CCCXVI
Où le soleil de Camille commence à pâlir.
Vous vous rappelez sans doute, chers lecteurs
– ou, si vous ne vous le rappelez pas, je fais appel à vos souvenirs –, cette jeune et belle Créole de la Havane qui vous a été présentée un seul instant, c’est vrai, mais enfin qui vous a été présentée sous le nom de madame de Rozan et qui avait fait son entrée dans les salons de madame de Marande le soir où Carmélite y avait chanté la romance du Saule ?
Cette entrée, nous l’avons dit et nous le répétons, avait fait sur tous les invités un prodigieux effet.
Présentée dans le monde sous les auspices de madame de Marande, c’est-à-dire de l’une de ses plus gracieuses souveraines, la belle Créole, en quelques jours, était devenue la beauté à la mode, et on se l’arrachait dans tous les salons de Paris.
Brune comme la nuit, rose comme l’Orient, les yeux pleins d’éclairs, les lèvres pleines de désirs, madame de Rozan, avec un regard, avec un sourire, attirait à elle, non seulement les hommes, mais encore les femmes, si bien qu’au milieu d’un salon, elle ressemblait à une planète environnée d’étoiles.
On lui prêtait mille victoires et pas une défaite, et c’était justice ; vive, ardente, passionnée, à son insu peut-être provocante, il y avait bien dans son fait une nuance de coquetterie assez prononcée, mais rien de plus, et, si elle laissait, comme disait Camille avec plus de pittoresque que de bon goût, les gens s’amuser aux bagatelles de la porte, elle savait les arrêter avant même qu’ils en eussent touché le seuil. Le secret de sa vertu était dans son amour pour Camille, et, qu’on nous permette de le dire en passant, puisque nous trouvons une si bonne occasion de le faire, c’est le secret de toutes les vertus de la femme : cœur amoureux, corps vertueux.
Madame de Rozan en était là ; elle était amoureuse de son mari, mieux que cela, elle l’adorait – adoration mal placée, nous en convenons, surtout si nous nous souvenons de ce que nous avons raconté au chapitre précédent, mais parfaitement compréhensible pour ceux qui n’ont point oublié cet éclat superficiel, cet attrait miroitant dont la nature avait, en le créant, doué Camille.
Et, en effet, on l’a vu dans le cours de notre récit, Camille, jeune, beau, capricieux plutôt que distingué, amusant plutôt que spirituel, suffisamment vernissé de l’esprit de Paris, Camille, néanmoins, léger, frivole, fantasque, gai jusqu’à la folie, devait plaire à toutes les femmes et en particulier à une jeune fille à la fois indolente et passionnée, avide de plaisir et attendant le plaisir avec impatience.
Les triomphes de madame de Rozan étaient donc superficiels. Elle en rapportait fidèlement toute la gloire à son mari, et cependant on verra tout à l’heure pourquoi cette Créole amoureuse et triomphante était, malgré ses succès éclatants, d’une mélancolie si profonde, qu’on l’eût crue en proie à quelque secrète maladie de l’âme ou du corps. On en avait fait la remarque dans plusieurs salons en voyant la pâleur de ses joues et le cercle bistré de ses yeux
: une douairière jalouse
affirmait qu’elle était poitrinaire ; un amoureux repoussé insinuait qu’elle avait un amant ; un autre, plus charitable, avait découvert que son mari la battait
; un médecin matérialiste
l’accusait, ou plutôt la plaignait, d’être trop rigoureuse observatrice de ses devoirs conjugaux ; enfin, tout le monde disait son mot, mais personne ne disait le véritable.
Et maintenant, si le lecteur veut nous suivre jusqu’à la chambre à coucher de la belle jeune femme, il apprendra en quelques instants, s’il ne l’a deviné déjà, le secret de cette affliction qui commençait à inquiéter tout Paris.
Le soir des funérailles de M. Lorédan de Valgeneuse, c’est-à-dire vingt-quatre heures après la scène que nous avons racontée dans le précédent chapitre, madame Camille de Rozan, plongée dans une bergère de velours rose, se livrait à l’exercice le plus singulier que l’on puisse attendre d’une jolie femme dans une chambre à coucher, à une heure du matin, heure à laquelle toute femme de l’âge et de l’aspect de la belle Dolorès doit être étendue dans son lit, le front plein de rêves et la bouche pleine de promesses.
