XCII
En effet, et malgré l’heure avancée pour la campagne, madame la comtesse Jeanne de Kergaz n’était point couchée encore. Assise devant un métier à broder, elle travaillait… ou plutôt elle rêvait. Momentanément séparée de son cher Armand, la jeune femme, en rentrant chez elle et s’y retrouvant seule, s’était sentie toute triste. C’était la première fois, depuis quatre années que durait son bonheur, qu’elle allait se trouver seule pendant une longue soirée. Cependant Armand s’absentait pour un motif légitime, et la lettre affectueuse et charmante qu’il lui avait écrite n’était-elle pas de nature à faire prendre patience à sa femme ?
Elle se répéta tout cela ; elle se dit même qu’il était onze heures passées, que sûrement Armand reviendrait au point du jour dans sa voiture ; que quelques heures à peine la séparaient du moment où elle le reverrait… Et malgré tout, elle ne put bannir une vague et anxieuse inquiétude.
Qu’avait-elle à craindre pourtant ? Elle était sous la sauvegarde de domestiques dévoués ; Andréa, ce frère dont le repentir avait fait un saint, était dans la maison… Et Jeanne avait foi, désormais, en l’homme qui, jadis, l’avait outragée si cruellement.
Son esprit alarmé, et cherchant en vain la cause de ses alarmes, se reporta tout à coup vers le marquis don Inigo de los Montes. À cette pensée, à cette image qui sembla se dessiner claire et nette dans son imagination troublée, madame de Kergaz tressaillit.
Pourquoi et comment expliquer cette singulière appréhension, si ce n’est que la femme la plus pure, la plus chastement naïve sera toujours d’une extrême clairvoyance à l’endroit des attaques qui seront dirigées contre son cœur ? Elle saura le prix d’un regard, d’un soupir, d’un sourire ; elle pressentira le sens mystérieux d’un tressaillement… Le marquis n’avait pas dit un mot ou laissé échapper un geste qui pût blesser ou simplement effaroucher madame de Kergaz ; et pourtant Jeanne avait deviné que, peu soucieux des devoirs que lui avait imposé le cordial et chaleureux accueil de son mari, cet homme avait l’audace de l’aimer… Bien plus, elle en avait peur. Elle devinait instinctivement que cet étranger, au teint olivâtre, aux cheveux d’un noir de jais, dont toute la personne avait comme un cachet de fatalité sombre, serait capable de tout, même d’un crime, à l’heure où il obéirait à quelque passion fanatique. Malgré elle, Jeanne frissonnait en songeant au marquis…
Que pouvait-elle faire cependant ? Pouvait-elle dire à Armand : « Ne recevez plus ce jeune homme… j’ai deviné sa pensée. » C’était inadmissible, monstrueux, impossible, car c’eût été dire à son mari : « J’ai peur de moi autant que de lui… et je vous avoue ma faiblesse. » Et puis, qui sait ? elle se trompait peut-être…
Cependant, ce soir-là, quelque effort qu’elle tentât, Jeanne vit sa pensée assaillie par le souvenir du Brésilien. Pourtant, il n’était pas venu… pourtant, il ne viendrait pas… car il était onze heures passées, une heure où tout le monde est couché, à la campagne, une heure où une femme comme la comtesse de Kergaz ne saurait recevoir personne en l’absence de son mari. Jeanne se dit qu’elle était folle, et, quittant son ouvrage commencé, elle s’approcha de la croisée. Elle espérait reposer son front, un peu alourdi par cette inquiétude vague qui la tourmentait, à la fraîcheur de l’air de nuit… Mais le vent était orageux, le ciel pesant. Un vent brûlant courbait les grands arbres du jardin et leur arrachait des craquements lugubres. Une large goutte de pluie tomba sur la main de Jeanne. Un moment elle songea à fermer sa croisée ; mais elle était femme et curieuse, c’est-à-dire téméraire… Elle ne voulut pas avoir peur de l’orage, elle éprouva comme une sorte d’impatience de voir les premiers éclairs sillonner la voûte noire et plombée du ciel.
Elle se remit à sa broderie et se prit à songer à Armand. Elle le suivit, en pensée, dans ce bal de petits bourgeois, où il aurait été précédé sans doute par son renom de bienfaisance et de vertu ; elle le vit le point de mire de tous les regards, fêté, admiré, béni par tous, et elle se sentit fière de son noble et bien-aimé Armand… Et pendant quelques minutes elle oublia sa solitude, son isolement, le temps qui passait, et elle s’identifia si bien avec son époux, qu’elle crut être avec lui, son bras posé sur son bras. Mais un bruit la fit tressaillir et l’arracha à son rêve. Il lui semblait qu’elle avait entendu des pas dans le jardin. Jeanne retourna à la croisée, se pencha en dehors et écouta. Les ténèbres étaient opaques. On n’entendait d’autre bruit que celui des arbres craquant sous les souffles avant-coureurs de l’orage.
