CCCVIII
Où l’auteur offre M. de Marande comme un modèle, sinon physique, du moins moral, à tous les maris, passés, présents et futurs.
Aussitôt Jean Robert parti, madame de Marande descendit vivement dans sa véritable chambre à coucher, où Nathalie l’attendait pour sa toilette de nuit.
Mais, en passant devant elle :
–
Je n’ai pas besoin de vos services, mademoiselle, lui dit madame de Marande.
– Est-ce que j’aurais eu le malheur de causer quelque désagrément à madame
? demanda
effrontément la femme de chambre.
–
Vous
! fit dédaigneusement madame de
Marande.
– C’est que, continua mademoiselle Nathalie, madame, d’ordinaire si bonne pour moi, me parle ce soir avec tant de sévérité, qu’il m’était permis de croire...
– Assez ! dit madame de Marande ; sortez et ne reparaissez jamais devant moi ! Voici vingt-cinq louis, ajouta-t-elle en tirant d’un chiffonnier un rouleau d’or ; vous quitterez l’hôtel demain matin.
– Mais, madame, fit la femme de chambre en haussant la voix, lorsqu’on renvoie les gens, on leur donne au moins une raison.
– Il ne me plaît point, à moi, de vous en donner. Prenez cet argent et sortez.
– Soit, madame, dit la camériste en prenant le rouleau et en regardant madame de Marande d’un œil plein de haine ; c’est donc à M. de Marande que j’aurai l’honneur de m’adresser.
– M. de Marande, dit sévèrement la jeune femme, vous répétera ce que je viens de vous dire. En attendant, sortez.
Le ton dont madame de Marande prononça ces paroles, le geste dont elle les accompagna rendaient toute riposte impossible ; mademoiselle Nathalie sortit donc en fermant avec violence la porte derrière elle.
Demeurée seule, madame de Marande se déshabilla et se coucha rapidement, en proie à mille émotions qu’il est aussi facile de comprendre que difficile de décrire.
Elle était à peine couchée depuis cinq minutes, qu’elle entendit frapper doucement à sa porte.
Elle frissonna involontairement. Par un mouvement instinctif, elle posa sur sa bougie l’éteignoir de vermeil, et la délicieuse chambre que nous avons déjà décrite ne se trouva plus éclairée que par la lueur d’opale de la lampe en verre de Bohême qui brûlait dans la petite serre.
Qui pouvait frapper à cette heure ?
Ce n’était point la femme de chambre : elle n’aurait point eu cette effronterie.
Ce n’était pas Jean Robert ; jamais il ne mettait le pied, nuitamment du moins, dans cette chambre, qui faisait en quelque sorte partie des appartements de la communauté conjugale.
Ce n’était pas M. de Marande
: sous ce
rapport, il était tout aussi discret que Jean Robert et n’était point rentré, passé dix heures du soir, dans cette chambre, depuis la nuit où il était venu y donner à sa femme le conseil de se défier de monseigneur Coletti et de M. de Valgeneuse.
Serait-ce donc M. de Valgeneuse ?
À cette seule idée, la jeune femme trembla de tous ses membres ; elle n’eut point la force de répondre.
Heureusement, la voix de celui qui frappait ne tarda point à la rassurer.
– C’est moi, dit cette voix.
Madame de Marande reconnut son mari.
– Entrez, dit-elle tout à fait rassurée et presque joyeusement.
M. de Marande entra, un bougeoir éteint à la main, et alla droit au lit de sa femme. Puis, lui prenant et lui baisant la main :
– Pardonnez-moi de me présenter chez vous à cette heure, dit-il ; mais j’ai appris, en même temps que votre retour, la perte douloureuse que vous venez de faire de votre tante, et je suis venu vous adresser mes compliments de condoléances.
– Je vous remercie, monsieur, dit la jeune femme quelque peu surprise de cette visite nocturne et cherchant quel pouvait en être le but.
Mais, continua-t-elle avec une hésitation qui ne pouvait faire cesser complètement l’indulgence habituelle de son mari, est-ce seulement pour me complimenter que vous avez pris la peine de passer chez moi, et n’avez-vous rien de plus à me dire ?
– Au contraire, chère Lydie, j’ai à vous dire plusieurs choses encore.
Madame de Marande regarda son mari avec une certaine inquiétude.
