CCLXXXVIII
Impressions de voyage de M. Jackal.
Celui des quatre hommes masqués qui avait pris sur le siège la place du cocher était certainement un homme fort habile en son métier ; car, lancée depuis dix minutes à fond de train, la voiture avait fait tant de tours et tant de détours, que M. Jackal, quelque perspicace qu’il fût et quelque connaissance approfondie qu’il eût du terrain, commençait à perdre toute idée de l’endroit où il était et à se demander où l’on pouvait bien le conduire.
En effet, la voiture ayant tourné sur ellemême, et, par conséquent, rebroussé chemin, avait suivi la route comprise entre le Cours-la-Reine et le quai de la Conférence ; puis, tournant à gauche, elle avait retrouvé son point de départ et recommencé le même manège ; après quoi, elle avait traversé le pont Louis XV.
Au ralentissement des roues, M. Jackal avait reconnu qu’il traversait un pont.
La voiture avait tourné à gauche et suivi le quai d’Orsay.
Là, M. Jackal s’était encore reconnu. Il avait deviné qu’il longeait la rivière, aux fraîches émanations qui s’en exhalaient.
Lorsque la voiture tourna à droite, il devina qu’il entrait dans la rue du Bac, et, quand une fois encore elle tourna à droite, il ne fit point de doute qu’elle n’entrât dans la rue de l’Université.
À la rue de Bellechasse, la voiture remonta ; puis elle prit la rue de Grenelle, puis elle redescendit jusqu’à la rue de l’Université, puis elle suivit tout droit.
M. Jackal commençait à s’embrouiller dans tous ces tours et détours.
Mais, en arrivant au boulevard des Invalides, il retrouva les mêmes émanations qu’au bord de la Seine
; ces émanations venaient des arbres chargés de rosée. Il se dit qu’il était revenu auprès de la rivière, ou qu’il suivait quelque boulevard.
La voiture, en roulant quelques instants sur la terre au lieu de rouler sur le pavé, le fixa sur ce point. Il comprit qu’il était sur un boulevard. La voiture continua alors de marcher avec une vitesse de quatre lieues à l’heure. Arrivée à la hauteur de la rue de Vaugirard, la voiture s’arrêta.
– Sommes-nous arrivés ? demanda M. Jackal, qui trouvait le voyage un peu long.
– Non, répondit laconiquement son voisin.
– Et, sans indiscrétion, demanda M. Jackal, en avons-nous encore pour longtemps ?
– Oui, répondit le même personnage avec un laconisme que lui eût envié le plus laconique des Spartiates.
– Alors, dit M. Jackal, soit par besoin réel, soit pour faire causer son compagnon et reconnaître, soit à la voix, soit à la façon de s’exprimer, à quelle sorte de gens il avait affaire, alors, vous me permettrez bien, monsieur, de profiter de ce moment de halte pour prendre une prise de tabac ?
– Volontiers, monsieur, dit le compagnon de M. Jackal ; mais vous me permettrez de vous réclamer auparavant les armes que vous portez dans la poche droite de votre pardessus.
– Ah ! ah !
– Oui, une paire de pistolets de poche et un poignard.
–
Monsieur, vous eussiez fouillé dans ma poche, que vous n’en connaîtriez pas mieux le contenu ; maintenant, laissez-moi me dégager la main, et je vous remettrai ces trois objets.
– Inutile, monsieur ; je vais, si vous le voulez bien, les prendre moi-même. Si je ne vous les ai pas demandés plus tôt, c’est que je vous avais dit qu’à votre premier mouvement je vous tuais, et je voulais m’assurer du cas que vous faisiez de mes paroles.
L’inconnu fouilla dans la poche de M. Jackal et en tira les trois armes, qu’il mit dans la poche de sa redingote.
– Et maintenant, dit-il à M. Jackal, vous avez la liberté de vos mains
; usez-en sagement,
croyez-moi.
– Je vous remercie de votre courtoisie, dit avec la plus exquise politesse M. Jackal, et croyez que, si l’occasion se présente de vous rendre en pareille situation un service analogue, je n’oublierai pas le petit plaisir que vous m’avez fait.
– Cette occasion ne se présentera pas, dit l’inconnu ; vous la souhaitez donc inutilement.
M. Jackal, qui était sur le point de prendre sa prise, s’arrêta sur ces paroles qui tranchaient si nettement la question.