– C’est le vent, pensa Jeanne. Je suis folle avec mes terreurs.
Elle prit sur une étagère un livre de piété et l’ouvrit. Quelques minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles elle essaya de se réfugier en Dieu tout entière… mais elle tressaillit de nouveau… Cette fois, elle croyait bien avoir entendu craquer des pas sur le sable des allées.
Elle retourna à la croisée… Toujours même obscurité, même silence.
Alors la jeune femme se moqua d’elle-même en se traitant de visionnaire, et, pour se donner du courage, elle prit un flambeau et passa dans la pièce voisine, où dormait son enfant… Le petit Armand sommeillait paisiblement. Jeanne s’arrêta quelques instants à le contempler, muette, anxieuse, souriante, ayant peur qu’un souffle ne lui échappât trop bruyant et ne vînt à l’éveiller. Puis elle se pencha sur lui avec une délicatesse, une légèreté infinies, effleura d’un baiser les boucles blondes de sa chevelure, et s’en alla, sur la pointe du pied, jusque dans le boudoir… Mais soudain elle recula d’un pas, comme frappée de stupeur, l’œil attaché avec épouvante vers la croisée, qu’encadrait le feuillage touffu du tilleul indiqué par sir Williams à Rocambole, et au milieu duquel la comtesse de Kergaz crut apercevoir deux points lumineux, deux yeux étincelants et dirigés vers elle.
Le baronet Andréa, en homme qui a longtemps exploité ce sentiment humain si banal, si vulgaire, qu’on nomme la peur, savait par expérience que les grands effrois sont muets et ne se traduisent d’ordinaire que par une sorte de prostration, de complète paralysie des sens. En indiquant au prétendu Brésilien l’escalade de l’arbre, sir Williams avait calculé que la terreur de Jeanne, en voyant entrer chez elle un homme par la fenêtre, serait telle qu’elle ne pourrait jeter un cri.
Sir Williams ne s’était point trompé. Jeanne demeura muette, l’œil attaché sur ces deux points lumineux… Sa gorge crispée ne trouva aucun son ; son bras raidi refusa de s’étendre vers un cordon de sonnette… Elle recula d’un pas, puis d’un autre, et se trouva adossée au mur.
En ce moment, les deux points lumineux changèrent de place, une ombre s’agita dans le feuillage… Puis cette ombre bondit…
Et Jeanne de Kergaz, frissonnante, glacée d’horreur, vit tomber devant elle un homme qui s’était lancé, avec la légèreté d’un tigre, des dernières branches du tilleul sur le parquet de sa chambre. Cet homme, elle le reconnut, et tout son sang se figea alors dans ses veines… C’était le marquis don Inigo de los Montes.
* *
*
Il est de ces effrois, de ces stupeurs suprêmes que la plume est impuissante à décrire. En se voyant en présence de l’être qu’elle redoutait instinctivement, de cet étranger qui osait pénétrer chez elle par la fenêtre, au milieu de la nuit, madame de Kergaz fut saisie d’une épouvante voisine du délire, et elle se demanda si elle n’était point le jouet d’un cauchemar.
Mais le bandit avait l’audace de son rôle ; il osa la saluer et lui dire :
– Pardonnez-moi, madame, le périlleux chemin que j’ai pris pour arriver jusqu’à vous, et veuillez me permettre quelques mots qui expliqueront, je l’espère, mon étrange conduite.
Le marquis s’exprimait avec calme, et sa voix était si naturelle, si régulièrement timbrée, que madame de Kergaz se demanda si, en effet, quelque motif impérieux, mais qu’il allait expliquer sur-le-champ, ne l’avait point contraint à prendre cette voie.
Et elle le regardait, toujours stupéfaite, toujours muette, et n’ayant plus la force d’appeler au secours.
– Madame la comtesse, reprit don Inigo appuyant la main sur son cœur, je suis gentilhomme et sais le respect qui vous est dû. Ne me condamnez donc point sans m’entendre…
Et il demeura à distance, tête nue, dans une attitude respectueuse et suppliante qui calma un peu l’effroi de la jeune femme.
– Madame la comtesse, poursuivit-il, si je me suis introduit chez vous, au milieu de la nuit, comme un voleur, c’est qu’un motif impérieux et sans réplique, une nécessité fatale et indomptable m’y poussaient. Permettez-moi de m’expliquer, et, je vous le demande à genoux, au nom de ce qu’il y a de plus sacré à vos yeux, n’appelez pas, ne me faites pas chasser avant de m’avoir entendu.
La voix de don Inigo était si suppliante et si respectueuse, que Jeanne, retrouvant enfin l’usage de ses membres, sinon celui de sa voix, laissa échapper un geste qui signifiait :
– Parlez…
Don Inigo reprit :
– Ce que j’avais à vous dire, madame, est un secret de telle nature, que ni votre mari, ni vos gens, ni personne au monde ne le peut entendre que vous.