Cette inquiétude n’échappa point au banquier, et il essaya de rassurer sa femme, d’abord par un sourire ; puis :
– J’ai premièrement à vous demander du feu, dit-il.
–
Comment, du feu
? fit la jeune femme
étonnée.
– Eh ! oui, ne voyez-vous point que ma bougie est éteinte ?
– Quel besoin avez-vous qu’elle soit allumée, monsieur ? La clarté de ma lampe ne vous suffit-elle pas pour causer ?
– Certainement ; mais, avant de causer, j’ai à faire une recherche assez importante.
–
Une recherche assez importante
? répéta
madame de Marande en manière d’interrogation.
– Vous avez peut-être ouï dire, ma chère Lydie, soit là-bas, soit en rentrant à l’hôtel, que j’avais été nommé au ministère des finances ?
– Oui, monsieur, et je vous en fais mon compliment bien sincère.
– Eh bien, sincèrement, chère amie, il n’y a pas de quoi ; mais ce n’est point pour vous apprendre cette nouvelle que je vous ai dérangée à cette heure. Je suis donc ministre des finances.
Or, un ministre sans portefeuille est presque l’égal d’un ministre des finances sans finances.
Eh bien, chère amie, j’ai perdu mon portefeuille.
–
Je ne comprends pas, dit madame de Marande qui, en effet, ne voyait aucunement où son mari voulait en venir.
– C’est pourtant bien simple, reprit M. de Marande. Je montais chez vous avec l’intention de causer quelques instants avec vous, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire ; je montais tranquillement, mon bougeoir à la main et mon portefeuille sous le bras, quand un homme qui descendait précipitamment votre escalier m’a heurté violemment ; si bien que, de ce coup, mon portefeuille est tombé et ma bougie s’est éteinte.
Je vous demande donc la permission de rallumer ma bougie et d’aller à la recherche de mon portefeuille.
– Mais, demanda avec une certaine hésitation madame de Marande, quel était cet homme ?
– Je n’en sais rien. En tout cas, j’allais lui faire un assez mauvais parti, reprit le banquier ; car je crus d’abord que c’était un voleur et qu’il en voulait à ma caisse. Mais j’ai changé de dessein en songeant que c’était peut-être à vous qu’on en voulait, et je suis venu vous consulter afin de nous concerter sur le parti à prendre.
– Et vous avez reconnu cet homme ? demanda en balbutiant madame de Marande.
– Oui, à ce que je crois du moins.
– Et... et... puis-je vous demander ?...
La voix expira sur les lèvres de la jeune femme. Elle tremblait que ce ne fût Jean Robert que son mari avait rencontré.
– Certainement que vous pouvez me demander qui c’était, répliqua M. de Marande ; car je présume que c’est cela que vous voulez me dire.
C’était tout simplement M. de Valgeneuse.
– M. de Valgeneuse ! répéta la jeune femme.
–
Lui-même, dit M. de Marande. Et
maintenant, chère Lydie, voulez-vous me permettre de rallumer ma bougie ?
Et M. de Marande alluma, en effet, sa bougie à la petite lampe de la serre ; puis, soulevant la portière, il disparut en disant :
– À tout à l’heure, madame, je reviens.
– Je reviens... répéta machinalement madame de Marande.
En effet, qu’allait-il se passer ? qu’allait être le sujet de la conversation que M. de Marande désirait avoir avec sa femme ? La figure du banquier, il est vrai, n’était pas bien menaçante ; mais qui peut se fier à la figure d’un banquier ?
De quoi allait-il donc être question ? Sans doute, l’esclandre de M. de Valgeneuse pouvait jeter dans le cœur de M. de Marande un trouble profond. Il donnait toute liberté, à condition d’éviter tout scandale.
Mais ce scandale, la pauvre femme en était-elle cause ? Et, si elle n’était pas cause, un homme aussi équitable, disons plus, aussi indulgent que l’était M. de Marande, pouvait-il l’en rendre responsable ?
Néanmoins, malgré ces réflexions rassurantes, malgré des antécédents qui ne lui permettaient guère de craindre, madame de Marande sentit un frisson passer par ses veines, et ce fut d’une voix éteinte, qu’entendant son mari dire pour la seconde fois : « C’est moi ! » elle répondit pour la seconde fois elle-même :
– Entrez !
M. de Marande entra, déposa son bougeoir et son portefeuille sur une console, et, prenant une chaise, il s’assit près du lit de sa femme.