– Diable ! diable ! murmura-t-il légèrement affecté ; est-ce que la plaisanterie irait plus loin que je ne suppose ? Voyons, qui a pu me jouer un tour pareil ? Je ne me connais pas un seul ennemi au monde, excepté parmi mes subordonnés ; et quel est celui de mes subordonnés qui oserait courir la chance d’un pareil guet-apens ? Tous ces hommes-là, hardis et forts en masse et sous l’œil du maître, sont bêtes et lâches isolément. Il n’y a que deux hommes en France capables de se mesurer contre moi : Salvator et le préfet de police. Or, le préfet de police a trop grand besoin de moi, à toute heure et particulièrement au moment des élections, pour m’envoyer courir inutilement les grandes routes, de minuit à une heure du matin ; et, puisque ce n’est pas le préfet de police, c’est donc Salvator. Misérable Gérard !
c’est pourtant lui qui m’a fourré dans ce guêpier ; c’est sa lâcheté, sa couardise, sa maladresse ; si j’en reviens, il me le paiera cher ! fût-il au Monomotapa, je le ferai suivre si bien, que je le rejoindrai, le gueux ! Mais quel peut être le dessin de Salvator ? en quoi mon enlèvement et ma disparition peuvent-ils l’aider à sauver Sarranti ? car c’est dans ce dessin, évidemment, qu’il me fait promener par ses amis à cette heure avancée : à moins que... Niais que je suis ! c’est cela !... à moins que, ayant prévu que je le ferais arrêter, il n’ait dit à ses amis : « Si, à telle heure, vous ne me voyez pas sortir, c’est que je serai prisonnier ; emparez-vous donc de M. Jackal, qui répondra de moi corps pour corps. » C’est cela, morbleu ! j’y suis.
Et M. Jackal fut si content de lui-même, qu’il se frotta les mains comme s’il eût été dans son cabinet et comme s’il venait, avec son adresse ordinaire, d’opérer une réussite des plus complètes.
C’était un véritable artiste que M. Jackal, et qui faisait de l’art pour l’art.
Il était en train de se frotter les mains, quand un corps lourd tomba sur la capote de la voiture et produisit, en tombant, un bruit qui fit tressaillir M. Jackal.
– Oh ! oh ! qu’est-ce que cela ? demanda-t-il à son voisin.
– Rien, répondit celui-ci avec son laconisme ordinaire.
Et, en effet, comme si le poids que l’on venait d’ajouter à la voiture était spécialement destiné, contre toutes les lois de la dynamique, à rendre le véhicule plus léger, la voiture partit avec une vitesse que M. Jackal eût comparée à celle des chemins de fer – qui vont vite –, si les chemins de fer eussent existé de son temps.
– Étrange ! fort étrange ! murmura M. Jackal en aspirant coup sur coup deux immenses prises de tabac
; une voiture chargée d’un poids
considérable, à mesurer sa pesanteur à son bruit, et qui roule plus vite qu’avant son chargement ; une fraîcheur qui semble venir de la Seine, d’une part, et, de l’autre part, le roulement d’une voiture si léger qu’il semble le pas d’une femme sur le gazon... Étrange
! fort étrange
!...
Évidemment, nous sommes en rase campagne ; mais de quel côté ? au nord, au sud, à l’est ou à l’ouest ?
L’espérance de se venger de cet enlèvement était si grande chez M. Jackal, que le pays qu’il parcourait l’intéressait mille fois plus en ce moment que le résultat final du voyage. Arrivé à ce point d’excitation, sa démangeaison fut si grande, sa curiosité si immodérée, qu’oubliant la recommandation de son compagnon de route, il leva la main gauche à la hauteur du bandeau qui lui couvrait le visage ; mais, au bruit que fit en s’armant le pistolet de son voisin, qui, ne le quittant pas des yeux, avait suivi son mouvement inconsidéré, M. Jackal abaissa vivement le bras, et, sans paraître avoir entendu le claquement de la batterie, s’écria le plus naturellement du monde :
–
Monsieur, un second service
: j’étouffe
littéralement ; de l’air, pour l’amour de Dieu !
– C’est facile, répondit l’inconnu en ouvrant la glace qui était à sa droite ; c’est par égard pour vous et de peur des courants d’air, qu’on n’avait ouvert qu’une seule glace.
