CCCII

Où M. Jackal cherche à s’acquitter du service que lui a rendu Salvator.

Enfin, le grand jour des élections arriva : c’était le 17 décembre, un samedi ; vous voyez que nous précisons.

Nous vous avons montré, d’une façon un peu prolixe peut-être, par nos trois séances chez le comte Rappt, comment les choses se passaient pour les candidats du gouvernement.

Complétons le tableau par une circulaire que nous empruntons à un des préfets de nos quatre-vingt-six départements.

Nous ne choisissons pas, nous prenons au hasard ; on verra, du reste, que celle-ci a le mérite de la naïveté. Il y avait encore des préfets naïfs dans ce temps-là.

« Sa Majesté, disait la circulaire en question, Sa Majesté désire que la plupart des membres de la Chambre qui a terminé ses travaux soient réélus.

« Les présidents de collège sont les candidats.

« Tous les fonctionnaires doivent au roi le concours de leurs démarches et de leurs efforts.

« S’ils sont électeurs, ils doivent voter selon la pensée de Sa Majesté, indiquée par le choix des présidents, et faire voter de même tous les électeurs sur lesquels ils peuvent avoir de l’influence.

« S’ils ne sont pas électeurs, ils doivent, par des démarches faites avec discrétion et persévérance, chercher à déterminer les électeurs qu’ils peuvent connaître à donner leurs suffrages au président. Agir autrement ou même rester inactif, c’est refuser au gouvernement la coopération qu’on lui doit ; c’est se séparer de lui, et renoncer à ses fonctions.

« Présentez ces réflexions à vos subordonnés, etc., etc. »

Quant au parti libéral, son opposition fut moins publique, mais plus efficace.

Le Constitutionnel, le Courrier français et les Débats se réunirent dans une même pensée, quelque guerre qu’ils se fissent d’ailleurs entre eux, pour combattre l’ennemi commun, c’est-à-

dire un ministère exécré, usé, impossible.

Salvator, de son côté, on le devine facilement, n’était point resté inactif dans cette grande lutte.

Il avait vu tour à tour, sans parler des chefs de vente et des chefs de loge, les principaux chefs de parti : La Fayette, Dupont (de l’Eure), Benjamin Constant, Casimir Perier.

Puis, quand pour lui les résultats de l’élection de Paris n’avaient pas été douteux, il était parti pour la province, afin de faire exactement contre le ministère ce que le ministère, de son côté, faisait contre l’opposition.

C’est ce qui explique cette absence que nous avons constatée dans un de nos chapitres précédents, sans en désigner la cause.

À son retour, il avait répandu la nouvelle du concours à peu près unanime que les départements apporteraient à Paris, et l’on n’attendait plus que le jour décisif.

Le 17 décembre, commencèrent donc les élections parisiennes. La journée fut assez calme ; chaque électeur se dirigea tranquillement vers sa mairie respective, et rien n’annonça que la journée du lendemain dimanche, quoique jour de repos, serait une journée, ou plutôt une soirée orageuse.

Un vieux proverbe dit que les jours se suivent et ne se ressemblent pas.

En effet, le lendemain eut le fracas et l’éclat d’une tempête. Ce jour-là, les éclairs précurseurs de ce terrible orage de juillet, qui devait durer trois jours, sillonnèrent le ciel.

C’était le matin de ce fameux dimanche 18 ; Salvator était à déjeuner avec Fragola – un de ces déjeuners d’idylle comme en font les amoureux –

quand on entendit retentir la sonnette, et que Roland gronda.

Les grondements de Roland, répondant aux vibrations de la sonnette, indiquaient une visite douteuse.

C’était une des mille précautions pudiques de Fragola, de s’enfuir et de se cacher au fond de sa chambre quand elle entendait retentir la sonnette.

Fragola se leva donc de table, s’enfuit dans sa chambre, et se cacha.

Salvator alla ouvrir.

Un homme vêtu d’une immense polonaise, c’est-à-dire d’une grande redingote bordée de larges fourrures, se présenta sur le seuil.

– Vous êtes le commissionnaire de la rue aux Fers ? demanda-t-il.

– Oui, répondit Salvator en cherchant à voir la figure de son visiteur ; ce qui lui fut impossible, attendu que le visiteur avait la figure entièrement cachée par une triple ceinture de laine brune, révélant, ou à peu près, dès cette époque, l’inventeur de nos cache-nez modernes.

– J’ai à vous parler, dit l’inconnu en entrant et en refermant la porte derrière lui.

