d’un orgueil immense ou d’un esprit étroit, M. de Villèle ne remarquât pas cette opposition persistante, ou qu’il dédaignât de la remarquer, non seulement il ne songea point à se retirer, mais la création de quatre-vingts pairs nouveaux lui parut un moyen assuré de ramener à lui l’esprit de la chambre haute.
Cependant une majorité, en admettant qu’il l’obtînt à la chambre des pairs, ne lui assurait pas la majorité à la chambre des députés.
L’opposition avait fait des progrès rapides dans la chambre élective. De dix ou douze voix de majorité, elle s’était peu à peu élevée à cent cinquante voix. Six réélections avaient eu lieu en province dans le cours de l’année, à Rouen, Orléans, Bayonne, Mamers, Meaux, Saintes, et partout les candidats de l’opposition avaient été nommés à des majorités formidables. À Rouen, le candidat du gouvernement n’avait pu obtenir que 37 voix sur 967 votants. Et il n’y avait point à se méprendre sur le caractère agressif de ces nominations, car, au nombre des nouveaux élus, figuraient La Fayette et Laffitte.
Et c’est là que tous les gouvernements passés, présents et futurs ont échoué et échoueront.
Quand on ne précède pas l’opposition, il faut la suivre ! C’est ce venger naïvement de la mer que de la fouetter. Ce n’est pas satisfaire les appétits que de les distraire. « La faim est mauvaise conseillère », dit l’adage.
Aussi allez-vous voir, à partir de ce moment, le vieil esquif de la monarchie, radoubé tant bien que mal par des diplomates étrangers à la France et par un ministère étranger à la nation, chavirer un moment, se relever une minute, louvoyer, pendant trente et un mois, entre mille écueils, et sombrer définitivement, sans espoir de retour.
M. Rappt, toutefois, en revenant de chez monseigneur Coletti, était loin de faire toutes ces réflexions. Il désirait remplacer M. de Villèle, et il agissait comme M. de Villèle eût agi à sa place, c’est-à-dire qu’il travaillait pour son seul compte, pour son unique intérêt. Il voulait être député d’abord, ministre ensuite, et, pour cela, il ne reculait devant aucun obstacle. Il est vrai qu’il regardait avec tant de mépris les obstacles qu’il rencontrait, qu’il n’avait pas grand mérite à essayer de les écarter.
De retour à l’hôtel, il passa par le petit escalier de service et entra dans son cabinet. Madame de la Tournelle venait de le quitter ; il n’y trouva que Bordier.
– Vous arrivez bien, monsieur le comte, dit le secrétaire ; je vous attendais impatiemment.
– Qu’arrive-t-il, Bordier ? demanda le député en jetant son chapeau sur une table et en se laissant tomber sur un fauteuil.
– Nous n’en avons pas fini avec les électeurs, répondit Bordier.
– Comment cela ?
– Je vous ai débarrassé de tout ce qui restait, sauf un individu qu’il m’est impossible de renvoyer.
– Est-il connu ?
–
Comme les bourgeois peuvent l’être. Il disposera de cent voix.
– Comment l’appelez-vous ?
– Brewer.
– Qu’est-ce qu’il fait, ce Brewer ?
– De la bière.
– C’est donc pour cela qu’on l’appelle le Cromwell du quartier ?
– Oui, monsieur le comte.
– Pouah ! fit M. Rappt d’un air de dégoût. Et qu’est-ce qu’il veut, ce marchand de bière ?
– Je ne sais pas au juste ce qu’il veut ; mais je sais ce qu’il ne veut pas : il ne veut pas s’en aller.
– Qu’est-ce qu’il demande, enfin ?
– Il demande à vous voir, et il prétend qu’il ne quittera pas l’hôtel sans vous avoir vu, dût-il vous attendre toute la nuit.
– Et vous dites qu’il a cent voix dans sa poche ?
– Cent voix au moins, monsieur le comte.
– Alors, il faut absolument le recevoir ?
– Je crois que vous ne pouvez pas vous en dispenser, monsieur le comte.
– Nous allons le recevoir, dit le futur député d’un air de martyr. Auparavant, sonnez Baptiste ; je n’ai rien mangé depuis ce matin ; je meurs de faim.
Le secrétaire sonna Baptiste, et le domestique entra.
– Apportez-moi un bouillon et une croûte de pain, dit le comte Rappt. En allant à la cuisine, faites entrer le monsieur qui est dans l’antichambre.
Puis, se retournant vers le secrétaire :
–
Vous avez des notes précises sur ce personnage ?
