CCXCVI

Histoire de politiquer un instant.

Parmi les personnages qui ont joué un rôle sinistre dans le drame que nous faisons passer sous les yeux du lecteur, il en est un que, nous l’espérons du moins, ils n’auront pas entièrement oublié.

Nous voulons parler du colonel Rappt, le père et le mari de Régina de Lamothe-Houdon.

Il va sans dire que, grâce à l’emprunt fait à maître Baratteau et à la restitution de Gibassier, rien n’avait transpiré de l’affaire des lettres.

Toutefois, et afin que l’on comprenne bien les scènes qui vont suivre, nous demandons à nos lecteurs la permission de leur redire en quelques mots ce que, plus longuement déjà, nous leur avons dit du comte Rappt.

Pétrus avait fait ainsi son portrait physique :

« Tout est froid et immobile comme le marbre dans cet homme, et semble, par un certain instinct matériel, tendre vers la terre ; ses yeux sont ternes comme un verre dépoli ; ses lèvres sont minces et serrées ; le nez est rond ; le teint, couleur de cendre ; la tête remue, jamais les traits. Si l’on pouvait recouvrir un masque de glace d’une peau vivante, mais qui eût cependant cessé d’être animée par la circulation du sang, ce chef-d’œuvre d’anatomie pourrait donner une faible idée du visage de cet homme. »

De son côté, Régina avait fait son portrait moral, ou plutôt immoral.

Elle lui avait dit, le soir de ses noces, dans la scène terrible que nous avons racontée :

« Vous êtes à la fois ambitieux et dissipateur ; vous avez de grands besoins, et ces grands besoins vous mettent en face de grands crimes.

Devant ces crimes, un autre reculerait peut-être ; vous, point ! Vous épousez votre fille pour deux millions ; vous vendrez votre femme pour être ministre... »

Puis elle avait ajouté :

« Tenez, monsieur, voulez-vous savoir toute ma pensée ? voulez-vous connaître une bonne fois ce qu’il y a pour vous au fond de mon cœur ?

Eh bien, il y a ce sentiment que vous éprouvez pour tout le monde, vous, et que je n’avais jamais éprouvé pour personne, moi : il y a de la haine. Je hais votre ambition ; je hais votre orgueil ; je hais votre lâcheté. Je vous hais de la tête aux pieds, car, de la tête aux pieds, vous n’êtes que mensonge ! »

Le comte Rappt, avant son départ pour Saint-Pétersbourg, où il avait été, on se le rappelle, envoyé en mission extraordinaire, avait donc, au physique, un visage de marbre, au moral, un cœur de pierre.

Voyons si son voyage vers le pôle avait changé, modifié, animé l’un ou l’autre.

On était au vendredi 16 novembre, c’est-à-dire à la veille des élections, deux mois environ après les événements qui ont fait le sujet de nos précédents chapitres.

Le 16 novembre, avait paru au Moniteur l’ordonnance de dissolution de la Chambre et de convocation des collèges électoraux d’arrondissement pour le 27 du même mois.

C’était donc dix jours seulement que l’on accordait aux électeurs pour se réunir, se concerter et choisir leurs candidats. Cette convocation précipitée aurait pour résultat infaillible, à ce que rêvait M. de Villèle du moins, de diviser les électeurs de l’opposition, qui, pris à l’improviste, perdraient le temps à discuter leurs choix, tandis que les électeurs ministériels, serrés, unis, disciplinés, passifs, voteraient comme un seul homme.

Mais tout Paris, depuis longtemps, flairait la dissolution de la Chambre et se faisait une fête de ne pas réaliser le rêve de M. de Villèle ; car on a beau chercher à l’aveugler, ce grand Paris : il a cent yeux comme Argus, et il transperce les ténèbres ; car on a beau le terrasser comme Antée

: comme Antée, il reprend sa force lorsqu’il touche la terre ; car on a beau, lorsqu’on le croit mort, l’enterrer comme Encelade : chaque fois qu’il se retourne dans sa tombe, comme Encelade il remue le monde.

Tout Paris, sans dire un mot – c’est son éloquence que de se taire, c’est sa diplomatie que de garder le silence –, tout Paris, sans dire un mot, silencieusement attentif, le front rouge de honte, le cœur brisé et saignant, tout Paris, tout Paris opprimé, avili et en apparence esclave, s’apprêta au combat et choisit tacitement et savamment ses champions.