Que me voulez-vous

? demanda le

commissionnaire en essayant de percer le voile épais qui couvrait le visage de son interlocuteur.

Êtes-vous seul

? demanda celui-ci en

regardant tout autour de lui.

– Oui, répondit Salvator.

– Alors ce déguisement devient inutile, fit le visiteur en ôtant sans façon sa polonaise et en déroulant l’immense bandeau qui lui cachait le visage.

La polonaise ôtée, le bandeau déroulé, Salvator, à son grand étonnement, reconnut M.

Jackal.

– Vous ? s’écria-t-il.

– Mais oui, moi, répondit M. Jackal avec une grande bonhomie. D’où vient votre étonnement ?

Ne vous dois-je pas une visite de remerciement pour les quelques jours que vous m’avez permis de passer encore sur la terre ? Car, je le proclame hautement, et je voudrais pouvoir le dire au monde entier, vous m’avez sauvé d’une exécrable affaire. – Prrou !... J’ai le frisson rien qu’en y songeant.

Si vous m’expliquez votre visite, dit Salvator, vous ne m’expliquez pas votre déguisement.

– Rien de plus simple, cher monsieur Salvator.

D’abord, j’adore les costumes polonais, en hiver surtout, et vous avouerez qu’il fait ce matin un vrai froid de décembre ; ensuite, j’ai craint d’être reconnu en venant chez vous.

– Bon ! que voulez-vous dire ?

– Il m’eût été difficile, pour ne pas dire impossible, d’expliquer une semblable visite un jour comme celui-ci.

– Ce jour n’est-il donc pas un jour comme tous les autres ?

– Nullement. D’abord, c’est un dimanche, et, le dimanche étant le seul jour de la semaine où notre sainte religion nous enjoigne de nous reposer, ce jour-là ne saurait être un jour comme tous les autres ; en outre, c’est aujourd’hui le second, et, par conséquent, le dernier jour des élections.

– Je ne comprends toujours pas.

Un peu de patience, vous allez tout comprendre. Seulement, comme je viens pour une affaire importante et qui demande quelque développement, je vous serais obligé de me laisser prendre une chaise.

– Oh ! mille pardons, cher monsieur Jackal ; entrez donc.

Et le jeune homme montra à M. Jackal le petit salon dont la porte était restée entrouverte.

M. Jackal entra et s’accommoda dans un fauteuil placé au coin de la cheminée.

Salvator resta debout.

Par la deuxième porte du salon, ouverte sur la salle à manger, comme la première était ouverte sur l’antichambre, M. Jackal vit les deux couverts.

– Vous déjeuniez ? demanda-t-il.

– J’avais fini, répondit Salvator ; si donc vous voulez en venir au but de votre visite...

– Immédiatement. Je vous disais donc, reprit M. Jackal, qu’il m’eût été impossible d’expliquer ma visite chez vous un jour comme celui-ci.

– Et je vous répondais que je ne comprenais pas.

Eh bien, vous comprendrez quand vous saurez, non pas que tous les candidats de l’opposition ont été nommés à Paris – cela, vous le savez déjà, et de reste, je le suppose –, mais que la majorité des candidats libéraux est nommée par toute la France. Vous avouerez que, si le dimanche est pour vous un jour comme tous les autres, il n’en saurait être ainsi pour le gouvernement.

Bon

! que m’apprenez-vous là

? s’écria

joyeusement Salvator.

– Ce que personne ne sait encore, mais ce que le télégraphe nous a appris, à nous ; et permettez-moi de vous dire que, si j’en juge par la joie que vous cause cette nouvelle, je n’ai pas tout à fait perdu mon temps en venant vous faire une petite visite ; mais ce n’est là que la moitié de ce que j’ai à vous dire, cher monsieur Salvator.

Salvator étendit la main.

D’abord et avant tout, monsieur Jackal, éclaircissons ce point, dit-il ; vous m’affirmez que les candidats de l’opposition ont été nommés en majorité dans les départements ?

– Je vous le jure, répondit solennellement et tristement M. Jackal en étendant la main à son tour.

– Merci de la bonne nouvelle, cher monsieur Jackal, et tout à votre service si j’ai encore le bonheur de vous rencontrer sous la branche d’un arbre.

M. Jackal frissonna. C’était ce qu’il faisait consciencieusement chaque fois qu’il songeait à son aventure, ou qu’un autre y faisait allusion.

– Ainsi, vous me croyez quitte envers vous, cher monsieur Salvator ?

Entièrement quitte, monsieur Jackal, répondit le jeune homme, et vous le verrez bien à la première occasion.

