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Où il est expliqué pourquoi M. Sarranti n’était plus dans le cachot des condamnés à mort.

En entrant dans son cabinet, la première chose qu’aperçut le roi fut le moine, debout, pâle, immobile et roide comme une statue de marbre, à l’autre extrémité de l’appartement.

Ne pouvant s’asseoir, la rigide et sombre figure s’était adossée au lambris pour ne pas tomber.

Le roi s’arrêta court en voyant cette espèce de spectre.

– Ah ! fit Charles X, c’est vous, mon père ?

– Oui, sire, répondit le prêtre d’une voix si faible, qu’elle semblait sortir de la bouche d’un fantôme.

– Mais vous semblez mourant ?

– Mourant, en effet, sire... Je viens, selon mon vœu, de faire plus de huit cents lieues à pied.

Dans les défilés du mont Cenis, je suis tombé malade : j’avais pris la fièvre en traversant les Maremmes. Je suis resté un mois dans une auberge entre la vie et la mort. Puis, enfin, comme le temps pressait, comme le jour de l’exécution de mon père arrivait, je me suis remis en chemin. Au risque de mourir adossé à quelque borne de la route, j’ai mis quarante jours à faire cent cinquante lieues, et je suis arrivé il y a deux heures...

– Mais pourquoi n’avez-vous pas pris une voiture quelconque ? Ne fût-ce que par charité, on vous eût abrégé les fatigues du chemin.

– J’avais fait vœu d’aller à Rome à pied et d’en revenir à pied, sire : je devais avant tout accomplir mon vœu.

– Et vous l’avez accompli ?

– Oui, sire.

– Vous êtes un saint.

Un sourire d’une profonde tristesse passa sur les lèvres du moine.

– Oh ! ne vous pressez point de me donner ce titre, dit-il. Je suis, au contraire, un criminel qui vient vous demander justice pour les autres et justice contre lui-même.

– Un mot avant tout, monsieur.

– Que le roi parle, dit l’abbé Dominique en s’inclinant.

– Vous étiez allé à Rome... dans quel but ?

pouvez-vous me le dire maintenant ?

– Oui, sire. J’étais allé à Rome pour supplier Sa Sainteté de briser pour moi le sceau posé sur mes lèvres en m’autorisant à révéler le secret de la confession.

– De sorte, dit le roi avec un soupir, de sorte que, convaincu toujours de l’innocence de votre père, vous n’apportez cependant aucune preuve de cette innocence ?

– Si fait, sire, et une preuve irrécusable.

– Parlez, alors.

– Le roi peut-il m’accorder cinq minutes ?

– Le temps que vous voudrez, monsieur ; vous m’intéressez vivement. Mais asseyez-vous. Je doute que vous ayez la force de parler debout.

– Cette force, qui était près de me manquer, la bonté du roi me la rend. Je parlerai debout, sire, comme il convient à un sujet qui parle à son roi...

ou plutôt, je parlerai à genoux, comme il convient à un coupable qui parle à son juge.

– Arrêtez, monsieur, dit le roi.

– Pourquoi, sire ?

– Vous allez me dire ce qu’il vous est défendu de révéler : le secret de la confession. Je ne veux pas être de moitié dans un sacrilège.

– Que le roi me pardonne. Si terrible que soit le court récit que j’ai à lui faire, il peut, sans sacrilège aucun, l’entendre maintenant.

– Alors je vous écoute, monsieur.

– Sire, j’étais debout près du lit d’un mort, lorsqu’on m’appela au lit d’un moribond. Le mort n’avait plus besoin de mes prières, le mourant avait besoin de mon absolution

; j’allai au

mourant...

Le roi s’approcha du prêtre, dont la voix arrivait à peine jusqu’à lui, et, sans s’asseoir, appuya sa main sur une table.

Il était évident qu’il s’apprêtait à écouter avec le plus profond intérêt.

– Le mourant commença sa confession ; mais, à peine en avait-il dit quelques mots, que je l’arrêtai.

« – Vous êtes Gérard Tardieu, lui dis-je ; je ne puis écouter un mot de plus de ce que vous allez dire.

« – Et pourquoi cela ? demanda le moribond.

« – Parce que je suis Dominique Sarranti, le fils de celui que vous avez accusé de vol et d’assassinat.

« Et je reculai mon fauteuil de son lit.

« Mais lui me retint par ma robe.

« – Mon père, dit-il, c’est la Providence, au contraire, qui vous conduit près de moi. J’eusse été vous chercher au bout du monde, si j’eusse su où vous trouver, pour vous faire écouter ce que vous allez entendre... Moine, c’est mon crime que je dépose dans votre sein. Fils, c’est l’innocence de votre père que je vous rends. Je vais mourir ; moi mort, dites tout ce que je vais vous raconter...

« Et alors, sire, il me raconta une chose terrible : d’abord qu’il s’était volé lui-même pour faire retomber les soupçons sur mon père, qui, ce jour-là même, ayant conspiré contre votre frère, était forcé de fuir.