–
Pardonnez-moi, ma chère Lydie, le
dérangement que je vous cause, lui dit-il de sa voix la plus douce ; mais le roi m’attend demain, à neuf heures du matin, et il me sera peut-être impossible de trouver dans toute la journée une seule minute pour causer tranquillement avec vous.
– Je suis à vos ordres, monsieur, dit sur le même ton madame de Marande.
– Ah ! à mes ordres ! murmura d’un air fâché le banquier, en prenant une seconde fois la main de sa femme et en la baisant non moins respectueusement que la première ; à mes ordres !
le vilain mot ! à mes prières, tout au plus. Si quelqu’un a le droit de donner des ordres ici, chère amie, c’est vous et non pas moi. Je vous supplie de vous en souvenir.
– Je suis honteuse de vos bontés, monsieur, balbutia la jeune femme.
– En vérité, vous me rendez confus : ce que vous appelez mes bontés, ce n’est que justice, je vous assure ; mais je n’abuserai pas de vos instants. J’aborde donc le sujet principal de la causerie que nous allons échanger. Seulement, permettez-moi de vous adresser une question que je crois déjà vous avoir faite. Aimez-vous M. de Valgeneuse ?
–
En effet, monsieur, vous m’avez déjà adressé cette question, et je vous ai déjà répondu que non. Pourquoi cette insistance ?
– Mais parce que voilà tantôt six mois que cette question vous a été faite par moi, et que parfois six mois amènent de grands changements dans l’esprit d’une femme.
– Eh bien, je ne l’aime pas plus aujourd’hui qu’alors.
– Vous n’avez pas la moindre affection pour lui ?
– Non, répéta madame de Marande.
– Vous en êtes sûre ?
– Je vous l’affirme, je vous le jure. Et, loin de là, j’éprouve plutôt pour lui une sorte de...
– De haine ?
– Plus que cela... du mépris.
–
C’est singulier, comme nous aimons et haïssons les mêmes choses, et, je dirai plus, les mêmes hommes, chère Lydie ! Donc, voilà un premier point sur lequel nous sommes d’accord tous deux : nous ne tarderons pas, soyez-en certaine, à l’être sur les autres. Eh bien, puisque nous haïssons et méprisons si fort M. de Valgeneuse, comment se fait-il que nous le rencontrions sur notre escalier à cette heure avancée de la nuit ? Quand je dis nous, je suppose que vous auriez pu le rencontrer aussi bien que moi ; car ce n’est ni de votre gré, ni sur votre invitation qu’il se trouvait dans l’hôtel, n’est-ce pas ?
–
Non, monsieur
; pour cela, je vous en
réponds.
– Or, comme ce n’est pas moi qui l’ai autorisé à venir, continua le banquier, voulez-vous m’aider à découvrir pour quelle cause ou sous quel prétexte il se trouvait ici sans invitation, contre notre gré, et à cette heure ?
– Monsieur, dit la jeune femme toute troublée, quelle que soit l’étendue de votre bonté, j’éprouve une grande peine et une grande honte à vous répondre.
– Ne parlez pas de ma bonté, chère Lydie, et croyez que la question que je vous adresse a bien plutôt pour but de vous rassurer que de vous troubler. Je sais bien des choses que je n’ai pas l’air de savoir ; je connais une foule de vos secrets intimes que je parais ignorer ; si la peine que vous éprouvez à me répondre a sa source dans quelques-uns de ces secrets, permettez-moi de vous aider ; appuyée sur moi, le chemin vous paraîtra plus facile.
– Oh ! monsieur, s’écria la jeune femme, vous êtes sublime d’indulgence.
– Non, Lydie, répondit M. de Marande avec un doux et triste sourire ; seulement, j’ai pratiqué le précepte du sage : « Connais-toi toi-même » ; et cela m’a rendu, non pas indulgent, mais philosophe.
– Eh bien, monsieur, répliqua madame de Marande encouragée par la mansuétude paternelle de son mari, il y a une demi-heure, je n’étais pas seule.
– Je sais cela, Lydie. Vous arrivez : M. Jean Robert, qui ne vous avait pas vue depuis plus d’une semaine, est venu vous faire visite. Vous étiez donc avec M. Jean Robert ; c’est cela que vous vouliez dire, n’est-ce pas ?
– Oui, répondit la jeune femme en rougissant légèrement.