– Précises, à peu près, dit le secrétaire en lisant les notes sur une feuille de papier.
« Brewer, brasseur, homme franc, ouvert ; ami du pharmacien Renaud ; fils de paysans, parvenu à la fortune par trente-cinq ans de travaux persistants ; n’aimant pas à être flatté, s’irritant de trop de politesse, confiant envers tous les siens, défiant envers tous les autres, très estimé dans le quartier. Cent voix, enfin. »
– Bien ! dit le comte Rappt ; ce ne sera pas long. Nous en aurons bien vite raison.
Le domestique annonça :
– M. Brewer.
Un homme de cinquante et quelques années, de haute stature, à la figure loyale, entra dans le cabinet.
–
Monsieur, dit le nouveau venu en
s’inclinant, pardonnez à un inconnu de mettre autant d’insistance à être reçu de vous.
– Monsieur Brewer ! répondit le député en examinant attentivement la figure du visiteur, comme s’il devait découvrir dans les lignes de son visage la ligne de conduite qu’il allait avoir à suivre avec lui, monsieur Brewer, dit-il, vous n’êtes pas un inconnu pour moi, tant s’en faut ; car je connais le nom de mes ennemis (et vous êtes du nombre) presque autant que celui de mes amis.
–
Je suis loin d’être votre ami, en effet, monsieur, mais je ne suis pas non plus votre ennemi. Je suis opposé absolument à votre candidature, et le serai probablement toujours, non à cause de vous personnellement, mais à cause du système (système désastreux, à mon sens) que vous préconisez. À part cette inimitié de parti, toute politique, je rends hommage, monsieur, à votre grand talent.
– Vous me flattez, monsieur, dit en feignant la confusion le comte Rappt.
– Je ne flatte jamais, monsieur, dit d’un air fâché le brasseur ; je flatte aussi peu que j’aime peu à être flatté... Mais il temps, je pense, de vous dire la cause de ma visite, si vous le permettez.
– Parlez, monsieur Brewer.
– Monsieur, j’ai lu hier dans mon journal, à mon grand étonnement, car le Constitutionnel n’est pas précisément l’organe du gouvernement, j’ai lu, dis-je, une circulaire électorale, une profession de foi signée de votre nom. Est-ce bien réellement de vous ?
– En doutez-vous, monsieur ? s’écria le comte Rappt.
– J’en douterai, monsieur, jusqu’à ce que vous me l’ayez personnellement affirmé, répondit l’électeur froidement.
– Eh bien, monsieur, dit le comte, je vous l’affirme.
– J’ai trouvé cette profession de foi, continua le brasseur, tellement patriotique, tellement conforme aux pensées du parti libéral, que je représente ; tellement en rapport, enfin, avec les convictions pour lesquelles j’ai vécu et pour lesquelles je mourrai, que je me suis senti profondément touché, et que l’opinion que j’avais eue sur vous, jusqu’ici, en a été ébranlée !
–
Monsieur... interrompit modestement le futur député.
– Oui, monsieur, insista l’électeur ; j’aurais donné beaucoup pour serrer, après avoir lu ces lignes, la main de celui qui les avait écrites.
– Monsieur ! interrompit encore M. Rappt en baissant pudiquement les yeux, vous me touchez véritablement ; la sympathie d’un homme comme vous m’est plus précieuse que toutes les faveurs publiques.
– Je ne me serais cependant pas décidé à faire cette démarche, reprit le brasseur sans paraître ému le moins du monde du compliment que le comte lui décochait à brûle-pourpoint, je ne me serais pas, dis-je, résolu à vous faire visite, si mon vieil ami Renaud, ancien pharmacien du faubourg Saint-Jacques, ne fût venu me voir en vous quittant.
– Un grand citoyen, que votre ami Renaud !
dit le comte avec une sorte d’enthousiasme.
– Un bon citoyen ! répéta M. Brewer ; un de ceux qui font les révolutions et qui n’en profitent pas. La loyauté dont vous avez fait preuve devant mon vieil ami m’a donc décidé à venir vous faire cette visite. Mon but, pour tout dire, en venant vous voir et en causant avec vous, c’est d’emporter la certitude que je puis, en toute confiance, vous donner ma voix et faire voter pour vous mes amis.
–
Écoutez-moi, monsieur Brewer, dit le candidat en changeant brusquement de ton ; car il voyait qu’il avait fait fausse route jusqu’ici, et que le ton rude du militaire conviendrait mieux à M. Brewer que le ton doux du courtisan. Écoutez-moi, je vais vous parler en toute franchise.
