LVII
La femme de chambre était jolie, presque aussi jolie que sa maîtresse. Elle avait l’allure vive, le sourire fort aimable, le regard impertinent d’une servante de comédie. Elle plut à Turquoise.
– Madame désire-t-elle s’habiller ? demanda-t-elle en entrant. La garde-robe de madame est prête.
Turquoise se leva.
La soubrette ouvrit une porte à droite de la cheminée, et s’effaça pour laisser passer la jeune femme.
Turquoise la suivit et se trouva sur le seuil de sa chambre à coucher, une miniature, un chef-d’œuvre de petitesse, de bon goût et de luxueuse simplicité. Elle jeta un regard distrait en apparence sur tout ce qui l’environnait, et aucun détail ne passa pour elle inaperçu. De la chambre à coucher Turquoise passa dans le cabinet de toilette, et ne fut pas médiocrement surprise d’y trouver tout ce qu’elle avait laissé rue Moncey : ses châles, ses dentelles, ses bijoux, le tout considérablement augmenté par cette main prodigue et jusque-là invisible qui lui ouvrait les portes de ce palais de fées.
– Ma foi ! se dit-elle, je crois que jusqu’à présent j’ai montré assez de délicatesse pour avoir le droit de jeter mon bonnet par-dessus les moulins.
Et Turquoise se livra, sans résistance aucune, aux mains de sa femme de chambre, qui se mit à l’habiller et à la coiffer.
En une heure, la petite ouvrière eut disparu pour faire place à cette élégante Jenny que nous avons vue rue Moncey. Puis, lorsque sa toilette fut achevée, la femme de chambre lui remit un billet qu’elle tira de son corsage d’un air mystérieux. Turquoise reconnut l’écriture de Fernand. Elle ouvrit ce billet et lut :
« Ma chère Jenny,
« Votre femme de chambre a l’ordre de ne vous remettre cette lettre que lorsque vous aurez pris possession de la maison, que je vous supplie d’accepter comme venant d’un ami qui vous aime plus que tout au monde.
« Je sais que je suis coupable à vos yeux, que je ne puis me représenter devant vous avant d’avoir obtenu mon pardon. Ce pardon, me le refuserez-vous ?
« Et… ne m’inviterez-vous pas à dîner ?
« Je reste à vos genoux dans l’attitude d’un suppliant.
« Fernand. »
Turquoise se prit à sourire.
– Mais si, dit-elle tout haut, comme si elle avait soupçonné la présence de Fernand dans le voisinage.
En effet, une porte s’ouvrit, et le jeune fou vint tomber aux pieds de Turquoise, qui lui tendit la main.
– Relevez-vous, dit-elle, on vous pardonnera peut-être…
Cependant Léon Rolland, dont sir Williams avait bien voulu s’occuper la veille avec la belle Turquoise, une heure avant que cette dernière prît possession de sa nouvelle demeure rue de la Ville-l’Évêque, Léon Rolland, disons-nous, avait, depuis huit jours, subi une entière métamorphose. Ainsi que, trois jours auparavant, la pauvre Cerise l’avait dit à Baccarat, l’ouvrier n’était plus que l’ombre de lui-même. Pâle, l’œil farouche, les lèvres crispées, le front creusé de rides profondes, le maître ébéniste gardait un morne silence, fuyait sa maison, ses ateliers, et devenait méconnaissable pour tous.
Cependant, quelquefois il parvenait à secouer un peu l’affreux marasme qui s’était emparé de lui, et dans ces moments-là il se sentait pris d’un ardent besoin de travail.
Or, ce jour-là, vers dix heures et demie, Léon essayait de tromper la douleur qui le rongeait, en activant ses ouvriers et donnant ses ordres. Il avait entrepris une commande importante dont la livraison devait avoir lieu à une époque déterminée, et il en pressait l’exécution.
Un coupé de maître, attelé d’un magnifique demi-sang, s’arrêta à la porte des ateliers, et Léon, surpris de cette visite matinale, en vit descendre un jeune homme élégamment vêtu, qui portait un lorgnon incrusté dans l’œil droit ; il entra dans l’atelier et demanda à l’un des ouvriers :
– Suis-je chez M. Léon Rolland ?
– Oui, monsieur, répondit l’ouvrier interpellé en désignant Léon du doigt.
Le maître ébéniste s’approcha et salua le visiteur.
– Monsieur, dit ce dernier en lui rendant son salut avec un geste à demi protecteur, je suis le vicomte de Cambolh.
Léon s’inclina.
– Un de mes amis, le marquis d’A…, poursuivit-il d’un ton léger, m’a beaucoup parlé de vous.
– En effet, répondit Léon. M. le marquis d’A… a bien voulu me faire travailler l’année dernière.
– J’ai vu chez lui des boiseries, continua-t-il, que j’ai trouvées d’un travail fort remarquable.
– J’ai de bons ouvriers, monsieur, répliqua modestement Léon Rolland, qui regardait attentivement son visiteur et semblait se demander où il avait pu voir ce visage et entendre cette voix.
– J’espère, en ce cas, reprit M. de Cambolh en souriant, que vous voudrez bien travailler pour moi ?
