LXVI
Que s’était-il passé entre sir Williams et Turquoise, à partir de ce moment où le baronet s’était penché à son oreille en lui disant : écoute ? C’est ce qu’il nous est impossible de dire, au moins pour le moment.
Mais, le soir, c’est-à-dire vers sept heures, l’hôtel de la rue de la Ville-l’Évêque avait pris un air de fête discret. L’escalier était garni de fleurs, le salon éclairé comme pour un bal. Turquoise était sous les armes, c’est-à-dire qu’elle avait fait une charmante toilette, comme s’il se fût agi d’aller aux Bouffes ou au bal, à la robe décolletée près, cependant, qu’elle avait remplacée par une robe montante d’un bleu éclatant.
Pourtant Turquoise ne devait pas sortir, et elle n’attendait qu’un seul visiteur : c’était Fernand.
Elle lui avait écrit :
« Venez dîner avec moi ; vos arrêts sont levés. Je vous attends à sept heures. »
Et elle l’attendait, en effet dans le salon, coquettement assise devant son piano, sur lequel elle répétait avec une certaine facilité tous les lambeaux de valses et de polkas qu’elle avait appris jadis dans son pensionnat.
À sept heures précises elle entendit rouler une voiture dans la cour.
– Le voici, pensa-t-elle. Il est exact comme un amoureux.
Deux minutes après, Fernand parut.
Turquoise ne se leva point. Elle se contenta de tourner à demi la tête, de lui envoyer un sourire en lui tendant sa petite main.
– Bonjour, ami, dit-elle, comme si elle l’eût quitté une heure auparavant.
Il courut à elle avec l’empressement d’un écolier, saisit la main qu’elle lui tendait en souriant.
– Enfin, dit-il, enfin, je vous revois !
– Avez-vous pu croire, fou que vous êtes, que vous ne me reverriez plus, dites ?
– Que voulez-vous ! quand on aime comme je vous aime, le moindre nuage à l’horizon apparaît comme un ouragan.
– Eh bien, répondit-elle en souriant, l’orage est passé… voici le soleil. Et elle lui sourit de nouveau, en ajoutant :
– Que penseriez-vous, si je vous disais la vérité ?
– Oh ! dites.
– Eh bien, je n’ai pas quitté Paris.
– Vraiment ?
– Ni cet hôtel.
Il eut un geste d’étonnement.
– Ce matin, dit-elle, j’étais cachée au second étage, quand vous êtes venu, et, abritée derrière une persienne, je vous ai vu vous en aller à cheval.
– Et vous avez eu la cruauté de ne pas me rappeler ?
– J’ai eu cette cruauté.
– Mais pourquoi ? quel crime ai-je donc commis ? demanda-t-il d’un ton à demi suppliant.
– Caprice de femme, répondit-elle en lui tendant son front à baiser. Mais, du reste, vous êtes pardonné, acheva-t-elle. Ainsi, ne vous plaignez plus.
Fernand remarqua alors que les candélabres brûlaient sur la cheminée du salon, comme il avait remarqué déjà l’aspect de fête de tout l’hôtel.
– Est-ce que vous attendez du monde ? fit-il.
– Je donne à dîner.
– À qui ?
– Chut ! dit-elle, vous le verrez bien tout à l’heure ; qu’il vous suffise de savoir, mon ami, que le convive que je reçois ce soir est, à mes yeux, un de ces personnages pour lesquels on voudrait posséder un palais de marbre, les vins les plus exquis, les mets les plus délicats.
– Diable ! murmura Fernand, vous m’intriguez.
Le valet de chambre de Turquoise ouvrit la porte à deux battants :
– Madame est servie, dit-il.
– Votre bras, ami !
Fernand, un peu étonné qu’elle n’attendît point le convive dont elle parlait avec un tel enthousiasme, se leva et lui offrit son bras. Elle s’appuya dessus avec abandon et le conduisit dans la salle à manger, une vaste et belle pièce à meubles et boiseries de chêne clair, dont le sol était jonché d’un tapis turc, et au milieu de laquelle Fernand vit étinceler, sous la clarté rutilante des bougies, les cristaux et la vaisselle plate d’une petite table merveilleusement dressée et servie.
À son grand étonnement encore, Fernand ne vit que deux couverts.
– Mais, dit-il, ce convive…
Elle l’enveloppa de son regard et de son sourire.
– Puisque vous m’avez donné un hôtel, des gens, des voitures, n’est-il pas juste que vous jouissiez de tout cela ? Nous allons dîner en tête à tête.