Un autre que M. Brewer, en entendant sortir de la bouche du comte ces paroles : « Je vais vous parler en toute franchise », se serait défié et tenu sur ses gardes ; mais M. Brewer était, qu’on nous permette cette phrase qui semble appartenir à la Palisse, M. Brewer était trop confiant pour être défiant. Ce sont ceux-là qui se défient le plus des gouvernements, qui se laissent prendre le plus naïvement par l’hypocrisie de ceux qui les représentent. Le brasseur écouta donc de toutes ses oreilles.
– Je ne suis pas un solliciteur, moi, monsieur, continua le comte ; je ne demande la voix de personne ; je ne vais pas solliciter votre suffrage, comme l’a peut-être fait ou le fera mon adversaire, qui se dira plus libéral que moi. Non, non
; c’est à la conscience générale que je m’adresse ; c’est le suffrage de la conscience publique que je sollicite. Il faut que tous ceux qui me feront l’honneur de me donner leur voix me connaissent à fond. L’homme qui doit représenter ses concitoyens ne peut pas être soupçonné. Il faut que la confiance soit réciproque entre les électeurs et les élus. Je n’accepte le mandat qu’à cette condition ; et je vous donne droit, quand je reparaîtrai une autre fois devant vous, de me demander compte de la façon dont je vous aurai représentés. Pardonnez-moi, monsieur, de vous parler ainsi ; vous trouvez même peut-être que j’en use avec vous d’une manière un peu cavalière ; mais la franchise me contraint à agir ainsi.
– Vous ne me fâchez nullement, monsieur, dit le brasseur ; loin de là. Veuillez donc continuer, je vous prie.
À ce moment, Baptiste entra, apportant un plateau sur lequel étaient disposés un bol de bouillon, une croûte de pain, un verre et une bouteille de bordeaux, qu’il plaça sur la table.
– Asseyez-vous donc, cher monsieur Brewer, dit le candidat en se dirigeant vers la table.
– Ne faites pas attention à moi, je vous prie, monsieur, dit l’électeur.
– Vous me permettez de prendre mon repas ?
demanda le comte en s’asseyant.
– Je vous en supplie, monsieur, faites.
– Mille pardons pour la manière dont je vous reçois, cher monsieur ; mais je suis un homme tout à fait sans façon, voyez-vous ; j’ai une horreur profonde pour tout ce qui sent l’étiquette.
Je dîne quand je peux, simplement, frugalement.
on ne se refait pas : j’ai des goûts simples ; mon grand-père était laboureur, et je m’en enorgueillis.
– Le mien aussi, dit simplement le brasseur ; j’ai été quinze ans son valet de ferme.
– C’est une sympathie de plus, cher monsieur Brewer ! sympathie dont je me glorifie ; car elle rend commune la pensée de deux hommes qui ont connu de bonne heure la misère, la sobriété. Mon dîner est trop modeste pour que je vous offre de le partager. Cependant, si vous vouliez me faire l’amitié d’accepter...
– Je vous remercie mille fois, interrompit le brasseur confus. Mais quoi ! ajouta-t-il d’un air étonné et presque effrayé, est-ce donc là réellement tout votre dîner ?
– Absolument, cher monsieur Brewer ! Est-ce que nous avons le temps de manger, nous autres ?
est-ce que les hommes qui aiment véritablement leur pays ont souci des intérêts matériels ? Et puis, je vous le répète, je déteste la table par goût, pour mille raisons, mais pour une entre autres, et que vous approuverez, j’en suis sûr : c’est que le cœur me saigne en pensant que, dans un seul dîner, sans besoin, sans raison, par pure ostentation, par pur préjugé, on gaspille une somme d’argent qui servirait à nourrir vingt familles.
–
C’est bien vrai, monsieur
! interrompit
l’électeur ému.
– J’ai été élevé à l’école du malheur, moi, monsieur, poursuivit le candidat ; je suis arrivé à Paris en sabots, et je m’en flatte, loin d’en rougir ! Je sais donc à quoi m’en tenir sur les souffrances des classes laborieuses ! Ah ! si tout le monde connaissait comme moi le prix de l’argent, on y regarderait à deux fois avant de charger d’impôts, déjà si lourds, les malheureux contribuables.
– Eh bien, justement, monsieur, c’est là que je voulais en arriver... Nous nous comprenons : l’inimitié que je porte au gouvernement a sa source principale dans les dépenses exagérées, folles, des serviteurs de la monarchie.
– Que voulez-vous dire ?
