CCCX

Où les résultats de la bataille de Navarin sont envisagés sous un nouveau jour.

Tandis que M. de Marande expliquait affectueusement à Jean Robert la cause de sa visite, voyons ce qui se passait chez M. de Valgeneuse, ou plutôt hors de chez lui.

Lorédan, comme nous l’avons dit, s’était esquivé de l’hôtel de madame de Marande ; mais, comme nous l’avons dit encore, il avait eu la maladresse, en descendant trop précipitamment l’escalier, de heurter M. de Marande, dont, on se le rappelle, il avait éteint le bougeoir et fait tomber le portefeuille.

Quelque promptitude qu’il eût mise à disparaître, il était à peu près certain que le banquier l’avait reconnu ; en tout cas, il n’avait pas de doute de l’avoir été par Jean Robert ; il s’attendait donc à recevoir dans la matinée la visite d’un des deux hommes, et peut-être même de tous les deux.

Cependant il ne comptait sur ces visites que de neuf à dix heures du matin. Il avait donc tout le temps de prendre, en les attendant, certains renseignements qui, dans la situation où il se trouvait, lui semblaient de première nécessité.

Ces renseignements, il les attendait de mademoiselle Nathalie.

Vers sept heures du matin, il sortit donc à pied de l’hôtel, sauta dans un cabriolet, et se fit conduire rue Laffitte, où il pensait que les maîtres n’étaient point encore levés. Il arriverait d’autant plus facilement à communiquer avec la femme de chambre.

Le hasard servit M. de Valgeneuse au-delà de ses souhaits : au moment où il arrivait devant l’hôtel, mademoiselle Nathalie en sortait avec ses malles.

M. de Valgeneuse lui fit un signe de son cabriolet. La femme de chambre le reconnut et accourut à ce signe.

– Ah ! monsieur, dit-elle, quelle chance de vous rencontrer !

Je t’en dirai autant, répondit le jeune homme, car c’est toi que je cherchais. Eh bien ?

– Eh bien, elle m’a renvoyée, dit la femme de chambre.

– Et où allais-tu ?

Dans un hôtel quelconque, en attendant midi.

– Et, à midi, où devais-tu aller ?

– Je devais aller chez mademoiselle, la prier de s’intéresser à moi ; car, enfin, c’est à cause de vous et pour avoir suivi vos instructions que je suis chassée.

– Tu n’as pas besoin d’attendre midi pour cela : Suzanne se lève de très bonne heure ; dis-lui ce qui t’arrive, elle te reprendra ; moi, de mon côté, je te dois un dédommagement et je te le donnerai, sois tranquille.

– Oh ! je n’étais pas inquiète ; je savais que monsieur était trop juste pour me laisser sur le pavé.

– Mais, dis-moi, que s’est-il passé après mon départ ?

– Une grande scène entre madame de Marande et M. Jean Robert. À la fin de la querelle, M. Jean Robert a juré de ne pas se battre avec vous.

– Est-ce que tu crois aux serments de poète, toi ?

– Non ; il doit être chez vous à cette heure.

– Je sors de chez moi, il n’y était pas encore venu. Après ?

– Après, elle était à peine couchée, que M. de Marande est entré.

– Où ?

– Dans la chambre de sa femme.

– Dans la chambre de sa femme ? Tu me disais qu’il n’y entrait jamais.

– Il paraît qu’il y a une exception pour les grandes circonstances.

– Et sais-tu pour quel motif il entrait chez sa femme ?

– Oh ! soyez tranquille, dit Nathalie en riant avec l’impudence d’une Marton du temps de Louis XV, ce n’est pas pour le bon motif.

– Ouf ! tu me délivres d’un vilain poids, mon enfant. Et pourquoi venait-il ? Dis-moi cela.

– Pour rassurer madame de Marande.

– Qu’entends-tu par là ? Voyons, achève. Tu n’as pas été sans écouter un peu à la porte du premier, comme tu avais écouté à la porte du second.

– Si je l’ai fait, ce n’était que pour vous rendre service, je vous le jure.

– Pardieu ! mais qu’ont-ils dit ?