La jeune femme se mit à table. Aussi demeura-t-il ébloui, murmurant : – Suis-je chez une fée ?
– Vous êtes chez vous, dit-elle.
Il est de certaines situations qui sont indescriptibles et impossibles à raconter.
Turquoise apparaissait à Fernand Rocher plus belle que l’Hébé mythologique ; elle lui versait à boire, et il buvait en la regardant. Tout ce que nous pouvons affirmer, c’est que Turquoise, tandis que Fernand se laissait gagner petit à petit par l’ivresse, conservait tout son sang-froid, approchait son verre de ses lèvres et ne le vidait pas.
Deux heures après, ils quittaient tous deux la salle à manger et entraient dans le boudoir.
Là, Fernand se laissa tomber sur un sofa, regardant Turquoise avec extase.
Mais Turquoise était devenue tout à coup sérieuse, presque triste.
– Qu’avez-vous ? lui demanda Fernand, surpris de cette tristesse.
– Moi ? fit-elle ; mais absolument rien, mon ami.
– Vous êtes triste…
– Peut-être le bonheur l’est-il !…
Et Turquoise soupira.
– Ah ! dit Fernand, vous me cachez quelque chose, j’en suis sûr.
Turquoise baissa la tête et se tut.
– Jenny, s’écria le jeune fou en s’agenouillant devant elle, vous pleurez !…
En effet, une larme perlait au bout de ses cils.
Elle détourna la tête.
– Vous vous trompez, dit-elle, je n’ai rien… rien absolument.
– Oh ! murmura Fernand, vous êtes triste, vous soupirez, vous pleurez, et je ne puis pas savoir… Mais, fit-il avec une animation croissante, je ne suis donc pas votre ami, je n’ai donc plus le droit de connaître la cause de vos douleurs ? Mais vous ne savez donc pas que je donnerais ma vie pour vous ?
Turquoise fondit en larmes.
– Vous ne pouvez rien, dit-elle.
– Je ne… puis… rien ?
– Non !
– Mais enfin, qu’avez-vous ?… Pourquoi pleurer ?
– Non, reprit-elle ; car si je vous confiais le tourment qui me dévore, vous voudriez savoir plus encore que je ne puis vous dire. Oh ! non, non, c’est impossible !
Fernand était à genoux, il tenait dans ses mains les mains de la jeune femme et les pressait tendrement.
– Jenny, murmura-t-il, permettez-moi une seule question…
Elle fit de la tête un signe affirmatif.
– Vous souffrez, n’est-ce pas ?
– Oh ! oui…
– Puis-je soulager votre douleur ?
– Peut-être…
– Eh bien, alors, dites-moi simplement ce que je dois faire, et je le ferai sans demander aucune explication.
– Vous me le jurez, fit-elle.
– Je vous le jure.
Elle laissa échapper un cri de joie et murmura :
– Oh ! tu es noble et bon, mon Fernand. Et je t’aimerai toute ma vie, je le sens bien.
Elle parut hésiter encore.
– Voyons, interrogea Fernand, que dois-je faire ? Parlez !…
– Tenez, dit-elle enfin et comme faisant un effort sur elle-même pour vaincre une dernière et suprême répugnance, si ce n’était qu’il y va de la vie et de l’honneur d’une personne que j’aime presque autant que vous… ah ! je n’oserai jamais !…
– Osez, dit Fernand.
– Eh bien, fit-elle vivement et comme si chacune de ses paroles eût, en passant, brûlé ses lèvres, il y a à Paris, près d’ici, un homme qui tient à moi par les liens du sang, un homme qui est presque mon père, et que j’aime comme tel, qui se brûlera la cervelle demain si vous ne le sauvez…
Fernand lui tendit la main.
– Petite folle ! dit-il ; et c’est pour une semblable misère que tu pleures ? pour de l’argent ? Voyons ! combien faut-il pour sauver cet homme ?
– Une somme énorme… balbutia-t-elle.
– Mais encore ?
Turquoise poussa un gémissement lamentable.
– Cinquante mille francs ! dit-elle.
Fernand se prit à rire d’un rire aviné.
– Mais c’est moins que rien ! dit-il… Je vais te donner un bon sur mon banquier.
Elle secoua la tête.
– Non, dit-elle, ce n’est pas cela.
– Comment ! tu ne veux pas cinquante mille francs ?
– Si, fit-elle d’un geste.
– Eh bien, donne-moi une plume…
– Vous m’avez juré de ne pas m’interroger, n’est-ce pas ?
– Je renouvelle mon serment.
– Alors, écoutez. Ce n’est pas un bon de cinquante mille francs que je veux.