Assise devant une petite table de laque de Chine, elle était occupée à charger une charmante paire de pistolets à manche d’ébène, à canon damasquiné d’or, qui, dans ses mains du plus beau marbre, ressortaient étrangement.
Après avoir chargé ses pistolets avec une régularité et une précision qui eussent fait honneur à un directeur de tir, madame de Rozan en examina minutieusement les batteries, en fit jouer les chiens l’un après l’autre ; puis, cet examen terminé, elle déposa les pistolets à sa droite et prit un petit poignard à sa gauche.
Dans les mains de la jolie Créole, ce poignard ne devait certes pas sembler effrayant ; la gaine était d’argent niellé d’or
; le pommeau,
merveilleusement sculpté, était de fer incrusté de pierreries, si bien que ce chef-d’œuvre d’orfèvrerie ressemblait bien plus à un bijou de femme qu’à une arme meurtrière ; et pourtant, à voir les éclairs qui jaillissaient de ses yeux en regardant la lame, on eût été saisi de peur et l’on eût été fort embarrassé de dire lequel envoyait les rayons les plus fauves, du poignard ou des yeux.
Le poignard examiné avec le même soin que les pistolets, elle le reposa sur la table, fronça le sourcil, et, s’enfonçant dans sa bergère, croisa les deux bras sur sa poitrine et médita.
Elle était plongée depuis dix minutes, à peu près, dans cette méditation, quand elle entendit un pas bien connu d’elle dans le corridor qui conduisait à sa chambre à coucher.
– C’est lui, dit-elle.
Et, avec la rapidité de la pensée, amenant à elle le tiroir de la table, elle y mit les pistolets et le poignard, repoussa le tiroir, en ôta la clef, et cacha cette clef dans la poche de sa robe de chambre.
Elle se leva vivement ; Camille entra.
– C’est moi, dit-il. Comment ! tu n’es pas encore couchée à cette heure, mignonne ?
–
Non, répondit froidement madame de Rozan.
– Mais il est une heure, mon enfant chérie, dit Camille en la baisant au front.
– Je le sais, répondit celle-ci du même ton, avec le même accent glacé.
– Tu es donc sortie ? demanda Camille en jetant son manteau sur une causeuse.
– Je ne suis pas sortie, répondit laconiquement madame de Rozan.
– Alors il t’est venu du monde ?
– Personne n’est venu.
– Et tu as veillé jusqu’à cette heure ?
– Vous le voyez.
– Que faisais-tu ?
– Je vous attendais.
– Ce n’est pas ton habitude.
– Quand les habitudes sont mauvaises, il faut en changer.
– Oh ! de quel ton tragique tu dis cela ! fit Camille commençant à se déshabiller.
Madame de Rozan, sans répondre, se rassit dans la bergère.
– Eh bien, demanda Camille, ne te couches-tu pas ?
– Non, j’ai à vous parler, dit la Créole d’une voix sombre.
– Diable ! ce que tu as à me dire est donc bien triste, que tu me l’annonces de cette façon-là ?
– Fort triste.
– Qu’y a-t-il, ma chère ? demanda Camille en se rapprochant ; es-tu malade ? as-tu reçu une mauvaise nouvelle ? que s’est-il passé depuis tantôt ?
– Il ne s’est rien passé depuis tantôt, répondit la Créole, sinon ce qui se passe tous les jours ; je n’ai reçu aucune nouvelle, et je ne suis point malade, comme vous l’entendez, du moins.
– Alors pourquoi cet air funèbre ? demanda en souriant Camille ; à moins, ajouta-t-il en essayant d’embrasser sa femme, que ce ne soit en souvenir de notre pauvre ami Lorédan.
– M. Lorédan n’était point notre ami ; M.
Lorédan était votre ami, voilà tout ; ce ne peut donc pas être cela.
– Alors je donne ma langue aux chiens, dit Camille en jetant son habit sur un fauteuil, tout fatigué qu’il était d’avoir soutenu si longtemps un si maussade sujet de conversation.
–
Camille, demanda madame de Rozan,
n’avez-vous remarqué nul changement en moi, depuis quelques semaines ?
–
Non, ma foi, répondit Camille
; tu es
toujours charmante.
– Vous n’avez pas vu ma pâleur ?