– Eh bien, moi, dit mystérieusement le chef de police, je ne me crois quitte qu’à moitié, et c’est pour cela, tout à fait pour cela que je vous demande la permission de continuer mon récit.

– Je vous écoute, et avec le plus grand intérêt.

– Permettez-moi de vous faire une question.

– Faites.

Comment vous y prendriez-vous, cher monsieur Salvator, si vous étiez le gouvernement, ou plus simplement le roi de France, en voyant que, malgré tous vos efforts et ceux de vos fonctionnaires publics, le parti que vous combattez triomphe ?

Je chercherais, cher monsieur Jackal, répondit simplement Salvator, pourquoi triomphe le parti que je combats, et, si le parti que je combats était véritablement celui de la majorité, je me rallierais à la majorité. Ce n’est pas plus difficile que cela.

Sans doute, sans doute, et, si nous ne consultons que la raison absolue, vous êtes dans le vrai. Il faut se rendre compte, avant tout, des éléments de succès qu’a le parti ennemi et s’emparer de ces éléments

: nous sommes

d’accord là-dessus. Par malheur, le gouvernement ne voit pas les choses si nettement que nous ; le gouvernement ne sait que réprimer.

– Opprimer ! dit en souriant Salvator.

– Opprimer si vous voulez, je ne tiens pas au mot. Eh bien, le gouvernement, croyant sans doute agir dans l’intérêt de la majorité, a résolu de réprimer – ou d’opprimer –, et c’est ici, mon cher monsieur, que je vous supplie de me prêter toute votre attention

: étant admis que le

gouvernement, à tort ou à raison, doit agir ainsi, de quelle façon va-t-il s’y prendre ?

– Je m’en doute, dit Salvator en hochant la tête.

– En effet, vous pouvez vous en douter ; mais, moi, je puis éclaircir vos doutes, et je ne suis ici que pour cela. Voyons, que croyez-vous que fera le gouvernement pour parer à ce mauvais coup ?

– Je pense qu’il mettra Paris en état de siège, comme il en avait déjà eu l’intention le jour où devaient avoir lieu l’exécution de M. Sarranti et les funérailles de Manuel. À défaut de l’état de siège militaire, je présume que M. de Villèle étendra la mesure à l’état de siège moral, c’est-à-

dire qu’il supprimera tous les journaux de l’opposition ; ce qui rendra exactement le même service que la suppression de toutes les lumières afin d’y voir plus clair.

– Ce ne sont là que des mesures probables et futures. Mais je veux vous parler de mesures certaines et présentes.

– Vous avouerez, cher monsieur Jackal, que tout ceci n’est pas très clair.

– Voulez-vous que je le sois davantage ?

– Je vous avoue que vous me ferez plaisir.

– Que comptez-vous faire ce soir ?

– Remarquez que vous m’interrogez au lieu de me renseigner.

– C’est un procédé comme un autre pour en venir à mes fins.

– Soit. Eh bien, je n’ai nul emploi de ma soirée.

Puis il ajouta en souriant :

– Je ferai ce que je fais tous les soirs où Dieu me laisse du loisir : je lirai Homère, Virgile ou Lucain.

– C’est un noble délassement que je voudrais bien être à même de prendre de temps en temps, et auquel je vous engage à vous livrer ce soir plus que jamais.

– Pourquoi cela ?

– Parce que, si je vous connais bien, vous ne devez pas aimer le bruit, le tumulte, la foule.

– Ah ! ah ! je commence à comprendre. Vous croyez qu’il y aura ce soir, dans Paris, foule, tumulte et bruit ?

– J’en ai peur.

Quelque chose comme une émeute

?

demanda Salvator en regardant fixement son interlocuteur.

– Une émeute si vous voulez, fit M. Jackal. Je vous répète que je ne tiens aucunement aux mots ; mais je voudrais vous convaincre que, pour un homme aussi paisible que vous l’êtes, la lecture des poètes de l’antiquité sera de beaucoup préférable à une promenade dans la ville à partir de sept ou huit heures du soir.

– Ah ! ah !

– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire.

– Alors vous êtes certain qu’il y aura émeute ce soir ?

– Mon Dieu, cher monsieur Salvator, on n’est jamais certain de rien, et surtout des caprices de la foule

; mais, si d’après quelques

renseignements puisés à bonne source, il est permis de former une conjecture ou une autre, j’ose dire que les manifestations de la joie populaire seront ce soir bruyantes... et même...

hostiles.

– Oui ! et cela précisément entre sept et huit heures du soir ? fit Salvator.

