LIII
La marquise sonna précipitamment et demanda sa voiture.
Elle était sortie le matin, ne s’était point déshabillée en rentrant, et se trouvait par conséquent en toilette de ville.
Enveloppée dans un grand châle, madame Van-Hop se jeta dans un coupé et dit au valet de pied :
– Rue de la Pépinière, 40. Très vite !
Lorsque la marquise arriva, le rideau se levait sur une nouvelle comédie du baronet sir Williams, l’invisible improvisateur de tous ces drames que nous racontons et qui s’enchevêtrent si merveilleusement. Tout était préparé au pavillon du jardin dans la prévision de la visite prochaine que la marquise ferait sans nul doute à sa malheureuse amie.
Au bas de l’escalier, madame Van-Hop, qui avait traversé le jardin avec un horrible battement de cœur, tant elle redoutait que Chérubin ne fût à sa fenêtre et ne l’aperçut ; madame Van-Hop, disons-nous, trouva au bas de l’escalier le sieur Venture, qui avait la physionomie funèbre d’un domestique de bonne maison dont le maître va mourir, et qui craint d’avoir été oublié sur le testament, à l’article des rentes viagères. La femme de chambre de madame Malassis, qui se nommait Fanny, et que Baccarat eût reconnue, peut-être, pour son ancienne camériste, celle-là même qui l’avait conduite à la maison des fous, pleurait sur le seuil de la chambre à coucher, dont la porte était entrouverte.
La marquise entra, fit deux pas vers le lit et s’arrêta muette et pâle.
Madame Malassis était couchée et roulait autour d’elle des yeux hagards, brillants de fièvre et de délire. Elle regardait fixement la marquise et ne semblait pas la reconnaître.
Madame Van-Hop domina son émotion et alla vers le lit, la main tendue.
– C’est moi, c’est moi, chère amie, dit-elle.
Madame Malassis continua à la regarder et ne répondit pas.
La marquise s’assit au chevet et prit la main de la malade. Cette main lui parut brûlante.
Fanny pleurait toujours.
Alors la marquise se tourna vers Venture, qui l’avait suivie.
– Qu’est-il donc arrivé, mon Dieu ? lui demanda-t-elle.
– Oh ! répondit Venture tristement, c’est toute une histoire.
Et il parut hésiter.
– Parlez, dit la marquise d’un ton impérieux.
– Madame était fort bien il y a deux heures environ, reprit Venture ; elle était sortie à midi, après son déjeuner, et elle venait de rentrer.
– Après ? fit la marquise avec impatience.
– Elle venait de s’asseoir là, continua Venture, devant le feu, et je crois qu’elle allait prendre un livre, celui que vous voyez là, lorsque je lui ai apporté une lettre arrivée par la petite poste. Elle a pris cette lettre, et j’ai remarqué qu’elle était fort émue en reconnaissant l’écriture de la lettre ; elle l’a ouverte en tremblant.
– Et puis ?
– Puis elle a lu les premières lignes et a poussé un cri. En même temps Fanny et moi, car nous étions là tous deux, nous l’avons vue s’affaisser sur elle-même. Elle a jeté un second cri plus faible que le premier, a prononcé votre nom, ce qui nous a donné l’idée d’envoyer chercher madame, et elle s’est évanouie.
– De qui était cette lettre ?
– Je ne sais pas.
– Où est-elle ?
– Madame l’avait laissée tomber dans le feu.
– Après, après ? interrogea vivement la marquise.
– Fanny a perdu la tête. Moi, j’ai couru chez le concierge et l’ai envoyé chercher un médecin.
– Est-il venu, ce médecin ?
– Oui, madame.
– Pourquoi est-il parti ?
– Parce qu’il courait au chevet d’un moribond, nous a-t-il dit ; mais il va revenir à cinq heures.
La marquise regarda la pendule. Il était cinq heures moins dix minutes.
– Eh bien, qu’a-t-il dit ? qu’a-t-il ordonné ?
– Il s’est empressé de saigner madame et de la faire mettre au lit. Il ne paraissait point rassuré du tout et a prétendu que c’était une congestion cérébrale, et que madame pouvait fort bien en mourir.
– Mon Dieu ! s’écria la marquise avec effroi.
Madame Malassis la regardait toujours fixement avec ses yeux hagards brillant de folie. La veuve était rouge, violacée, et son visage, en effet, accusait tous les symptômes de l’apoplexie.
Une cloche se fit entendre à l’entrée du pavillon. Cette cloche était celle du concierge, qui avertissait les gens de madame Malassis de l’arrivée d’un visiteur.
– Voici le médecin, sans doute, dit maître Venture.
C’était, en effet, un petit homme chauve, obèse, portant des conserves, vêtu de noir, cravaté de blanc ; le même qui avait soigné Fernand Rocher chez Turquoise, et qui, dans la première partie de notre histoire, s’était offert aux yeux de Baccarat revenant de son évanouissement.