Un des candidats, et ce ne fut pas celui qui produisit le moindre effet sur la population, un des candidats fut le colonel comte Rappt.

On se souvient qu’il était propriétaire ostensible d’un journal qui défendait énergiquement la monarchie légitime, et qu’en même temps il était, en secret, rédacteur principal d’une revue qui attaquait à outrance le gouvernement et conspirait contre lui en faveur du duc d’Orléans.

Dans le journal, il avait vigoureusement soutenu, prôné, défendu la loi contre la liberté de la presse ; dans le numéro suivant de la revue, il avait reproduit le discours de Royer-Collard, où, entre autres paroles, on lisait ces lignes, tout à la fois éloquentes et railleuses :

«

L’invasion n’est pas dirigée seulement contre la liberté de la presse, mais contre toute liberté naturelle, politique et civile, comme essentiellement nuisible et funeste. Dans la pensée intime de la loi, il y a eu de l’imprudence, au grand jour de la création, à laisser l’homme s’échapper libre et intelligent au milieu de l’univers ; de là sont sortis le mal et l’erreur. Une plus haute sagesse vient réparer la faute de la Providence, restreindre sa liberté imprudente, et rendre à l’humanité, sagement mutilée, le service de l’élever enfin à l’heureuse innocence des brutes. »

S’agissait-il de l’expropriation, de mesures violentes, frauduleuses, tyranniques, ayant pour but de ruiner une entreprise utile, la revue attaquait énergiquement l’arbitraire et l’immoralité de ces mesures que, de son côté, le journal défendait avec acharnement.

Plus d’une fois, M. Rappt avait déposé avec orgueil la plume qui avait attaqué dans l’un, défendu dans l’autre, et s’était félicité intérieurement de cette souplesse de talent et d’esprit qui lui permettait de fournir de si excellentes raisons à deux opinions si opposées.

Tel était le colonel Rappt, en tout temps, mais particulièrement à la veille des élections.

Dès le jour de son arrivée, il était allé rendre compte au roi du résultat de ses négociations, et le roi, enthousiasmé de la diligence et de l’habileté avec lesquelles il avait rempli sa mission, lui avait laissé entrevoir un portefeuille de ministre.

Le comte Rappt était revenu au boulevard des Invalides enchanté de sa visite aux Tuileries.

Il s’était mis aussitôt à ourdir une circulaire électorale que le plus vieil expert en diplomatie eût été bien embarrassé d’expliquer.

En effet, rien n’était plus vague, plus ambigu, plus à double entente que cette circulaire. Le roi devait en être ravi, les congréganistes en devaient être satisfaits, et les électeurs de l’opposition agréablement surpris.

Au reste, nos lecteurs apprécieront ce chef-d’œuvre d’amphibologie, s’ils veulent bien assister aux différentes scènes jouées par ce grand comédien devant quelques-uns de ses électeurs.

Le théâtre représente le cabinet de travail de M. Rappt ; au milieu, est une table recouverte d’un tapis vert et chargée de papiers, devant laquelle est assis le colonel. À droite, en entrant, près d’une fenêtre, une autre table devant laquelle est assis le secrétaire du futur député, M. Bordier.

Un mot sur Bordier.

C’est un homme de trente-cinq ans, maigre, blême, à l’œil creux comme Basile : voilà pour le physique.

Au moral, c’est l’hypocrisie, l’astuce et la méchanceté de Tartufe.

M. Rappt a cherché longtemps, comme Diogène, non pas pour trouver un homme, mais pour trouver cet homme.

Enfin il l’a trouvé : il y a des gens qui ont du bonheur.

Il est trois heures de l’après-midi, à peu près, au moment où nous levons le rideau sur ces deux personnages, dont l’un est bien connu de nos lecteurs, que nous prions, au reste, de ne pas accorder à l’autre plus d’importance qu’il n’en mérite.

Depuis le matin, M. Rappt reçoit électeurs sur électeurs : en 1848, c’était le candidat qui les allait chercher ; vingt ans auparavant, ils venaient encore trouver le candidat.

Le front de M. Rappt ruisselle de sueur ; il a l’air fatigué d’un acteur qui vient de jouer ses quinze tableaux de drame.

– Est-ce qu’il y a encore beaucoup de monde dans l’antichambre, Bordier ? demande-t-il à son secrétaire d’un air découragé.