– Précisément entre sept et huit heures du soir.

– Ainsi, dit Salvator, vous venez m’avertir qu’une émeute est décidée pour ce soir ?

– Sans doute. Vous comprenez bien que je connais assez le cœur et l’esprit de la foule pour pouvoir affirmer que, quand la nouvelle de la victoire remportée par l’opposition va éclater à Paris, Paris tressaillira

; puis, après avoir

tressailli, chantera... Or, de la chanson au lampion, il n’y a qu’un pas ; quand Paris aura chanté, il illuminera. Une fois Paris illuminé, du lampion au pétard, il n’y a que la main. Paris tirera donc des pétards et même des fusées. Par hasard, un militaire ou un prêtre passera par une des rues où l’on se livrera à cet innocent exercice ; un gamin (cet âge est sans pitié, a dit le poète1), toujours par hasard, lancera un de ses pétards ou une de ses fusées sur cet honorable passant. De là, grande joie et éclats de rire d’une part, de l’autre explosion de colère ou cris d’alarme. On échangera des gros mots, des injures, des coups, peut-être : les mouvements des foules sont si inattendus !

– Vous croyez que cela ira jusqu’aux coups ?

Oui

; vous comprenez, un monsieur

quelconque lèvera sa canne sur le gamin provocateur, le gamin se baissera pour éviter le coup ; en se baissant, par le plus grand des hasards toujours, il trouvera un pavé sous sa 1 La Fontaine, Fables, livre IX, II, Les Deux Pigeons.

main. Or, il n’y a que le premier pavé qui coûte ; une fois un premier pavé enlevé, les autres suivront, il y en aura bientôt un tas. Que faire d’un tas de pavés, sinon des barricades ? On barricadera donc, légèrement d’abord, puis bientôt plus lourdement, attendu que quelque imbécile de charretier aura la mauvaise inspiration de fourvoyer sa charrette par là. C’est ici que la police fera preuve d’une sollicitude toute paternelle. Au lieu d’arrêter les meneurs, il y en a toujours, vous comprenez, elle détournera les yeux en disant : « Bah ! les pauvres enfants, il faut bien qu’ils s’amusent » ; et elle laissera barricader tranquillement sans inquiéter les barricadeurs.

– Mais c’est infâme, tout simplement.

– Ne faut-il pas laisser le peuple se réjouir ? Je sais bien qu’au milieu du tumulte, l’idée peut venir à quelqu’un, je suis même sûr qu’il y aura quelqu’un à qui cette idée viendra, de tirer, au lieu d’un pétard, un coup de pistolet, au lieu d’une fusée, un coup de fusil ; oh ! alors vous comprenez, la police, sous peine d’être accusée de faiblesse ou de complicité, sera bien obligée d’intervenir. Mais elle n’en viendra là, soyez-en sûr, qu’à la dernière extrémité et quand des événements fort regrettables seront déjà arrivés.

Voilà pourquoi, cher monsieur Salvator, si votre intention primitive était de passer votre soirée à lire vos auteurs favoris, je vous donnerais le conseil de ne rien changer à vos intentions.

– Je vous remercie de l’avis, monsieur, dit sérieusement Salvator, et, cette fois, bien réellement, nous sommes quittes, quoique, à vrai dire, j’aie eu ce matin, à sept heures, connaissance de la dernière nouvelle que vous m’avez fait l’honneur de m’annoncer.

Je regrette d’être venu trop tard, cher monsieur Salvator.

– Il n’y a pas de temps perdu.

M. Jackal se leva.

– Je vous quitte donc, dit-il, avec l’assurance que ni vous ni vos amis n’irez vous fourrer dans ce guêpier, n’est-ce pas ?

– Ah ! quant à cela, je ne vous le promets point. Je suis bien décidé, au contraire, à aller me fourrer, comme vous dites, là où il y aura le plus de bruit.

– Y pensez-vous ?

– Il faut tout voir pour prévoir.

– Il ne me reste donc, cher monsieur Salvator, qu’à faire des vœux bien sincères pour qu’il ne vous arrive rien de fâcheux, dit M. Jackal en se levant et en se dirigeant vers l’antichambre, où il reprit sa polonaise et son cache-nez.

Merci de vos souhaits... dit Salvator le reconduisant ; et, en retour, permettez-moi de faire de mon côté des vœux aussi ardents que les vôtres pour qu’il ne vous arrive rien de fâcheux non plus, au cas où le ministère serait victime de son invention.

– C’est le sort de tous les inventeurs, dit mélancoliquement M. Jackal en s’éloignant.