II

Tandis que la scène que nous venons de décrire avait lieu à Paris, et que M. de Kergaz annonçait à Baccarat la prochaine arrivée du comte Artoff, un jeune homme, faible encore, et dont la pâleur trahissait de longues souffrances, se promenait au bras d’un domestique dans le parc du château de Kerloven.

C’était M. le marquis don Inigo de los Montes, ou plutôt notre vieille connaissance Rocambole. M. de Kergaz s’était montré vis-à-vis de lui ce qu’il était dans toutes les circonstances de sa vie, l’esclave de sa parole et le gentilhomme doué d’une exquise délicatesse. Du jour où il avait été blessé, en danger de mort, sous son toit, Rocambole avait été pour le comte non plus un ennemi, mais un des membres de cette grande famille humaine à laquelle M. de Kergaz avait voué son cœur et sa fortune. Les soins les plus empressés avaient été prodigués au blessé, de la vie duquel on avait désespéré longtemps. Puis, comme la jeunesse est toujours énergique et lutte opiniâtrement avec le trépas, Rocambole était peu à peu revenu à la vie.

On le comprend, M. de Kergaz n’avait pas voulu, n’avait pas pu demeurer avec sa femme sous le même toit que celui qui y était venu dans l’intention d’y semer le déshonneur et le deuil. Il était reparti pour Paris avec Jeanne et son jeune enfant, laissant auprès du blessé un domestique de confiance et un médecin.

Pendant trois semaines Rocambole n’avait pu quitter son lit. Cependant la blessure s’était fermée peu à peu, la vie était revenue abondante, et, un soir, vers quatre ou cinq heures, le médecin accorda à son malade, l’autorisation de se lever. Cette autorisation fut accueillie avec joie, et ce fut avec l’empressement d’un enfant gâté que Rocambole descendit dans le parc au bras d’un domestique, car sa marche était chancelante encore.

On touchait alors aux premières journées de septembre ; la soirée était tiède, embaumée, et l’air que respirait le blessé gonfla ses poumons et lui fit sentir bientôt qu’il était hors de danger et que l’heure n’était pas loin où il pourrait quitter Kerloven. Or, pour Rocambole, quitter Kerloven, n’était-ce pas revenir à la liberté, et, qui mieux est, à la vie élégante qu’il avait menée pendant quelque temps, grâce à la protection de sir Williams ? Le comte Artoff avait souscrit un bon de cent mille francs, Armand de Kergaz avait promis la même somme ; tous deux étaient gens d’honneur, et les fripons de la race de Rocambole ne doutent jamais de la parole des honnêtes gens.

Tandis qu’il se promenait, appuyé sur le bras du serviteur, et tout entier à la joie de vivre, Rocambole, disons-nous, songeait déjà à reconstruire sa fortune ébranlée sur de nouvelles bases, et il s’adressait le discours suivant :

– Récapitulons mes comptes et faisons mon bilan. J’ai servi pendant une année sir Williams et ses combinaisons. Ses combinaisons ont échoué ; j’y ai gagné un coup de poignard et un coup d’épée, et si j’en suis revenu, c’est que probablement j’ai la vie chevillée au corps et que la Providence a sur moi des vues secrètes ; voici mon passif. Maintenant, voyons l’actif : le comte Artoff a voulu me noyer, et il m’a donné cent mille francs ; le comte Armand de Kergaz m’a promis la même somme, de telle façon que ces deux messieurs se vengent de ce que j’ai voulu les tuer ou les faire assassiner en se cotisant pour me constituer dix mille livres de rente ; un actif qui dépasse de beaucoup le passif. Une seule chose m’inquiète… qu’est devenu sir Williams ?

Cette réflexion rendit Rocambole tout rêveur. En effet, il était dans une ignorance absolue sur le sort de son ancien chef.

Armand était revenu à Kerloven le lendemain de cette nuit terrible où sir Williams fut mutilé à bord du Fowler, et il avait gardé le silence, tant vis-à-vis de la comtesse que de Rocambole, à qui il s’était contenté de dire :

– Baccarat est sauvée ! Vous aurez vos cent mille francs.

Le jour suivant, le comte et la comtesse de Kergaz étaient partis. Or, Rocambole ne redoutait rien tant que la réapparition de M. le vicomte Andréa, lequel, il le sentait bien, ne lui pardonnerait pas sa seconde trahison.

– Pourvu, pensa-t-il, que ce philanthrope d’Armand n’ait pas eu encore la bêtise de pardonner !

Cette appréhension donnait la chair de poule à Rocambole. Sir Williams mort, Rocambole respirait, il aimait la vie, il était plein d’espérance, il avait dix mille bonnes livres de rente qui ne devaient rien à personne. Sir Williams vivant, échappé aux mains de Baccarat et du comte Artoff, les seuls adversaires sérieux qu’il eût, selon Rocambole, tout redevenait incertain, subordonné au hasard…

– Il faut que j’en aie le cœur net, pensa-t-il.