Et comme une sorte d’étonnement semblait, pour madame de Kergaz, succéder à son effroi de tout à l’heure :
– Venir ici avec le comte, poursuivit le Brésilien, était donc impossible… Venir sans lui, me faire annoncer par vos gens, c’était vous compromettre odieusement… Et pourtant… il appuya la main sur son cœur… pourtant, acheva-t-il avec tristesse, ce secret était là, et il m’étouffait.
Madame de Kergaz tressaillit et crut deviner.
– Monsieur… dit-elle avec fierté, et recouvrant enfin sa voix.
– Oh ! fit don Inigo avec chaleur, écoutez-moi un seul moment. Et il se mit à genoux…
Madame de Kergaz n’eut pas la force d’appeler. Elle demeura debout, sans voix, sans respiration. On eût dit un condamné qui attend la lecture de sa sentence.
– Madame la comtesse, reprit don Inigo, toujours respectueux mais ferme, je suis né dans ces chaudes contrées où l’homme, roi de la nature, ne s’irrite des obstacles que pour les vaincre, où l’impossible possède un véritable attrait.
Jeanne écoutait frémissante et ne voulait pas deviner où il en voulait venir.
– Je suis venu à Paris, poursuivit-il, poussé par une force inconnue, attiré vers un but mystérieux et qu’il m’était impossible de deviner. J’ai vingt-cinq ans, je jouis d’une fortune fabuleuse, je suis le roi souverain de vastes solitudes où hommes et troupeaux m’appartiennent… C’est vous dire que fortune et isolement me pesaient, et que je venais à Paris y chercher une compagne de mon choix, une femme dont je serais l’esclave et dont je ferais ma reine.
La comtesse se méprit ou espéra du moins se méprendre à ces paroles. Elle crut que don Inigo songeait à se marier et qu’il venait s’ouvrir à elle et demander son appui.
– Cette femme, continua-t-il, inconnue et cependant adorée, il y a huit jours, je l’ai trouvée enfin.
Il s’arrêta, et son front se couvrit d’une vive rougeur.
La comtesse attendait avec anxiété.
Il reprit :
– Cette femme, je l’ai trouvée. Ah ! fit-il avec amertume, je sais bien que des obstacles s’élèvent entre nous, que le monde et ses préjugés ont creusé entre elle et moi de profonds abîmes ; mais qu’importe ! j’ai dans mon cœur des trésors de tendresse pour les combler. J’ai foi en mon amour, foi en mon étoile…
Jeanne se reprit à trembler. Elle songea qu’elle était seule… seule en cette villa presque déserte, seule loin de Paris, loin de son cher Armand, ce protecteur du ciel, seule en présence de ce fou qui parlait avec témérité de quelque amour étrange et impossible.
– Cette femme que j’aime, continua don Inigo avec exaltation, cette femme de qui me séparent les lois et les préjugés du monde, j’ai juré de la conquérir et de la faire mienne… je me suis juré de l’emmener sous le ciel éternellement bleu de mon pays, au milieu de nos vastes solitudes, plus belles et plus enviables que vos cités d’Europe… de lui donner un peuple d’esclaves, de passer moi-même ma vie tout entière à ses genoux.
Ce langage insensé finit par arracher la comtesse à sa torpeur morale. D’un geste, elle imposa silence au marquis don Inigo.
– Monsieur, lui dit-elle, était-ce donc pour me dire ces choses… insensées…
– Insensées, soit, dit-il, mais vraies… mais sincères… mais parties du cœur…
Et il la regarda avec audace.
– Monsieur, dit la comtesse avec une froide dignité, vous oubliez certainement qui je suis…
– Hélas ! non, madame.
– Vous oubliez que M. de Kergaz, mon mari, continua Jeanne, vous a ouvert sa maison…
– Non, je ne l’oublie point…
Et sa voix était ferme et nuancée d’une odieuse infamie.
– Madame, interrompit-il brusquement, vous avez deviné de quelle femme je voulais vous parler tout à l’heure ? s’écria-t-il en fléchissant un genou : celle que j’aime, celle que je me suis juré de conquérir, cet être adoré entre lequel et moi je supprimerai, je renverserai tous les obstacles ; cette femme, c’est vous !…
Et il se releva, fit un pas vers elle, voulut prendre ses mains et y poser ses lèvres perfides.
Jeanne recula, poussa un cri terrible, et dit d’une voix affolée : – À moi, Armand ! à moi !…
– Il n’est pas ici, ricana le misérable, il est loin… et vous…
Il n’acheva pas… Une porte s’ouvrit, un homme apparut subitement, le visage étincelant de courroux, et frappant d’un soufflet la joue de l’audacieux coupable.
– Infâme ! exclama-t-il d’une voix tonnante.