– Eh bien, il m’a semblé comprendre que M.

de Marande prenait fait et cause pour M. Jean Robert.

– Ah ! voilà qui le complète, Nathalie ! En vérité, cet homme est une perle. – Puis, après avoir rassuré sa femme, après avoir pris fait et cause pour M. Jean Robert, qu’a-t-il fait ?

– Il a respectueusement baisé la main de sa femme et s’est retiré chez lui à pas de loup.

– Ah ! ah ! de façon que c’est à lui que je vais avoir affaire ?

– J’en jurerais.

– Alors il ne faut pas le faire attendre. Si j’avais une voiture fermée, je te prendrais avec moi, mon enfant

; mais, tu comprends, en

cabriolet, impossible ! Monte dans un fiacre et suis-moi.

– Ainsi, voilà monsieur averti.

– Oui, Nathalie, et un homme averti en vaut deux.

M. de Valgeneuse donna son adresse au cocher, et le cabriolet reprit rapidement le chemin de l’hôtel. Voici ce qui s’y était passé pendant la promenade que M. de Valgeneuse venait de faire.

Mademoiselle Suzanne – que nous n’avons pas eu le plaisir de revoir depuis la soirée de l’hôtel de Marande, où elle avait commencé à coqueter avec Camille de Rozan –, mademoiselle Suzanne n’avait pas perdu son temps, tandis que Carmélite, au contraire, perdait le sien à s’évanouir, en retrouvant gai, pimpant, insouciant et débitant ses fleurettes à droite et à gauche, l’homme qui avait causé la mort de Colomban.

Depuis cette nuit où, malgré les yeux noirs de madame Camille de Rozan, qui s’étaient fixés sur elle pleins de menaces espagnoles, mademoiselle Suzanne de Valgeneuse avait jeté son dévolu sur l’Américain ; il ne s’était point passé un seul jour sans que Camille rencontrât, comme par hasard, mademoiselle Suzanne à l’Opéra, aux Bouffes, aux courses, au Bois, aux Tuileries, dans vingt salons où l’un et l’autre avaient accès.

Peu à peu, de soumises au hasard qu’elles étaient, ces visites devinrent de vrais rendez-vous. Camille afficha son amour, et mademoiselle de Valgeneuse se laissa compromettre sans trop se courroucer.

Un matin, elle fit plus : elle avoua partager l’amour du jeune Créole.

Un soir, elle fit plus encore : elle en donna vaillamment la preuve.

Depuis ce soir-là, Camille de Rozan venait à l’hôtel de Valgeneuse aux heures que lui laissait sa jalouse moitié. C’était, d’habitude, le matin et lorsque l’Espagnole dormait encore.

C’est ainsi que M. de Marande, sortant de chez Jean Robert pour se rendre aux Tuileries, avait rencontré Camille de Rozan à l’extrémité de la rue du Bac.

Et, comme le Créole, avec sa discrétion ordinaire, s’inquiétant peu d’être vu lui-même, l’avait salué :

– D’où diable sortez-vous à pareille heure ? lui avait demandé le banquier.

– De chez M. de Valgeneuse, avait répondu celui-ci.

– Vous vous connaissez donc ?

– C’est vous qui nous avez présentés l’un à l’autre.

– C’est vrai, je l’avais oublié.

Et le Créole et le banquier s’étant salués, chacun tira de son côté.

En rentrant chez lui, Lorédan fut tout étonné de n’y trouver de nouvelles ni de Jean Robert, ni de M. de Marande.

On en sait la cause.

Les amis, ou plutôt, donnons-leur le vrai titre qu’ils méritaient en ce moment, les témoins de Jean Robert avaient promis au banquier d’attendre de nouvelles instructions, et, en les attendant, ils déjeunait au café Desmares, tandis que M. de Marande, de son côté, ne voulait pas se présenter chez M. de Valgeneuse avant d’avoir vu Jean Robert.

À onze heures et demie, et comme M. de Valgeneuse achevait son déjeuner, on lui annonça M. de Marande.

Il ordonna de l’introduire au salon, et, pour tenir la promesse qu’il avait engagée à Nathalie de ne point le faire attendre, il y entra lui-même aussitôt.