– Le climat de Paris est si traître ! D’ailleurs, je te dirai une chose, moi : c’est que cette pâleur te va à ravir ; et, si j’ai remarqué une chose, c’est que tu devenais tous les jours plus belle.
– Le cercle qui entoure mes yeux ne vous a pas révélé mes insomnies ?
– Ma foi, non ! J’ai cru que tu mettais du khol, c’est la mode.
– Camille, vous êtes bien égoïste ou bien frivole, mon pauvre ami, fit la jeune femme en secouant la tête. Et deux larmes roulèrent le long de ses joues.
– Tu pleures, mon amour ? demanda Camille d’un air stupéfait.
– Mais regarde-moi donc, dit-elle en allant à lui et en croisant les bras ; je meurs !
– Oh ! dit Camille frappé de la pâleur et de la sinistre expression du visage de sa femme, en effet, ma pauvre Dolorès, tu me sembles souffrante.
Et, la prenant par la taille, il s’assit et essaya de l’attirer sur ses genoux. Mais la jeune femme, se dégageant de l’étreinte, s’éloigna brusquement en jetant sur lui un regard de colère.
– Assez de mensonges comme cela ! dit-elle énergiquement ; je suis lasse et honteuse de mon silence, et j’ai soif d’une explication.
–
Et quelle explication veux-tu que je te donne ? demanda Camille d’un ton aussi naturel que si la demande le surprenait réellement.
– Mais c’est bien simple : l’explication de ta conduite depuis le jour où, pour la première fois, tu as mis le pied à l’hôtel Valgeneuse.
–
Encore tes soupçons
! dit Camille avec
impatience ; je croyais t’avoir rassurée à ce sujet.
– Camille, ma foi en toi était aussi grande que mon amour. Quand je t’ai interrogé sur tes relations avec mademoiselle Suzanne de Valgeneuse, et que tu m’as assuré qu’elle n’avait pour toi et que tu n’avais pour elle que des sentiments affectueux ou tout au plus fraternels, je t’aimais, je ne demandais qu’à te croire ; je t’ai cru.
– Eh bien, après ? dit l’Américain.
– Attends, Camille ; ce serment que tu m’as fait, il y a quatre mois, le renouvellerais-tu aujourd’hui ?
– Sans aucun doute.
– Ainsi, tu m’aimes aujourd’hui comme il y a un an, c’est-à-dire au jour de notre mariage ?
– Un peu plus qu’il y a un an, répondit Camille avec un accent de galanterie qui contrastait étrangement avec le visage sombre de sa femme.
–
Et tu n’aimes pas mademoiselle de
Valgeneuse ?
– Naturellement, ma chère.
– Tu le jurerais ?
– Je le jure, dit Camille en riant.
– Non, point ainsi ; non, point de ce ton, mais solennellement, mais devant Dieu.
– Je le jure devant Dieu, répondit Camille, qui nous a déjà donné une preuve de l’importance qu’il attachait aux serments d’amour.
– Eh bien, devant Dieu, Camille, s’écria la Créole avec une profonde expression de dégoût, tu es un hypocrite et un lâche, un parjure et un traître !
Camille bondit et voulut parler ; mais, d’un geste souverain, la jeune femme lui imposa le silence.
– Assez de mensonges, vous ai-je déjà dit ; je sais tout. Depuis quelques jours, je vous épie, je vous suis, je vous vois entrer à l’hôtel Valgeneuse, je vous en vois sortir. Ne vous donnez donc pas la honte et la peine de feindre un instant de plus.
– Oh ! fit Camille impatienté, vous savez que j’aime peu ces sortes de scènes, chère amie ; laissons ces propos équivoques aux bourgeois et aux manants, et tâchons de rester l’un devant l’autre ce que nous passons pour être dans le monde, c’est-à-dire des gens bien élevés. Il n’existe rien entre moi et mademoiselle de Valgeneuse. Je te l’ai juré, je te le rejure ; cela doit te suffire, il me semble.
–
C’est par trop d’impudence
! s’écria la
Créole exaspérée du ton léger avec lequel Camille traitait sa douleur. Tiens, nieras-tu ceci ?
Puis, tirant une lettre de sa poitrine, elle la déplia vivement, et, sans avoir besoin de lire, répéta ces mots qu’elle contenait :
« Camille, cher Camille, où es-tu à cette heure, où je ne vois que toi, où je n’entends que toi, où je ne pense qu’à toi ? »
– Oh ! à mon tour, c’est moi qui vous dis :
«
Assez
!