– Je ne sais, monsieur le comte ; mais on peut s’en assurer, répond celui-ci.

Et il alla entrouvrir la porte.

– Il y a au moins vingt personnes encore, dit-il presque aussi découragé que son maître.

– Jamais je n’aurai la patience d’écouter toutes ces niaiseries ! dit le colonel en s’essuyant le front ; c’est à devenir fou ! J’ai envie de ne plus recevoir personne, ma parole d’honneur !

– Du courage, monsieur le comte ! dit le secrétaire d’un ton languissant ; comprenez donc qu’il y a là des électeurs qui disposent de vingt-cinq, trente et même quarante voix !

– Et vous êtes sûr, Bordier, qu’il n’y a pas, dans tout cela, des électeurs de contrebande ?

Remarquez qu’il n’y a pas un seul individu qui me promette sa voix sans me mettre le pistolet sous la gorge, autrement dit sans me demander quelque chose pour lui ou pour les siens !

– Ce n’est pas d’aujourd’hui, je le présume, que M. le comte apprend à apprécier le désintéressement du genre humain ? dit Bordier de l’air dont Laurent eût répondu à Tartufe, ou Bazin à Aramis.

Voyons, Bordier, connaissez-vous ces électeurs ? dit le comte en faisant un effort.

– Je les connais pour la plupart, monsieur le comte ; en tout cas, j’ai des notes sur chacun d’eux.

– Alors continuons. Sonnez Baptiste.

Bordier sonna ; un domestique parut.

– Quel nom, Baptiste ? demanda le secrétaire.

– M. Morin.

– Attendez.

Et le secrétaire lut à demi-voix les notes qu’il avait recueillies sur M. Morin.

« M. Morin, marchand de draps en gros. Il a une fabrique à Louviers. Homme très influent, disposant personnellement de dix-huit à vingt voix ; caractère faible, ayant passé du rouge au tricolore et du tricolore au blanc ; disposé, selon son intérêt, à refléter toutes les couleurs du prisme. Il a un fils, mauvais sujet, ignorant et incapable, qui dévore d’avance son patrimoine. Il a écrit, il y a quelques jours, à M. le comte, pour le prier de placer ce fils. »

– Est-ce tout, Bordier ?

– Oui, monsieur le comte.

– Lequel des deux Morin est là, Baptiste ?

– Un jeune homme de vingt-huit à trente ans.

– C’est le fils, alors.

– Il vient chercher une réponse à la lettre de son père, dit finement Bordier.

Faites entrer, dit le comte Rappt avec découragement.

Baptiste ouvrit la porte et annonça M. Morin.

Un jeune homme de vingt-huit à trente ans, ainsi que l’avait dit le domestique, entra d’un air dégagé dans le cabinet du comte Rappt, comme la dernière syllabe de son nom tremblait encore aux lèvres de celui qui l’avait annoncé.

– Monsieur, dit le jeune homme sans attendre que M. Rappt ou son secrétaire lui adressât la parole, je suis le fils de M. Morin, négociant en draps, électeur et éligible de votre circonscription. Mon père vous a écrit dernièrement pour vous prier de...

M. Rappt, qui tenait à ne point paraître oublieux, l’interrompit.

– En effet, monsieur, dit-il, j’ai reçu une lettre de monsieur votre père. Il s’adressait à moi pour que je vous fisse avoir une place. Et il me promet que, dans le cas où j’aurais le bonheur de vous être utile, je pourrais compter sur sa voix et sur celle de ses amis.

– Mon père, monsieur, est l’homme le plus influent du quartier. Il est regardé par tout son arrondissement comme le plus zélé défenseur du trône et de l’autel... oui, quoiqu’il aille rarement à la messe ; son commerce le tient. Mais, vous savez, les pratiques extérieures, grimaces ! n’est-ce pas ? Du reste, à côté de cela, c’est l’ordre incarné. Il se ferait tuer pour l’homme de son choix ; c’est vous dire que, puisqu’il vous a choisi, monsieur le comte, il combattra vos adversaires avec acharnement.

– Je suis fort heureux, monsieur, de connaître la bonne opinion que monsieur votre père a conçue de moi, je souhaite la mériter toujours ; mais revenons à vous : quelle place désirez-vous, monsieur ?

– À vous parler franchement, monsieur le comte, dit le jeune homme en se fouettant avec désinvolture le mollet, de sa badine, je suis fort embarrassé pour vous répondre.