– Qu’est-ce donc ?
– C’est l’acceptation pure et simple de lettres de change dont le total équivaut à cette somme…
– Mais…
– Ne me demandez pas pourquoi, je ne puis vous le dire.
– Eh bien, où sont ces titres ?
– Je vais les chercher… attendez-moi deux secondes…
Elle lui adressa un sourire qui acheva de lui faire perdre le peu de raison qui lui restait, et s’esquiva du boudoir dans le salon, fermant soigneusement la porte après elle.
Le salon n’était plus éclairé comme avant le dîner. On avait éteint les bougies, les candélabres, le lustre, et le reflet seul du foyer jetait une lueur indécise sur les objets environnants. Au coin de la cheminée, un homme était assis, enveloppé dans un ample manteau, le front couvert d’un chapeau qui lui descendait jusque sur les yeux et dans lequel, vu la demi-obscurité qui régnait autour de lui, on aurait difficilement reconnu sir Williams.
Turquoise lui posa la main sur les épaules, se pencha sur lui et lui dit à l’oreille : – Donnez les lettres, il est prêt à tout.
Le misérable ouvrit son portefeuille et remit les cinq feuilles de papier timbré qui avaient été remplies dans toutes les règles.
– Voilà, dit-il. Quand tu tiendras la dernière signature, tu me rapporteras tout cela.
– Bien. Après ?
– Dame ! après, tu le rejoindras pour jouer l’autre comédie que tu sais.
– Dites la tragédie, murmura Turquoise dont la voix se prit à trembler.
– Ah ! ah ! dit Andréa ricanant à voix basse, ce sera curieux à entendre tout à l’heure la lutte nocturne de ces deux hommes qui vont s’égorger à coups de couteau. Léon est un hercule ; si mon petit Cambolh lui a fait sa leçon, il aura tué Fernand en dix secondes.
– Mon Dieu ! murmura Turquoise, mais que vais-je devenir pendant ce temps-là ?
– D’abord tu te réfugieras dans le cabinet de toilette.
– Mais après… il me tuera !
– Non, car on arrivera à ton secours.
– Mais les conséquences ?
– Eh bien, on va t’arrêter, tu seras interrogée, il sera prouvé clair comme le jour que deux hommes se sont égorgés chez toi par jalousie, voilà tout. Ta réputation en souffrira, mais on te relâchera et tu deviendras à la mode pour les imbéciles ou les excentriques.
– Ah ! murmura Turquoise, c’est horrible ! je ne veux pas.
– Allons donc ! tu sais bien que tu n’as pas à choisir… répondit-il froidement.
Turquoise se tut ; elle avait la conviction profonde que sir Williams la tuerait, si elle n’était point jusqu’au bout son instrument passif. Elle prit les lettres de change et reparut dans le boudoir où Fernand attendait. Fernand était à peu près gris ; tout tournait autour de lui, et, bien que le boudoir fût éclairé par une seule bougie, il croyait en voir une douzaine.
Du reste, en prévision de l’horrible drame préparé par l’infâme Andréa, il n’y avait pas de feu dans le boudoir ; de telle façon que, si on venait à souffler cette unique bougie, la pièce tout entière se trouverait dans les ténèbres.
Turquoise étala les cinq lettres de change sur une table, mit une plume dans les mains de Fernand, et lui fit écrire cinq fois son nom précédé de ce terrible mot qui constitue la lettre de change et expose le débiteur à toutes les rigueurs de la prison pour dettes : Accepté pour.
Fernand, qui voyait les murs, les tableaux, les bougies tourner autour de lui, eut même toutes les peines du monde à écrire lisiblement, mais enfin il écrivit.
Turquoise lui pressa la main.
– Merci pour lui que tu sauves, murmura-t-elle.
Elle s’empara des cinq lettres, retourna dans le salon et les tendit à sir Williams, qui les prit et les plia soigneusement.
– Très bien, dit-il. Maintenant retourne à ton poste, l’homme au couteau va venir.
Turquoise repassa dans le boudoir, et Andréa tira son portefeuille pour y mettre les lettres de change. Mais il tressaillit soudain : il avait cru entendre derrière lui comme la respiration d’un être humain. Il se retourna…
Le feu mourant ne jetait plus qu’une lueur indécise sur les objets environnants ; mais le misérable aperçu cependant, à deux pas de lui, une ombre immobile, et du sommet de cette ombre, il vit jaillir deux points lumineux, étincelant dans l’obscurité comme les yeux d’un tigre…
Un sauveur arrivait-il donc au malheureux Fernand Rocher ?