» s’écria Camille en arrachant
violemment la lettre des mains de la Créole et en la déchirant.
– Oh ! déchirez, déchirez, dit celle-ci ; je la sais malheureusement par cœur.
– Ainsi, non contente de me suivre et de m’espionner, vous décachetez mes lettres ou vous crochetez mes serrures ? s’écria Camille le visage empourpré de colère.
– Eh bien... oui... Après ?... Oui, je te suis...
oui, je t’espionne ; oui, je décachette tes lettres ; oui, je crochette tes serrures !
Mais tu ne me connais donc pas, malheureux ?
tu ne sais donc pas de quoi je suis capable ?
Regarde-moi en face. Est-ce que, par hasard, j’aurais l’air d’une femme qu’on trompe impunément ?
Et, en effet, si belle qu’elle fût, elle était effrayante à voir ; un peintre eût trouvé, dans l’expression farouche de ses yeux et dans la violente contraction des muscles de son visage, un admirable modèle pour Médée ou pour Judith.
Camille, en la voyant ainsi, recula d’un pas, légèrement effrayé et ne trouvant pas une parole à lui dire. Mais, sentant tout le danger de la situation si le silence se prolongeait un moment de plus, il tenta d’arriver à composition par la flatterie.
– Oh ! que tu es belle ainsi ! s’écria-t-il ; mais regarde-toi donc, et compare-toi aux autres femmes ; est-ce qu’il y en a une plus belle que toi ? est-ce qu’il peut y en avoir une aussi aimée que toi ?
–
Il ne me convient pas d’être aimée seulement plus que les autres, dit fièrement la Créole ; je veux être aimée seule.
– Mais c’est bien ainsi que je l’entends, dit Camille.
– Au fait ! dit Dolorès ; maintenant que j’ai les preuves en main, essayeras-tu de nier que tu aies une intrigue avec cette méchante créature ?
Ce mot de créature, appliqué à sa bien-aimée Suzanne, froissa Camille ; il fronça le sourcil sans répondre.
– Oui, répéta Dolorès, oui, méchante créature !
ni l’épithète ni le substantif ne sont déplacés.
Oh ! je la connais aussi bien que vous, plus que vous, mieux que vous, peut-être, et il m’a suffi d’un soir pour la connaître.
Et quelque chose comme un nuage de honte passa sur le front de la jeune femme tandis qu’elle prononçait ces mots, si peu significatifs en apparence.
Pendant ce temps, Camille avait entrevu un biais et s’en était emparé.
– Écoute, dit-il à la jeune femme : eh bien, quoique ce soit assez indélicat, ce que je vais te dire, je ne nierai pas que Suzanne ne soit quelque peu amourachée de moi.
– Alors elle t’aime ? s’écria la Créole ; tu avoues qu’elle t’aime ?
– On n’est pas maître, chère amie, d’inspirer ou de ne pas inspirer de l’amour, répondit Camille
; tout au plus, répondit-il
philosophiquement, est-on libre d’aimer ou de ne pas aimer ?
– Aimes-tu ou n’aimes-tu pas mademoiselle Suzanne de Valgeneuse ? demanda Dolorès, qui ne voulait pas permettre à Camille de lui glisser dans la main.
– Je ne l’aime pas... C’est-à-dire, il y a aimer et aimer ; c’est la sœur de mon ami, je ne la hais pas.
– Aimes-tu d’amour mademoiselle Suzanne de Valgeneuse
? Plus clairement encore,
mademoiselle Suzanne de Valgeneuse est-elle ta maîtresse ?
– Ma maîtresse ?
– Puisque je suis ta femme, elle ne peut pas être autre chose.
–
Non, certainement, elle n’est pas ma maîtresse.
– Et tu ne l’aimes pas d’amour ?
– D’amour ? Non.
– Je veux bien te croire.
–
Ah
! c’est fort heureux, dit Camille en étendant les bras.
– Attends, Camille : je veux bien te croire, mais il me faut une preuve.
– Laquelle ?
– Partons.
– Comment, partons ? s’écria Camille étonné ; et à propos de quoi partir ?
– Parce qu’il n’est pas honnête de laisser se fourvoyer ainsi mademoiselle de Valgeneuse.