Et il se résolut à questionner adroitement le serviteur commis à sa garde.

– Mon ami, lui dit-il, est-ce que vous avez toute la confiance de M. de Kergaz ?

– Oui, monsieur, toute. Je connais ses affaires comme les miennes.

– Ah !

Et Rocambole prit l’attitude humble et triste d’un grand coupable qui se repent.

– Alors, reprit-il, vous savez pourquoi je me suis battu ?

– Oui, monsieur.

– Et… vous me méprisez ?

– Le fait est, monsieur, répondit le vieux serviteur avec une franchise toute bretonne, le fait est que si M. le comte ne me l’avait pas ordonné, au lieu de vous soigner…

– Vous m’auriez tué, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur.

– Eh bien, continua Rocambole, merci de votre aveu. Il me prouve que vous êtes dévoué au comte, et que vous serez homme à lui donner un bon conseil.

– Oh ! certes.

– Priez-le donc alors de se défier de son frère, le vicomte Andréa.

Un sourire qui fit tressaillir Rocambole glissa sur les lèvres du Breton :

– Monsieur le comte, dit-il, sait à quoi s’en tenir là-dessus, et, d’ailleurs, M. Andréa n’est plus à craindre.

– Ah !

– J’étais avec M. le comte à bord du Fowler.

– Et… sir Williams ?

– Il a eu son compte.

Un immense espoir envahit le cœur de Rocambole.

– Il est mort, n’est-ce pas ?

– Non…

Rocambole frissonna comme il avait espéré.

– Mais il est en route pour l’Australie.

– Tiens ! pensa l’élève de sir Williams, on l’aura confié à John Bird pour le conduire chez les sauvages aux lieu et place de Baccarat. C’est la peine du talion appliquée par avance. C’est égal, je préférerais qu’il fût mort.

Et Rocambole ne put s’empêcher de songer que sir Williams avait échappé déjà à de plus grands périls, et qu’il pourrait bien, durant la traversée, faire la paix avec John Bird. Mais le serviteur ajouta, comme s’il eût deviné les réflexions de Rocambole :

– Du reste, si M. Andréa revient jamais d’Australie, je le défie bien de raconter ses souvenirs de voyage !

– Pourquoi ?

– Parce que, pour parler, il faut une langue, et que…

Rocambole tressaillit.

– On lui a coupé la sienne, acheva le Breton.

Et il raconta naïvement alors à M. le marquis don Inigo de los Montes, qui l’écouta charmé, le supplice qu’avait subi sir Williams, désormais réduit à l’impuissance.

– Bon ! pensa Rocambole, décidément l’avenir est à moi.

En ce moment, il fut rejoint par le docteur qui le soignait.

– Docteur, lui dit Rocambole, comment me trouvez-vous ?

– Mais beaucoup mieux.

– Pensez-vous que je pourrai bientôt quitter le château et retourner à Paris ?

– Quand vous voudrez.

– Sans craindre une rechute ?

– Sans aucun danger.

– Demain, par exemple ?

– Demain.

– J’ai hâte de toucher mes deux cents mille francs, pensait Rocambole.

– Monsieur, dit le domestique, M. le comte m’a remis pour vous une lettre lorsqu’il est parti, en me recommandant de vous la donner la veille ou le jour de votre départ.

– Eh bien, je pars demain, donnez…

Le domestique avait la lettre sur lui ; il la tira de sa poche et la tendit à Rocambole.

Le docteur, en homme discret, se retira un peu à l’écart. Rocambole prit la lettre et en rompit le cachet.

La lettre contenait ces quelques mots :

« Monsieur,

« J’ai toujours été et je serai toujours fidèle à ma parole. Cette lettre vous sera remise dans le cas où vous reviendriez à la santé, lorsque vous serez en état de quitter Kerloven. Je vous ai acheté votre dernier secret cent mille francs, et les cent mille francs vous seront payés sur la présentation du bon ci-joint, soit à Paris chez mon banquier, soit à Saint-Malo, chez M. L…, armateur et mon ami.

« L’homme qui vous avait constamment entraîné dans la carrière du crime est à jamais séparé de vous. Vous ne le retrouverez plus sur votre route.

« Repentez-vous, monsieur ; vous êtes jeune, intelligent, à l’abri du besoin désormais, et si le pardon de ceux que vous avez offensés peut vous engager à revenir au bien, croyez que tous nous vous pardonnons.

« Armand de Kergaz. »

Cette lettre toucha Rocambole.

– Ma parole, pensa-t-il, voilà réellement un gentilhomme, et ce ne sera jamais qu’à la dernière extrémité que je me laisserai aller dorénavant à le chagriner.

Rocambole rentra au château et y fit ses préparations de départ.

Or, le hasard avait voulu que la chambre qu’il occupait depuis un mois fût précisément celle qu’avait occupée Andréa pendant son séjour à Kerloven.