Après les salutations d’usage, ce fut M. de Valgeneuse qui, le premier, prit la parole.

– J’ai appris hier au soir seulement, dit-il, la nouvelle de votre nomination au ministère, et je comptais aujourd’hui même aller vous en féliciter.

Monsieur de Valgeneuse, répondit

sèchement le banquier, je présume que vous n’ignorez pas le motif de ma visite. Aidez-moi donc, je vous prie, à l’abréger, car nous n’avons ni l’un ni l’autre de temps à perdre en compliments inutiles.

– Je suis tout à vos ordres, monsieur, dit Lorédan, quoique j’ignore absolument ce que vous pouvez avoir à me dire.

– Vous vous êtes, hier au soir, introduit sans invitation dans mon hôtel, à une heure où, d’habitude, on ne se présente chez les gens que lorsqu’on y est invité.

La question ainsi posée, Lorédan n’avait plus qu’à y répondre nettement. Il fit plus qu’y répondre nettement, il y répondit impudemment.

– C’est vrai, dit-il ; je dois avouer que je n’avais reçu aucune invitation – de vous, surtout.

– Vous n’en aviez reçu de personne, monsieur.

M. de Valgeneuse s’inclina sans répondre, comme un homme qui veut dire : « Continuez. »

M. de Marande continua :

– Une fois dans l’hôtel, vous avez pénétré dans une des chambres à coucher de madame de Marande, et vous vous êtes caché dans son alcôve.

– Je vois à regret, dit d’un ton goguenard M.

de Valgeneuse, que vous êtes parfaitement renseigné.

Eh bien, monsieur, puisque vous ne contestez pas ce fait, vous en admettez, sans doute, les conséquences ?

– Dites-les-moi, monsieur, et je verrai si je dois les admettre.

Eh bien, les conséquences de ce fait, monsieur, c’est que vous avez volontairement insulté une femme.

Dame

! fit M. de Valgeneuse avec

forfanterie, il faut bien que je l’avoue, puisqu’il y avait des témoins.

Alors, monsieur, poursuivit le banquier, vous trouvez tout naturel, n’est-ce pas, que je vous demande raison de cette insulte ?

– À vos ordres, cher monsieur, et à l’instant même, si vous voulez. J’ai justement, au bout du jardin, une tonnelle qui semble faite à souhait pour l’escrime.

– Je regrette de ne pouvoir profiter à l’instant même de votre aimable proposition

;

malheureusement, les choses ne peuvent se passer avec cette promptitude.

– Ah ! fit M. de Valgeneuse, vous n’avez peut-

être pas encore déjeuné ; je sais des personnes qui n’aiment pas à se battre à jeun, quoique, à moi, cela me soit parfaitement égal.

– Il y a une raison plus grave pour attendre, répondit le banquier sans paraître remarquer la médiocre plaisanterie de son interlocuteur. Il y a l’honneur d’un nom à sauvegarder, et je regrette d’être obligé de vous en faire souvenir.

– Bah ! dit M. de Valgeneuse, qu’importe la bégueulerie d’un nom ? Après nous, le déluge !

Le banquier reprit gravement :

– Libre à vous, monsieur, de faire du nom de votre père ce qui vous convient

; mais il

m’importe, à moi, de faire respecter le mien et de ne pas le laisser entacher de ridicule ; j’ai donc l’honneur de vous faire une proposition.

– Parlez, monsieur, je vous écoute.

– Il y a longtemps, il me semble, que vous n’avez pris la parole à la chambre des pairs ?

– En effet, monsieur... Mais quel rapport peut avoir la chambre des pairs avec le sujet qui nous occupe ?

– Un rapport direct, comme vous allez le voir.

On a reçu, ces jours-ci, la nouvelle de la bataille de Navarin.

– Sans doute ; mais...

– Attendez. On doit s’occuper demain, à la Chambre, des affaires de la Turquie et de la Grèce, que les élections et les événements qui en ont été la suite ont malheureusement fait négliger.

– Je crois me souvenir, en effet, que quelqu’un a demandé la parole sur cette question.