–
Dans l’avant-dernière session, monsieur, vous avez été, permettez-moi de vous le dire maintenant que nous nous entendons, un des défenseurs les plus ardents des nouveaux impôts dont on menaçait la population. Tout votre système, et je l’ai attentivement étudié, tendait à augmenter le budget, au lieu de le diminuer. Vous ne voyiez de salut pour le pays que dans l’augmentation et l’enrichissement des fonctionnaires, comme l’avait fait le gouvernement impérial ; pour tout dire, vous cherchiez à vous attacher le plus grand nombre d’individus par l’intérêt, au lieu d’acquérir la confiance de tous par l’affection.
– Écoutez-moi, cher monsieur Brewer, car, outre que vous êtes un honnête homme, vous êtes encore un homme d’esprit. Je serai donc plus franc avec vous, s’il est possible, que je ne l’ai été jusqu’à présent.
Un autre homme que M. Brewer se serait défié de plus en plus ; mais M. Brewer, au contraire, se défia de moins en moins.
– Il y a deux ans bientôt, cher monsieur Brewer, que j’ai défendu ce système, je l’avoue ; pourquoi ne pas avouer franchement ses erreurs ?
Mais c’est la seule faute que j’aie à me reprocher de toute ma vie. Que voulez-vous ! j’entrais dans la carrière politique. Je n’étais qu’un militaire, ignorant des affaires civiles. J’avais vécu, jusque-là, dans les camps, à l’étranger, sur des champs de bataille. Et puis j’avais affaire à une monarchie aux abois qui nous imposait ses plus despotiques volontés. Que vous dirai-je
? le
courant me poussait, je me suis laissé entraîner !
J’ai cédé par nécessité plutôt que par conviction ; je savais que le système était mauvais, déplorable. Mais, pour rejeter un système ancien, il faut un gouvernement nouveau.
– C’est vrai, dit le brasseur convaincu.
– À quoi bon remettre des planches à un vieux navire ? continua M. Rappt en s’animant. Il faut le laisser flotter, sombrer, et en construire un neuf. C’est ce que je fais dans l’ombre ! Je laisse cette vieille et vermoulue monarchie s’engloutir, et je reviens à la liberté, comme l’enfant prodigue, plein de honte sans doute et plein de repentir, mais retrempé aussi, et plein de force et de courage.
–
Oh
! que c’est bien, monsieur
! s’écria
l’électeur ému jusqu’aux larmes ; si vous saviez avec quel bonheur je vous écoute et quel bien vous me faites !
– Autrefois, ainsi que vous le dites, continua le comte Rappt s’animant de plus en plus, car il sentait que, chez le brasseur, la place était prise et qu’il fallait l’occuper tout à fait ; autrefois, je voulais diminuer les employés et augmenter les salaires ; aujourd’hui, c’est tout le contraire, je veux diminuer les salaires et augmenter le nombre des employés. Plus il y aura de monde intéressé à l’action du gouvernement, plus le gouvernement sera contraint d’obéir à la voix de tous ou de céder. Plus les rouages d’une machine sont nombreux, plus la machine a de force ; car, si un rouage casse, un autre le remplace ; c’est une loi mathématique. Ce n’est donc plus par les intérêts que je veux attirer les hommes ; c’est par l’affection, par l’amour. Tel est mon désir, tel est mon but, jusqu’au moment où l’occasion se présentera de rendre à la France ce qui appartient à tous les hommes, la liberté que Dieu nous a donnée et que les monarchies nous retirent.
– Je ne puis pas vous dire, monsieur, combien je suis ému ! s’écria le brasseur en se levant précipitamment. Pardonnez-moi mille fois de vous avoir fait perdre un temps précieux. Mais je sors complètement éclairé, enchanté, ravi, plein de confiance et d’espoir en vous. Vous avez un accent de loyauté et de franchise qui ne me laisse plus aucun doute. Si vous m’aviez trompé, monsieur, je ne croirais plus à rien : je renierais Dieu.
– Merci ! monsieur, dit le candidat en se levant ; et, pour sceller tout ce que nous venons de dire, voulez-vous me donner la main ?
–
De tout mon cœur, monsieur, répondit l’électeur en tendant la main à M. Rappt, et avec elle toute la reconnaissance d’un honnête homme.
À ce moment, Baptiste, sonné par Bordier, parut et reconduisit M. Brewer, qui sortit en disant :
– Comme on m’avait trompé sur ce brave homme ! Tout est simple chez lui, jusqu’à son repas frugal.
Baptiste revint, après avoir reconduit M.
Brewer, et annonça :
– Le dîner de monsieur est servi.
– Allons dîner, Bordier, dit en souriant M.
Rappt.