– Je suis à vos ordres, monsieur.
– J’habite le faubourg Saint-Honoré, poursuivit le jeune homme, et j’arrange en ce moment mon appartement. Je voudrais avoir une salle à manger toute en chêne, meubles et boiseries, et je suis persuadé que vous seul…
Léon Rolland eut un sourire modeste.
– Oh ! monsieur, dit-il, j’ai des confrères aussi et plus habiles que moi ; mais je m’efforcerai de mériter votre confiance.
Rocambole consulta sa montre.
– Tenez, dit-il, il est onze heures. Pouvez-vous disposer de quelques minutes ?
– Sans doute, monsieur, répondit Léon, qui acceptait avec un fébrile empressement tous les moyens de s’arracher momentanément à sa noire rêverie.
– Je vais vous emmener chez moi, continua Rocambole, et nous verrons sur place ce que je voudrais avoir.
– Je suis à vos ordres, monsieur.
Léon le fit passer dans son bureau, lui offrit un fauteuil, et comme il était en costume d’atelier, il lui demanda quelques secondes pour aller mettre un chapeau et une redingote.
– C’est singulier, murmura-t-il en montant chez lui, j’ai déjà vu cet homme quelque part, mais où ?…
– Le drôle, pensait en même temps M. de Cambolh en exposant au feu de coke qui brûlait dans une cheminée à la prussienne la pointe de ses bottes vernies, le drôle m’a bien et longtemps regardé ; mais je veux être pendu s’il me reconnaît jamais. Entre le vaurien adopté par la mère Fipart, le Rocambole de Bougival, et M. le vicomte de Cambolh, gentilhomme suédois, il y a si loin !
Léon revint et se mit à la disposition du prétendu vicomte. Celui-ci le fit monter dans son coupé, qui partit aussitôt au grand trot et gagna le faubourg Saint-Honoré en moins de vingt minutes.
Onze heures et demie sonnaient à Saint-Philippe-du-Roule lorsque le brillant vicomte atteignit son entre-sol, suivi par Léon Rolland.
Pendant tout le trajet il avait gardé vis-à-vis de son compagnon la réserve polie d’un vrai gentilhomme ; il avait peu parlé et s’était beaucoup occupé de la cendre blanche de son cigare. Rocambole tenait à bien établir aux yeux de Léon sa supériorité de race, de façon à écarter de lui jusqu’au souvenir du fils d’adoption de la veuve Fipart.
On entrait, on s’en souvient, chez M. le vicomte de Cambolh par une antichambre assez vaste qui précédait la salle à manger. Cette dernière pièce, la plus spacieuse de l’appartement, prenait jour par ses deux croisées sur la rue du Faubourg-Saint-Honoré, et soit que Rocambole en eût donné l’ordre, soit qu’il eût agi de son propre mouvement, le valet de chambre avait ouvert les deux fenêtres toutes grandes.
– Voilà, dit Rocambole à Léon, la pièce que je veux métamorphoser complètement.
Léon, qui ne voyait et ne pouvait voir en tout cela qu’une affaire de la nature de toutes celles qui se rattachaient à son métier, Léon examina la salle à manger, se fit expliquer par le vicomte ses intentions et une demi-heure s’écoula.
Cette demi-heure avait été ménagée habilement par Rocambole.
On eût dit un avare qui se dessaisit avec adresse d’une faible partie de son or.
Adossé à l’une des croisées, la tête un peu en dehors, portant alternativement ses regards à l’intérieur de la pièce où Léon prenait exactement ses mesures pour exécuter les boiseries commandées, et tantôt sur la façade de l’église Saint-Philippe, façade qui, on le sait, est surmontée d’une horloge. Rocambole paraissait attendre avec une certaine impatience que midi vînt à sonner.
En effet, au moment où l’aiguille de l’horloge atteignait le chiffre douze, une calèche apparaissait à l’extrémité opposée de la place Beauvau et montait le faubourg au petit trot.
Léon était toujours très consciencieusement occupé à sa besogne.
M. de Cambolh vit la calèche reprendre le pas vis-à-vis Saint-Philippe, et tandis qu’elle continuait à gravir la raide montée qu’on remarque au faubourg Saint-Honoré en cet endroit, il jeta un coup d’œil de connaisseur sur l’ensemble de l’attelage et de la calèche.
C’était celle de Turquoise.
Fernand Rocher avait bien fait les choses. En achetant l’hôtel du prince K… il avait conservé les plus beaux et les meilleurs chevaux ; et les quatre carrossiers anglais qui traînaient la calèche faisaient l’admiration des passants dans ce quartier, parcouru cependant chaque jour par les plus beaux chevaux du monde. La calèche était bleu de ciel à l’intérieur, et elle était conduite à grandes guides par un cocher anglais poudré à frimas.
Dans la calèche, une mignonne et charmante créature blonde était couchée à demi, étalant ses bras blancs au milieu d’un flot de dentelles, et protégeant son visage, au moyen d’une ombrelle marquise, contre les tièdes rayons d’un soleil de février.