– Vous êtes mille fois trop bon, s’empressa de dire M. Jackal, qui sentait effectivement qu’un violent courant d’air s’établissait ; mais je ne veux pas abuser de votre complaisance, et, pour peu que ce courant d’air – car je reconnais qu’il y a un courant d’air – vous soit nuisible, ou tout simplement désagréable, je vous supplie de regarder ma demande comme non avenue.
– Nullement, monsieur, répondit l’inconnu ; vous avez souhaité que cette glace fût ouverte, elle restera ouverte.
– Mille remerciements, monsieur, répliqua M.
Jackal sans essayer de continuer une conversation que son compagnon n’alimentait évidemment qu’à regret.
Et l’homme de police se replongea dans ses méditations.
– Oui, se disait-il à lui-même, le coup vient de Salvator, et je serais stupide d’en douter ; les hommes auxquels j’ai affaire ne sont pas des gens du commun ; il s’expriment avec beaucoup de convenance, quoiqu’un peu brièvement ; ils sont polis dans la forme, et, à ce qu’il me semble, fort résolus dans le fond, ce qui n’est pas donné à tous les chrétiens de ma connaissance. L’enlèvement vient donc de Salvator : il aura, comme je me le suis déjà dit, calculé qu’il pouvait être arrêté.
Quel malheur qu’un homme si habile soit un si honnête homme ! ce drôle-là connaît tout Paris ; que dis-je, tout Paris ! toute la France, sans parler des carbonari de l’Italie et des illuminés de l’Allemagne. Diable d’homme ! j’aurais dû m’y prendre plus doucement ; il me l’a bien dit avant de partir
: «
Vous savez ce qui arriverait à
l’homme qui me ferait arrêter. » Eh ! j’étais prévenu, il n’y a rien à dire. Damné Salvator !
maudit Gérard !
Tout à coup, M. Jackal poussa une
exclamation.
C’était une idée qui lui venait et que, malgré son pouvoir sur lui-même, il n’avait pu comprimer dans son cerveau.
– Ah ! fit-il.
– Qu’y a-t-il encore ? demanda son voisin.
M. Jackal jugea à propos d’utiliser son imprudence.
–
Monsieur, dit-il, c’est une affaire fort importante qui me passe par l’esprit ; vous ne voudriez pas que la promenade fort agréable que vous me faites faire eût des résultats fâcheux pour une tierce personne. Imaginez-vous, monsieur, qu’au moment de mon départ, je venais de faire arrêter préventivement, et par précaution, un excellent jeune homme que je comptais mettre en liberté au bout de deux heures, c’est-à-dire à mon retour de Saint-Cloud ; car j’allais à Saint-Cloud quand vous m’avez fait la faveur de me détourner de mon chemin. Or, il n’y a aucun mal si, dans une heure, je dois être de retour à la préfecture de police : dois-je y être de retour dans une heure, monsieur ?
– Non, répondit l’inconnu avec son laconisme ordinaire.
– Eh bien, vous voyez que mon voyage peut donc avoir un inconvénient grave, celui de faire prisonnier, plus longtemps que je n’aurais voulu, un innocent. Permettez, monsieur, que j’écrive sous vos yeux un ordre que mon cocher portera, afin que l’on mette à l’instant même en liberté M.
Salvator.
M. Jackal, en plaçant au bout de sa phrase le nom de notre ami, avait, comme on dit, en termes de théâtre, ménagé son effet. Ce fut ce qu’il comprit au tressaillement involontaire de son voisin.
– Stop ! cria celui-ci au cocher, ou plutôt à celui qui en faisait les fonctions.
La voiture s’arrêta court.
– Ce sera la chose du monde la plus facile, jeta négligemment M. Jackal : j’écris, au clair de la lune, quelques mots sur mon agenda.
Et comme, suffisamment autorisé, M. Jackal portait déjà la main au bandeau qui couvrait ses yeux, son voisin arrêta aussitôt cette main.
– Pas d’initiative, monsieur. C’est à nous, et non point à vous, de régler la forme dans laquelle les choses doivent se passer.
Et, refermant les glaces, l’inconnu tira sur elles, avec le plus grand soin, les rideaux de soie rouge destinés à cacher la vue de l’intérieur à l’extérieur et la vue de l’extérieur à l’intérieur.
Après quoi, il sortit de sa poche une petite lanterne sourde qu’il éclaira à l’aide d’un briquet phosphorique.