«

Puis il aborda le crime, le vrai crime, sire !... »

– Mais comment pouvez-vous me dire tout cela, monsieur, puisque vous n’avez su tout cela que sous le sceau de la confession ?

– Laissez-moi achever, sire... Je vous dis, je vous jure, je vous proteste que je ne veux pas induire votre âme en péché, que la mienne seule court risque de se perdre... ou plutôt – Seigneur mon Dieu ! ajouta le moine en levant les yeux au ciel –, ou plutôt elle est déjà perdue.

– Continuez, dit le roi.

Alors Gérard Tardieu me raconta que, cédant aux conseils d’une femme avec laquelle il vivait, il avait résolu de se défaire de ses deux neveux. Certes, ce ne fut pas sans hésitations, sans combats, sans remords, qu’il arriva à cette résolution ; mais, enfin, il y arriva... Les deux complices se partagèrent l’horrible besogne : lui se chargea du petit garçon ; elle, de la petite fille.

Lui réussit en jetant son neveu dans un étang et en l’assommant avec une rame chaque fois qu’il revenait sur l’eau...

– Savez-vous que c’est horrible, ce que vous me racontez là !

– Horrible ! oui, sire, je le sais.

– Et qu’il faudra me donner la preuve de tout ce que vous avancez.

– Je vous la donnerai, sire.

– La femme échoua, continua le moine : au moment où elle allait égorger la pauvre enfant, un chien, attiré par les cris de la petite fille, rompit sa chaîne, brisa une fenêtre, sauta au cou de la femme, et l’étrangla. La petite fille s’enfuit tout ensanglantée...

– Et elle vit ? demanda le roi.

– Je ne sais. Votre police l’a fait disparaître pour effacer ce témoignage en faveur de mon père.

– Monsieur, je vous jure, foi de gentilhomme, que justice sera faite de tout cela... Seulement, la preuve ! la preuve !

– La preuve, dit le moine en tirant le manuscrit de sa poche, la voilà.

Et, s’inclinant devant le roi, il lui remit le rouleau de papier sur lequel étaient écrits ces mots :

« Ceci est ma confession générale devant Dieu et devant les hommes, pour être, si besoin est, rendue publique après ma mort.

Gérard TARDIEU. »

Et depuis quand avez-vous ce papier

?

demanda le roi.

– Je l’ai toujours eu, sire, répondit le moine ; l’assassin me le donna, croyant qu’il allait mourir.

– Et, ayant ce papier, vous n’avez rien dit, vous ne l’avez pas mis sous les yeux des juges, vous ne me l’avez pas donné ?

– Sire, ne voyez-vous pas, sur ce papier lui-même, que la confession du coupable ne pouvait être rendue publique qu’après sa mort ?

– Il est donc mort, alors ?

– Oui, sire, répondit le moine.

– Depuis quand ?

– Depuis trois quarts d’heure ; le temps qu’il m’a fallu pour venir de Vanves à Saint-Cloud.

– Oh ! le misérable ! dit le roi. C’est une permission de Dieu qu’il soit mort à temps.

– Oui, je crois que c’est une permission de Dieu, sire... Mais je sais, continua le moine en mettant un genou en terre, je sais un homme aussi misérable, plus misérable que celui qui est mort.

– Que voulez-vous dire ? demanda le roi.

– Je veux dire que M. Gérard n’est pas mort de sa mort naturelle, sire.

– Il s’est suicidé ? s’écria le roi.

– Non, sire : il a été assassiné !

– Assassiné ! s’écria le roi, qui apercevait, au milieu de toutes ces ténèbres une lueur pareille à celle d’un éclair ; assassiné ! et par qui ?

Le moine tira de sa poitrine le couteau avec lequel il avait tué M. Gérard et le déposa aux pieds du roi. Le couteau était tout ensanglanté. La main du moine était sanglante.

Oh

! fit le roi en reculant d’un pas, l’assassin, c’est...

Il n’osa pas achever.

– C’est moi, sire, dit le moine en courbant la tête ; c’était le seul moyen de sauver l’honneur et la tête de mon père. L’échafaud est dressé, sire ; ordonnez que j’y monte.

Il se fit un moment de silence, pendant lequel le moine resta le front courbé en attendant son arrêt.

Mais, au grand étonnement de l’abbé Dominique, le roi, qui, à la vue du poignard taché de sang, avait fait un pas en arrière, le roi, sans s’avancer vers lui, mais d’une voix douce :

– Relevez-vous, monsieur, dit-il ; votre crime est sans doute un crime horrible, épouvantable ; mais il a son explication, sinon son excuse, dans votre dévouement à votre père : c’est votre amour filial qui vous a mis le couteau à la main, et, quoiqu’il ne soit donné à personne de se faire justice dans sa propre cause, la loi appréciera, et je n’ai rien à dire, rien à faire jusqu’à l’heure du jugement qui sera porté contre vous.

– Mais mon père, sire ! mon père ! s’écria le jeune homme.

– C’est autre chose.

Le roi sonna ; un huissier parut sur le pas de la porte.

– Prévenez M. le préfet de police et M. le garde des sceaux que je les attends ici.