Eh bien, je viens vous proposer de la demander aussi.

– Mais où diable voulez-vous en venir ? fit le jeune pair en éclatant de rire assez impertinemment au nez du banquier.

Celui-ci feignit de ne point remarquer cette nouvelle inconvenance et continua du même ton froid et grave :

– La question de la Grèce est de la plus haute importance et du plus vif intérêt, si on l’envisage sous toutes ses faces. Il y a un parti magnifique à tirer d’un pareil sujet, et je suis persuadé que, si vous voulez bien vous en donner la peine, vous saisirez avec empressement cette occasion de faire un excellent discours. Me comprenez-vous ?

– Moins que jamais, je vous l’avoue.

– Alors il faut tout vous dire ?

– Dites.

– Eh bien, mon cher monsieur de Valgeneuse, je suis partisan acharné, enragé des Grecs. J’ai même écrit quelque part quelque chose là-dessus.

Vous qui n’avez pas encore de parti pris dans cette affaire, faites-vous turcophile et tombez à bras raccourci sur les philhellènes ; à propos de Grecs et de Turcs, enfin, trouvez moyen de m’insulter, et cela, de manière à ce que je puisse publiquement vous en demander raison. Suis-je clair, cette fois ?

– Oh ! parfaitement, et, si pittoresque que soit votre procédé, je l’accepte avec joie, puisqu’il vous agrée si fort.

– À demain, donc, monsieur, et, après la séance, j’aurai l’honneur de vous envoyer mes témoins.

– Pourquoi donc à demain ? Il n’est pas une heure. J’ai encore le temps de me rendre à la Chambre et de parler aujourd’hui.

– Je n’osais pas vous le proposer, de peur que vous n’eussiez fait emploi de votre journée.

– Bon ! faire des façons avec moi.

– Vous voyez que je n’en fais pas, puisque j’accepte, s’empressa de dire M. de Marande en saluant ; seulement, hâtez-vous.

– Je ne vous demande que le temps de faire atteler.

– Un autre peut vous prévenir, la parole est accordée par rang d’inscription. Faire atteler est perdre inutilement un quart d’heure.

– Trouvez un moyen de faire autrement. Vous ne me proposez point, n’est-ce pas, de faire voyage à pied d’ici au Luxembourg ? et, à moins que votre voiture ne soit en bas et que vous ne m’y offriez une place...

– J’allais vous la proposer, en effet, dit M. de Marande.

– J’accepte, et avec reconnaissance, répliqua M. de Valgeneuse.

Et ces deux hommes, qui venaient de convenir qu’ils s’égorgeraient le lendemain, sortirent de l’hôtel, pour ainsi dire, bras dessus bras dessous, comme des amis.

En sortant de l’hôtel, M. de Marande rencontra, comme le matin, Camille de Rozan. Le Créole descendait de voiture.

– C’est la seconde fois aujourd’hui que j’ai le plaisir de vous rencontrer presque à la même place, dit M. de Marande.

– Et moi de même, par conséquent, répondit Camille ; ce sont de ces hasards qui ont eu lieu de tout temps, et Molière a fait un vers là-dessus, je crois :

La place m’est heureuse, etc., etc1.

– Si vous avez quelque chose à dire à M. de Valgeneuse, reprit le banquier, hâtez-vous ; car il vous dira lui-même qu’il est extraordinairement pressé.

– Est-ce, en effet, moi que vous veniez voir, cher ami ? dit Lorédan en tendant la main à Camille.

– Sans doute, reprit le Créole avec une légère rougeur.

– Eh bien, vous jouez de malheur : vous ne me trouverez pas, je viens de sortir, dit Lorédan en montant dans la voiture de M. de Marande ; mais 1 L’École des femmes, acte IV, scène VI. Horace à Arnolphe : « La place m’est heureuse à vous y rencontrer. »

entrez toujours : vous trouverez ma sœur, dont la vue vous sera, je crois, aussi agréable que la mienne. Adieu donc, ou plutôt au revoir !

Et la voiture partit au galop. Dix minutes après, M. de Valgeneuse faisait son entrée à la chambre des pairs et demandait la parole.