M. Jackal entendit le crépitement de l’allumette qui prenait feu et sentit l’âcre odeur du phosphore qui se mêlait à l’air respirable.
– Décidément, dit-il, je suis avec des gens qui ne veulent pas que j’étudie le paysage ; ce sont des gens très forts. Il y a du plaisir à avoir affaire à ces gens-là.
– Monsieur, lui dit son voisin, vous pouvez maintenant enlever votre bandeau.
M. Jackal ne se le fit pas dire deux fois ; et, avec lenteur, comme un homme qui n’est pas pressé, il souleva l’obstacle qui, pour un moment, le faisait aveugle comme la Fortune et l’Amour.
Il était dans une boîte hermétiquement fermée.
Il comprit qu’il n’y avait point à chercher à voir à l’extérieur par une ouverture quelconque, et, résigné immédiatement comme tous les hommes résolus, il tira de sa poche son agenda, sur lequel il écrivit :
« Ordre à M. Canler, en permanence à la salle Saint-Martin, de faire mettre immédiatement en liberté M. Salvator. »
Et il data et signa.
– Maintenant, dit-il, si vous voulez donner cet ordre à mon cocher ; c’est un digne et excellent homme, habitué à mes actes philanthropiques, et qui ne mettra pas une minute de retard dans la commission dont je l’aurai chargé.
–
Monsieur, répondit avec sa politesse ordinaire le voisin de M. Jackal, vous trouverez bon que nous réservions les services de votre cocher pour une autre occasion ; nous avons pour ces sortes de commission des gens qui valent tous les cochers du monde.
L’inconnu éteignit la lanterne, replaça avec la plus grande dextérité le mouchoir sur les yeux de M. Jackal, lui ordonna plus que jamais de rester immobile, ouvrit une des portières, et appela.
Seulement, le nom que prononça l’inconnu n’avait aucune analogie avec les noms ordinaires.
M. Jackal sentit que l’un des deux hommes montés derrière la voiture quittait son poste ; il entendit un pas se rapprocher de la portière ouverte ; et, aussitôt, dans une langue douce, harmonieuse, euphonique, mais qui, malgré sa connaissance de tous les idiomes du monde, lui était complètement étrangère, commença un dialogue de quelques secondes, lequel se termina par la remise de l’ordre écrit par M. Jackal, par la fermeture de la portière et par ces deux mots anglais : All right ! qui ne signifient rien autre chose dans notre langue que « Tout va bien, allez ! »
Et, convaincu que tout était bien, comme le disait l’homme de l’intérieur, le cocher remit, d’un coup de fouet, les chevaux à la même allure qu’ils avaient avant d’être arrêtés.
La voiture ne roulait pas depuis cinq minutes, qu’un nouveau poids vint la surcharger et l’ébranler, mais d’une façon singulière, c’est-à-
dire que M. Jackal, avec cette acuité de sens dont il avait l’habitude, reconnut, au son qu’il produisit sur la capote, que le fardeau qu’on venait d’y déposer était long, et non pas court comme le premier ; il reconnut de plus le son du bois.
– Le premier paquet avait l’air d’une corde roulée, se dit M. Jackal à lui-même ; le second me fait tout l’effet d’une échelle. Il paraît que nous allons monter et descendre. J’ai décidément affaire à des gens de précaution.
Et, comme la première fois qu’elle s’était remise en marche, la voiture, plus contrairement que jamais aux lois de la dynamique, sembla redoubler de vitesse.
– Voilà des gaillards, songea M. Jackal, qui ont certainement découvert une nouvelle force motrice ; ils ont tort d’arrêter les voyageurs ; ils feraient fortune avec leur invention. Mais quelle diablesse de langue mon voisin a-t-il donc parlée tout à l’heure ? Ce n’est pas l’anglais, ce n’est pas l’italien, ce n’est pas l’espagnol, ce n’est pas l’allemand
; ce n’est ni le hongrois, ni le
polonais, ni le russe : les langues slaves ont plus de consonnes que je n’en ai entendu résonner là.
Ce n’est pas l’arabe : il y a dans l’arabe certains sons gutturaux auxquels je ne me serais pas trompé ; il faut que ce soit le turc, le persan et l’hindoustani ; je pencherais pour l’hindoustani.
Et, comme M. Jackal penchait pour
l’hindoustani, la voiture s’arrêta de nouveau.