– Oh ! les superbes chevaux ! murmura d’abord M. le vicomte de Cambolh avec un accent d’admiration qui attira l’attention de Léon Rolland… et la jolie créature ! ajouta-t-il.
Et comme Léon levait la tête et n’osait cependant s’approcher de la croisée :
– Venez voir, monsieur Rolland, dit le vicomte, des chevaux superbes et une femme adorable.
Léon s’approcha, regarda les chevaux, puis la femme…
Et il jeta un cri !
Turquoise passait alors précisément sous les fenêtres, et Léon n’en était pas à plus de dix pas de distance.
La calèche continua sa route et Turquoise ne leva pas la tête.
Quant à Léon, il avait jeté un cri :
– Eugénie ! c’est Eugénie !
Rocambole le vit chanceler, et il le soutint dans ses bras.
– Mon Dieu ! lui dit-il, qu’avez-vous ? Connaissez-vous donc cette femme ?
– C’est Eugénie ! répéta l’ouvrier à demi fou.
– Qu’est-ce qu’Eugénie ? Voyons, expliquez-vous… continua hypocritement l’élève de sir Williams.
Mais déjà Léon s’était élancé vers la porte, oubliant tout, n’écoutant plus rien, et il descendait quatre à quatre l’escalier aux yeux des valets stupéfaits, qui le croyaient subitement atteint d’aliénation mentale. Puis il s’élança dans la rue sur les traces de la calèche. Mais la calèche venait d’atteindre le haut de la montée, et le cocher rendait la main à ses chevaux.
Lorsque Léon, tête nue et hors de lui, arriva à son tour à l’endroit où le faubourg cesse de monter, la calèche disparaissait dans un nuage de poussière et franchissait la barrière pour tourner brusquement à gauche et suivre le boulevard extérieur jusqu’à la place de l’Arc-de-Triomphe, d’où elle gagnait sans doute le Bois.
Pour un homme de sang-froid, malgré cette merveilleuse ressemblance, il eût été impossible de songer que la fringante jeune fille qui s’en allait au Bois, traînée par quatre chevaux, pouvait avoir rien de commun avec Eugénie Garin, l’humble ouvrière ; et certes Léon aurait dû faire cette réflexion tout d’abord.
Mais Léon ne réfléchissait plus, Léon n’entendait plus… Il avait vu, il avait reconnu Eugénie… Il ne songeait pas même à cette brusque transition de fortune…
La calèche partait au grand trot, il se mit à courir.
– Je la rejoindrai ! murmura-t-il éperdu.
Et il s’élança à sa poursuite, et, pendant quelques minutes, il eut l’espoir de l’atteindre. Mais lorsque la calèche fut arrivée au point culminant de la place, et eut tourné l’Arc-de-Triomphe, Léon Rolland vit avec désespoir qu’elle gagnait du terrain sur lui avec une effarante vitesse, et il atteignait à peine les premiers arbres de l’avenue, que déjà le brillant équipage entrait au Bois par la porte Maillot. Mais le pauvre garçon ne se rebuta point ; il continua à courir.
Il espérait que la calèche s’arrêterait, et, en effet, lorsqu’il eut atteint l’entrée du Bois, il la vit devant lui, à trois cents mètres environ. Puis il la perdit de vue au milieu des nombreux équipages qui sillonnaient le Bois en tous sens, et alors, découragé, il s’assit sur une borne, au seuil de la porte Maillot, espérant que la calèche sortirait du Bois tôt ou tard.
En effet, vingt minutes après environ, la calèche tantôt ralentissant sa marche, tantôt reprenant une allure plus rapide, se montra à l’extrémité d’une avenue et reparut aux yeux du pauvre ouvrier. Puis, au moment où il s’apprêtait à arrêter le cocher d’un geste décidé, celui-ci se mit à fouetter ses chevaux en criant un : gare ! accentué, et l’équipage passa comme un éclair, forçant Léon Rolland à se ranger. Mais ce temps d’arrêt lui avait rendu ses forces ; il s’élança de nouveau à la poursuite de la calèche, qui ralentit bientôt sa marche, et il ne la perdit plus de vue.
Turquoise rentra dans Paris par la barrière de l’Étoile et les Champs-Élysées, disant aux cocher :
– Touche à l’hôtel.
Léon suivait toujours, peu soucieux de l’étonnement et des quolibets de la foule, qui ne comprenait pas pourquoi cet homme courait, tête nue, à la poursuite de cet équipage.
Enfin, vers la place Beauvau, il crut qu’il allait l’atteindre, et il n’en était plus qu’à quelques pas, lorsque la calèche entra dans la rue de la Ville-l’Évêque, dont un hôtel ouvrit sur-le-champ sa porte cochère.
La calèche entra, et la porte se referma au moment même où Léon l’atteignait.
Alors, ivre de rage, l’ouvrier sonna violemment à la petite porte.
Un domestique vint ouvrir, le toisa et lui dit :
– Que demandez-vous, brave homme ?
– Je veux parler à votre maîtresse, répondit Léon Rolland.
– J’entends bien, répondit celui-ci, mais ma maîtresse ne reçoit que les gens qui me disent son nom ou le leur.