Elle t’aime, dis-tu : donc, elle espère ; tu ne l’aimes pas
: donc, elle souffre. Espoir et
souffrance, il y a un moyen de tout faire cesser : partons.
Camille essaya de plaisanter.
– J’admets qu’un départ soit un dénouement, dit-il ; nous en voyons l’exemple dans une foule de comédies ; encore faut-il savoir où l’on va.
– On va où l’on est aimé, Camille ; le lieu où l’on est aimé, c’est la véritable patrie. Où tu voudras, j’irai – à cent lieues de la France, à mille lieues de la France –, mais partons.
– Sans doute, répondit Camille, et je t’eusse moi-même proposé depuis longtemps un voyage en Italie ou en Espagne, si je n’eusse craint tes reproches.
– Mes reproches, à moi ?
– Oui. Comprends donc. « Moi qui ai vécu des années à Paris, je n’ai plus véritablement grand-chose à y voir, me disais-je ; mais elle, mais ma pauvre Dolorès, qui, comme toutes les jeunes filles de notre pays, a caressé si longtemps ce doux rêve – voir Paris et mourir –, ne vais-je pas l’éveiller brusquement avant que son rêve soit achevé ? »
– Si cette délicate attention te retenait seule, Camille, que rien ne retarde plus notre départ ; j’ai vu de Paris ce que j’en voulais voir.
– Eh bien, soit, ma chère, dit Camille, nous partirons.
– Quand cela ?
– Mais quand tu voudras.
– Partons demain, alors.
– Oh ! fit l’Américain stupéfait, demain ?
– Sans doute, puisque rien ne vous retient à Paris que la crainte de m’éveiller de mon rêve.
– Rien, rien, dit Camille, c’est bientôt dit.
N’eût-on que ses malles à bourrer, c’est une affaire de plus de vingt-quatre heures. Demain !
répéta Camille ; et nos achats, nos visites, nos règlements ?
– Mes malles sont faites, mes achats sont faits, nos règlements sont payés ; et j’ai fait porter hier, pour prendre congé, des cartes dans toutes les maisons où nous avons été reçus.
–
Mais encore faut-il quelques jours pour serrer la main à ses amis.
– D’abord, avec ton caractère, Camille, on n’a pas d’amis, on n’a que des connaissances. Ta connaissance la plus intime était Lorédan
;
Lorédan a été tué hier, il a été enterré aujourd’hui. Tu n’as plus une seule main à serrer à Paris ; partons donc demain.
– Quant à cela, c’est impossible.
– Fais attention à ce que tu me réponds, Camille.
–
Sans doute. Et mes fournisseurs, que diraient-ils si je partais ainsi ? J’aurais l’air de faire banqueroute. Je pars, je ne fuis pas.
– Combien demandes-tu de temps pour que ton départ n’ait pas l’air d’une fuite ? Réponds.
– Mais je ne sais...
– Trois jours, est-ce suffisant ?
–
En vérité, une pareille insistance est déraisonnable, ma chère.
– Quatre jours, cinq jours, six jours, répéta d’une voix stridente la jeune femme, qui paraissait arrivée au paroxysme de la colère, est-ce assez ?
–
Tu y tiens
? demanda Camille, qui
commençait à s’inquiéter de cette irritation de sa femme.
– Comme je tiens à ma vie.
– Eh bien, huit jours.
– Huit jours, soit, dit résolument madame de Rozan
; mais, aussi vrai, ajouta-t-elle en regardant le tiroir où étaient enfermés le poignard et les pistolets, aussi vrai que ma résolution était prise avant ton entrée dans cette chambre, si d’aujourd’hui en huit jours nous ne sommes point partis, le neuvième jour, toi, elle et moi, Camille, nous serons devant Dieu pour y répondre chacun de notre conduite.
La jeune femme prononça ces paroles avec une telle énergie, que Camille ne put s’empêcher de frissonner.
– C’est bien, dit-il en fronçant le sourcils comme à une double pensée, c’est bien ; dans huit jours, nous partirons ; c’est moi, à mon tour, qui t’en donne ma parole d’honneur.
Et, prenant son habit, qu’il avait, comme nous l’avons dit, jeté sur un fauteuil, il se retira dans sa chambre, attenante à celle de sa femme, et, sans se rendre compte de ce qu’il faisait, s’enferma à clef et poussa le verrou.