– Eh bien, quoi de plus naturel ? Et puis ?...
– Et puis, continua madame de Marande, nous avons tout à coup, derrière nous, entendu crier le parquet ; nous nous sommes retournés et nous avons vu s’agiter un rideau...
– Alors, demanda M. de Marande, il y avait une troisième personne dans votre chambre ?
– Oui, monsieur, dit la jeune femme, il y avait M. de Valgeneuse.
– Pouah ! fit le banquier avec un suprême dégoût ; ce monsieur vous espionnait !
Madame de Marande baissa la tête sans répondre. Il y eut un moment de silence. Ce fut le banquier qui le rompit.
– Et qu’a fait M. Jean Robert en voyant ce misérable ? demanda-t-il ?
– Il a sauté sur lui, dit vivement madame de Marande.
Puis, voyant s’assombrir le front de son mari :
– Et, comme vous venez de le faire vous-même, il l’a appelé misérable.
– Voilà une scène fâcheuse, dit le banquier.
– Oh ! oui, monsieur, s’écria la jeune femme, qui ne comprit point la pensée de son mari, bien fâcheuse, en effet, puisqu’elle pouvait avoir pour résultat un scandale dont, en somme, j’étais la cause première et qui pouvait retomber sur vous.
– Qui vous parle de cela, chère Lydie ? reprit doucement M. de Marande. Si je dis : « C’est là une scène fâcheuse », croyez bien que je ne songe à moi en aucune façon.
– Comment ! monsieur, s’écria madame de Marande, c’est à moi seulement que vous songez à cette heure ?
– Mais naturellement, chère amie ; je vous vois entre deux hommes, l’un que vous aimez, et l’autre que nous méprisons. Je vois ces deux hommes, pour ainsi dire, se colleter chez vous, devant vous, et je me dis : « Voilà une femme qui est véritablement à plaindre, d’assister à une scène de cette sorte ! » car je suppose que, malgré le respect que M. Jean Robert doit avoir pour vous – que voulez-vous
! les hommes sont
toujours les hommes –, il doit y avoir eu provocation, échange de cartes.
– Hélas ! oui, monsieur ; je crois qu’il y a d’abord eu quelque chose de pareil.
– D’abord ! Qu’y a-t-il donc eu ensuite ?
– M. de Valgeneuse a quitté la place et s’est enfui par mon cabinet de toilette.
– Alors je m’explique comment j’ai rencontré M. de Valgeneuse, puisque votre cabinet de toilette a son dégagement sur mon escalier. Mais permettez-moi de vous dire qu’il doit avoir quelque intelligence dans la maison, d’abord parce qu’il est entré sans votre permission, ensuite parce qu’il en est sorti sans la mienne. En d’autres termes, une fois ma bougie éteinte, il a disparu ; si bien que je n’ai pas pu mettre la main sur lui. Ce drôle-là connaît la maison mieux que moi.
– C’est Nathalie, ma femme de chambre, qui l’avait fait entrer ici.
– Et de qui teniez-vous cette créature, chère amie ?
– De mademoiselle Suzanne de Valgeneuse.
–
Encore une qui finira mal, murmura le banquier en fronçant le sourcil ; j’en ai peur, ou plutôt je l’espère. – Mais quel va être, à votre sens, le résultat de cette aventure ? M. Jean Robert va nécessairement se battre avec M. de Valgeneuse.
– Oh ! non, monsieur, dit la jeune femme.
– Comment, non ? reprit M. de Marande avec l’accent du doute ; vous avouez qu’il y a eu provocation, échange de cartes, et vous dites que l’on ne se battra point ?
– Non ; car M. Jean Robert m’a promis de ne point se battre. Il me l’a juré.
– C’est impossible, chère Lydie.
– Je vous répète qu’il me l’a juré.
– Et moi, je vous répète que c’est impossible.
–
Mais, monsieur, insista madame de
Marande, il m’en a fait le serment, et vous-même m’avez dit cent fois que M. Jean Robert était un homme d’honneur.
– Et je vous le dirai, chère amie, jusqu’à ce que j’aie la preuve du contraire. Mais il y a des serments auxquels un homme d’honneur manque justement parce qu’il est un homme d’honneur ; et le serment de ne pas se battre, dans la circonstance où se trouvait M. Jean Robert, est un de ceux-là.
– Comment ! monsieur, vous pensez ?...