Puis, comme le moine était resté le genou en terre malgré l’invitation qui lui avait été faite de se relever :

– Relevez-vous, monsieur, lui dit une seconde fois Charles X.

Le moine obéit ; mais il était si faible, qu’il fut obligé de s’appuyer sur la table pour ne pas tomber.

– Asseyez-vous, monsieur, dit le roi.

– Sire ! balbutia le moine.

– Je vois bien qu’il vous faut un ordre. Je vous ordonne donc de vous asseoir.

Le moine tomba à moitié évanoui sur un fauteuil.

En ce moment, le préfet de police et le ministre de la justice parurent à la porte, se rendant au commandement du roi.

– Messieurs, leur dit le roi gaiement, j’avais raison lorsque je vous disais tout à l’heure que l’arrivée de la personne que l’on m’annonçait pourrait bien changer la face des choses.

– Que veut dire Votre Majesté ? demanda le ministre de la justice.

– Je veux dire que j’avais grandement raison lorsque je prétendais qu’il ne fallait se servir de l’état de siège qu’à la dernière extrémité ; or, nous n’en sommes pas là, Dieu merci !

Puis, se retournant vers le préfet de police :

– Vous m’avez dit, monsieur, que, sans la complication de la mort de Manuel et de l’exécution de M. Sarranti, vous vous faisiez fort d’être maître de la situation sans coup férir.

– Oui, sire.

– Eh bien, vous n’avez plus de complication à redouter. À partir de ce moment, M. Sarranti est libre ; j’ai en main les preuves de son innocence.

– Mais... dit le préfet de police stupéfait.

– Vous allez prendre monsieur dans votre voiture, dit le roi en montrant frère Dominique ; vous irez avec lui à la Conciergerie

; vous

mettrez à l’instant même M. Sarranti en liberté.

Je vous répète qu’il est innocent et que je ne veux pas qu’un innocent, du moment où son innocence m’est prouvée, reste une minute de plus sous les verrous.

– Oh ! sire ! sire ! dit le moine en tendant ses mains reconnaissantes vers le roi.

– Allez, monsieur, dit Charles X, et ne perdez pas un instant. Puis, se tournant vers le moine :

– Vous avez huit jours pour vous remettre des fatigues de votre voyage, mon frère, lui dit-il ; dans huit jours, vous vous constituerez prisonnier.

– Oh ! oui, sire ! s’écria le moine ; faut-il que je vous jure ?

– Je ne vous demande pas de serment ; votre parole me suffit.

Puis, se tournant vers le préfet :

– Allez, monsieur, dit-il, et qu’il soit fait comme je le désire.

Le préfet de police s’inclina et sortit, suivi du moine.

– Votre Majesté me fera-t-elle la grâce de m’expliquer ?... hasarda le ministre de la justice.

– L’explication sera courte, monsieur, dit le roi. Prenez ce papier : il renferme la preuve de l’innocence de M. Sarranti. Je vous engage à le communiquer à M. le ministre de l’intérieur.

Selon toute probabilité, il éprouvera quelque mortification en lisant le nom du véritable assassin et en reconnaissant, dans ce nom, celui d’un homme dont il soutenait la candidature.

Quant au moine, comme il faut que justice se fasse, vous aurez soin que son affaire soit appelée aux prochaines assises.. Ah ! tenez, monsieur, prenez ce couteau : c’est une pièce à conviction.

Et, laissant le garde des sceaux libre de se retirer ou de le suivre, le roi rentra tout joyeux dans le salon où l’attendait le grand veneur.

– Eh bien, sire ? demanda celui-ci.

– La chasse tient pour demain, mon cher comte, dit le roi : tâchez qu’elle soit bien menée !

– Le roi me permet-il de lui dire, fit le grand veneur, que jamais je ne lui ai trouvé meilleur visage ?

– En effet, mon cher comte, répondit Charles X, depuis un quart d’heure, je me sens rajeuni de vingt ans.

Puis, aux ministres qui écoutaient tout ébahis :

– Messieurs, dit-il, d’après les nouvelles qu’il vient d’apprendre, M. le préfet de police répond de la tranquillité de la ville de Paris pour demain.

Et, les saluant de la main, il fit un dernier tour dans les salons, prévint le dauphin que la chasse tenait, dit un mot gracieux à madame la duchesse d’Angoulême, embrassa madame la duchesse de Berry, donna une tape de grand-père sur la joue du duc de Bordeaux, ni plus ni moins qu’eût fait un bourgeois de la rue Saint-Denis ou du boulevard du Temple, et rentra dans sa chambre à coucher.

Là, il alla au baromètre placé en face de son lit, poussa un cri de joie en voyant qu’il était au beau fixe, dit ses prières, se coucha, et s’endormit en prononçant ces consolantes paroles :

– Ah ! Dieu merci ! nous aurons demain un beau temps pour la chasse !

C’est par suite des événements que nous venons de raconter, qu’en pénétrant dans le cachot de M. Sarranti, Salvator avait trouvé ce cachot vide.