– Que savez-vous faire ?

– Ma foi, pas grand-chose.

– Vous avez fait votre droit ?

– Non ; je déteste les avocats.

– Vous avez étudié la médecine ?

– Non ; mon père déteste les médecins.

– Vous êtes artiste peut-être ?

– Étant enfant, j’ai appris à jouer du flageolet et à dessiner le paysage ; mais j’ai abandonné tout cela. Mon père me laissera trente mille livres de rente, monsieur.

– Au moins, avez-vous fait vos études comme tout le monde ?

– Un peu moins que tout le monde, monsieur.

– Vous avez été au collège ?

– On est si mal chez tous ces marchands de soupe ! ma santé en souffrait, mon père m’en a retiré.

– Mais, enfin, en ce moment-ci, que faites-vous ?

– Moi ?

– Oui, vous, monsieur.

– Absolument rien... Voilà pourquoi mon cher papa désirerait que je fisse quelque chose.

Alors, dit en souriant M. Rappt, vous continuez vos études ?

– Ah ! dit M. Morin fils se renversant en arrière pour rire à son aise, le mot est charmant !

Oui, je continue mes études. Ah ! monsieur le comte, je redirai ce soir votre mot au Cercle.

M. Rappt regarda le jeune homme avec un air de profond mépris et se mit à réfléchir. Puis, après un moment de réflexion :

Aimez-vous les voyages, monsieur

?

demanda-t-il.

– C’est ma passion.

– Alors vous avez déjà voyagé ?

– Jamais ; sans cela, je serais probablement dégoûté des voyages.

– Eh bien, je vous ferai donner une mission pour le Tibet.

– Avec un titre ?

– Pardieu ! qu’est-ce que la place sans le titre ?

– C’est ce que je pensais. Et que ferez-vous de moi ? Voyons ! dit M. Morin fils, de l’air d’un homme qui croit embarrasser très fort son prochain.

– On vous nommera inspecteur général des phénomènes météorologiques du Tibet. Vous savez que le Tibet est le pays des phénomènes ?

– Non. Je ne connais que les chèvres du Tibet, avec lesquelles on fait le cachemire ; et encore, je n’ai jamais voulu me déranger pour aller voir celles qui sont arrivées au Jardin des Plantes.

– Eh bien, vous les verrez dans leur patrie, ce qui est toujours plus intéressant.

– Sans doute ; d’abord, parce que l’on en voit davantage. Mais il vous faudra déplacer quelqu’un pour moi ?

– Rassurez-vous, cette place n’existe pas.

– Mais, si elle n’existe pas, monsieur, s’écria le jeune homme, qui se crut mystifié, comment pourrai-je la remplir ?

– On la créera exprès pour vous, dit le comte Rappt en se levant et en congédiant M. Morin par ce mouvement.

Le comte avait prononcé ces derniers mots avec tant de gravité, que le jeune homme fut convaincu.

Soyez assuré, monsieur, dit celui-ci en mettant la main sur son cœur, soyez assuré de ma reconnaissance personnelle et de la reconnaissance plus efficace de mon père.

– Au plaisir de vous revoir, monsieur, dit le comte Rappt, tandis que Bordier sonnait.

Le domestique entra, croisant M. Morin fils, qui sortait en criant :

– Quel grand homme !

– Quel idiot ! fit M. Rappt ; et dire qu’un homme comme moi est obligé de faire sa cour à des hommes comme celui-là !...

– Qui est là, Baptiste ? demanda le secrétaire.

– M. Louis Renaud, pharmacien.

Nos lecteurs se souviennent sans doute du brave pharmacien du faubourg Saint-Jacques, qui mit tant de zèle à aider Salvator et Jean Robert à saigner Barthélemy Lelong, menacé d’une apoplexie foudroyante à la suite de la descente rapide que lui avait fait faire Salvator pendant la nuit du mardi gras au mercredi des Cendres.

C’est de sa cour, si on veut bien se le rappeler, que les deux jeunes gens avaient entendu ces doux accords de violoncelle qui les avaient conduits chez notre ami Justin, que nous retrouverons, un jour ou l’autre, dans la retraite où il se cache avec Mina.

– Qu’est-ce que M. Louis Renaud ? demanda le comte Rappt pendant que le domestique introduisait le pharmacien.