– Je pense que M. Jean Robert se battra. Non seulement je le pense, mais je vous l’affirme.
Involontairement, madame de Marande laissa tomber sa tête sur sa poitrine. Elle resta dans l’attitude du profond accablement.
– Pauvre femme, pensa M. de Marande, elle a peur qu’on ne lui tue celui qu’elle aime ! – Chère amie, dit-il en prenant la main de sa femme, voulez-vous m’écouter tranquillement, c’est-à-
dire sans trouble, sans inquiétude, sans crainte ?
Ma visite, je vous le jure, n’a d’autre but que de vous rassurer.
– Je vous écoute, dit madame de Marande en poussant un soupir.
– Eh bien, continua M. de Marande, quelle opinion auriez-vous de M. Jean Robert –
remarquez que je vous parle comme un père ou comme un prêtre, et que je vous prie de scruter votre conscience –, quelle opinion auriez-vous vous-même de M. Jean Robert s’il ne vous protégeait pas contre un homme qui vous a si grossièrement outragée et qui peut, d’un jour à l’autre, renouveler son injure ? quelle opinion auriez-vous de sa fierté, de son honneur, de son courage, de son amour même, s’il ne se battait pas, sur une simple prière de vous, contre l’homme qui vous a fait un pareil affront ?
– Ne m’interrogez pas, monsieur, s’écria la pauvre femme ; mon esprit est troublé, et, quand je descends dans ma conscience, je n’y vois pas plus clair que dans ma raison.
– Je vous répète pour la troisième fois, Lydie, que je ne suis venu ici que pour vous rassurer.
Admettez avec moi que M. Jean Robert se battra, ce qui est en conscience la moindre preuve d’affection qu’il puisse vous donner, et, en échange, je vous ferai le serment, moi, qu’il ne se battra pas.
– Vous me ferez ce serment, vous ? s’écria madame de Marande en regardant fixement son mari.
– Moi, dit le banquier, et à mes serments vous pouvez croire, Lydie ; car, par malheur, ajouta-t-il mélancoliquement, mes serments, à moi, ne sont point des serments d’amoureux.
Le visage de madame de Marande rayonnait de bonheur ; le banquier ne parut point remarquer cette joie égoïste. Il poursuivit :
– Quel air, je vous le demande, chère Lydie, aurait dans le monde la nouvelle d’un duel entre M. Jean Robert et M. de Valgeneuse ? à quelle cause l’attribuer ? On commencerait tout d’abord par faire les suppositions les plus hasardeuses jusqu’au moment où l’on découvrirait la vérité ; car, entre un poète et un fat, il ne peut y avoir aucune rivalité d’esprit. Je me trouverais donc par la force des choses engrené dans cette aventure ; et ce n’est ni votre goût ni le mien, n’est-ce pas ?
et je suis persuadé que ce n’est point non plus celui de M. Jean Robert. Soyez donc sans inquiétude, chère amie, rapportez-vous-en à moi, et pardonnez-moi de vous avoir involontairement troublée à cette heure de nuit.
–
Mais qu’arrivera-t-il alors
?... demanda
madame de Marande, dont le visage prit une expression de terreur profonde
; car elle
commençait à entrevoir vaguement que c’était son mari qui allait, dans toute cette affaire, prendre la place de son amant.
– Il n’arrivera rien que de très simple, chère Lydie, reprit le banquier
; et je me charge
d’arranger les choses pour le mieux.
– Monsieur ! monsieur ! s’écria madame de Marande en sortant à moitié de son lit, de sorte que son cou blanc et ses opulentes épaules apparurent au banquier comme un trésor merveilleux ; monsieur, vous allez vous battre pour moi ?
M. de Marande frissonna d’admiration.
– Chère amie, dit-il, je vous jure de mettre tout en œuvre pour vous conserver le plus longtemps possible à ma respectueuse tendresse.
Puis, se levant et lui baisant une troisième fois la main :
– Dormez en paix, dit-il.
Madame de Marande lui saisit à son tour les deux mains pour les embrasser, et, avec une voix pleine de charme :
– Oh ! monsieur, monsieur, dit-elle, pourquoi ne m’avez-vous point aimée ?
– Chut ! fit M. de Marande en mettant un doigt sur sa bouche, chut ! ne parlons pas de corde dans la maison d’un pendu.
Et, reprenant sa bougie et son portefeuille, M.
de Marande s’en alla discrètement comme il était venu.