En se mettant au lit, Rocambole, que, depuis huit ou dix jours on ne veillait plus, et qui, par conséquent, passait la nuit tout seul, Rocambole, disons-nous, fut assailli par une inspiration et un souvenir à la fois.

– Je me souviens, se dit-il, qu’un soir, il y a quatre ou cinq mois, quand nous préparions cette malheureuse affaire de Van-Hop, je surpris sir Williams écrivant sur un calepin, ou plutôt y traçant des chiffres dont l’assemblage avait une signification. Or, c’était le moyen employé entre nous pour nos correspondances, et c’était ainsi que mes documents sur les affaires des Valets-de-Cœur étaient mis en ordre.

« – Que faites-vous là, mon oncle ! lui demandai-je.

« – J’écris mes projets pour l’avenir. Si jamais je meurs, me dit-il, je te ferai mon héritier, et ce calepin te vaudra ta fortune.

« Et il remit le calepin dans sa poche. »

– Or, sir Williams, incontestablement, était un homme de génie. Ah ! si j’avais les notes de sir Williams.

Et Rocambole poursuivit :

– De deux choses l’une : ou sir Williams les portait toujours sur lui, ce qui est peu probable, car enfin de pareilles notes sont trop précieuses pour qu’on risque de les perdre ; ou ces notes sont ici… Elles ne peuvent être ailleurs, car sir Williams a quitté Kerloven, persuadé qu’il y reviendrait le lendemain pour assister aux funérailles de son frère. Et la chambre où je suis était, m’a-t-on dit, celle qu’il occupait. Or, poursuivit Rocambole, un calepin comme celui de sir Williams n’est point une de ces choses qu’on laisse traîner dans un tiroir, au fond d’un meuble ou sur une table. S’il est ici, il est caché, et caché comme seuls les voleurs savent cacher quelque chose : voyons !

Et Rocambole du fond de son lit, ajouta à son raisonnement cette réflexion réellement philosophique :

– C’est toujours la nuit qu’un avare songe à enterrer son trésor. C’est donc la nuit que sir Williams a caché son calepin, si toutefois il l’a caché… il était là où je suis… Cherchons donc des yeux, autour de moi, à quel endroit de cette pièce je m’arrêterais, si j’avais un trésor à enfouir…

Et Rocambole examina attentivement chaque meuble, chaque coin et recoin de la pièce. Tout à coup ses regards s’arrêtèrent et se fixèrent opiniâtrement sur un vieux portrait de famille appendu au mur entre les deux croisées.

Et Rocambole bondit hors de son lit ; bien qu’il fût faible encore, l’espoir lui donnait des forces.

Rocambole monta sur une chaise, atteignit au portrait et le décrocha. Le portrait ne recouvrait aucune cachette pratiquée dans le mur, ainsi qu’on aurait pu d’abord le croire, et Rocambole le reconnut en sondant le mur avec le poing.

Cependant ce portrait l’avait fasciné. Il le retourna, et s’aperçut enfin que, par derrière, il y avait une seconde toile superposée à la première. Il palpa de la main, rencontra une sorte de grosseur occasionnée par un objet placé entre les deux toiles, et se convainquit bientôt que cet objet avait la forme d’un livre ou d’un portefeuille.

Rocambole était un garçon soigneux qui faisait tout avec méthode, et jugeait qu’un dégât inutile, même chez l’ennemi, était une action mauvaise et dépourvue d’intelligence. Il prit donc un canif, et avec les précautions minutieuses d’un rentoileur ou d’un amateur de peinture qui aurait dans les mains un Véronèse ou un Rubens, il détacha la seconde toile par un des coins du cadre, puis il fit glisser délicatement le corps étranger qui produisait l’aspérité, et se sentit frissonner de joie en reconnaissant le maroquin rouge du calepin de sir Williams.

– Foi de Rocambole ! murmura-t-il, j’ai réellement trop de chance ! Il m’arrivera bien certainement un malheur au premier jour…

Rocambole remit le portrait à sa place. Puis il se mit à feuilleter le calepin.

À mesure qu’il déchiffrait cette écriture mystérieuse, le front du jeune bandit semblait s’illuminer d’une auréole, son regard brillait. Il lut jusqu’à trois heures du matin ; car, malgré l’habitude qu’il en avait, il avait été souvent arrêté par les difficultés de ces hiéroglyphes de convention, et il souffla sa bougie en se disant :

– Je vais aller me faire oublier un peu, soit en Angleterre, soit en Allemagne, puis je reviendrai, et je considère ma fortune comme faite ! Oh ! c’est que j’ai de l’ambition, moi, et je veux aller plus haut que mon pauvre maître sir Williams moi, qui suis parti de plus bas.

À Paris, il alla modestement descendre chez la bonne veuve Fipart, qui le reçut avec les plus grandes démonstrations d’amitié. Et, le jour même de son arrivée, il se présenta chez le banquier de M. de Kergaz et toucha son bon de cent mille francs.