Le petit homme chauve salua la marquise jusqu’à terre, s’approcha de la malade et la considéra avec attention.
– Grave… très grave ! murmura-t-il entre ses dents en lui tâtant le pouls.
On a remarqué, soit dit en passant, que les médecins tâtent invariablement le pouls de leurs malades. Pourquoi ?
– Monsieur, dit vivement la marquise, je suis une amie de madame Malassis, presque sa sœur… vous pouvez tout me dire.
Le médecin salua la marquise, prit son attitude la plus doctorale et répondit d’un ton nasillard :
– Il y a deux heures, madame, je sortais de chez moi appelé chez un malade à toute extrémité, lorsqu’on est venu me supplier de passer ici. C’était mon chemin. Je suis monté à la hâte, j’ai trouvé cette dame que voilà étendue sur le parquet, évanouie, et j’ai pu constater sur-le-champ qu’elle venait d’être frappée d’une attaque d’apoplexie foudroyante, déterminée par une émotion violente et subite…
Le médecin avait prononcé ces mots d’un ton uniformément pédantesque, assez semblable à celui d’un écolier qui récite une leçon.
– Après, monsieur, après ? insista la marquise.
– J’ai saigné cette dame, poursuivit le chauve docteur, et j’ai pu constater que si le hasard eût fait qu’on ne m’eût pas trouvé ; que si aucun de mes confrères n’était arrivé à temps, tout était perdu…
La marquise frissonna.
– Cinq minutes de plus, acheva le docteur, et cette dame était morte…
– Mais enfin, monsieur… à présent… elle est hors de danger… n’est-ce pas ?
– Pas encore…
– Mon Dieu !
– Je crois cependant que nous la sauverons, reprit le docteur, mais je n’oserais répondre de sa raison… Voyez ce regard fixe, hébété… Je crains que madame n’ait ressenti une de ces émotions terribles qui bouleversent l’existence tout entière… On m’a parlé d’une lettre…
– Elle est brûlée, monsieur…
– Vous ne connaissez aucun chagrin à cette dame ?
– Aucun.
– Aucun… attachement ?
– Non, monsieur, murmura-t-elle, un peu troublée de cette question.
– Tout dépendra de la nuit, reprit l’homme de la science en se dirigeant vers une table, sur laquelle il prépara une potion. Si la fixité du regard cesse, si la fièvre diminue, si la malade retrouve la parole et finit par dormir un peu, nous n’aurons plus rien à craindre…
– Je passerai la nuit ici, monsieur, dit spontanément la marquise.
Et elle écrivit ce billet à la hâte :
« Mon ami,
« Je suis chez madame Malassis. La pauvre femme est très malade ; si malade, que je crois devoir ne la point quitter.
« Votre Pepa. »
Elle plia ce billet, le cacheta et dit à Venture :
– Faites porter cela à mon mari. Je resterai ici.
– Parbleu ! grommela Venture en sortant pour exécuter l’ordre de la marquise, tout va pour le mieux, et chacun joue son rôle à ravir. Le médecin est un amour de docteur, la veuve, une apoplectique du plus grand mérite, et, quant à moi, il me semble que je sers M. Chérubin en conscience.
Le faux docteur, pendant ce temps, continuait à causer avec la marquise sur la maladie, et jouait si merveilleusement son rôle, que, dix minutes après, il laissait madame Van-Hop convaincue que madame Malassis se trouvait dans une situation des plus graves, et qu’il était urgent de ne la point laisser seule une minute.
En même temps, et comme six heures sonnaient, maître Venture, en intendant bien appris, apportait à la belle garde-malade un potage, une aile de volaille et quelques menues friandises, le tout placé sur une petite table qu’il roulait devant lui.
– Puisque madame la marquise, dit-il, passe la nuit ici, je me suis permis de lui faire préparer à dîner.
La marquise remercia d’un geste, avala quelques cuillerées du potage et ne toucha point à autre chose. Elle était trop émue pour avoir faim.
Deux heures s’écoulèrent…
Madame Van-Hop, qui ne quittait pas le chevet de son amie, remarqua bientôt que le regard de la malade était moins fixe ; puis elle entendit, en tressaillant, sortir de sa gorge crispée quelques paroles incohérentes, mais qui déjà dénotaient un mieux sensible.
Madame Malassis jouait son rôle à ravir. Elle parut même, à un certain moment, reconnaître la marquise, et comme celle-ci tenait sa main dans la sienne, elle la pressa affectueusement. Le cœur de la noble femme tressaillit de joie ; elle pensa que la malade était sauvée.
Bientôt la veuve tourna brusquement le visage vers la ruelle du lit. Puis elle ferma les yeux et parut s’assoupir.
Alors madame Van-Hop renvoya les domestiques, c’est-à-dire Fanny et maître Venture, leur annonçant qu’elle passerait la nuit au chevet de madame Malassis, et sonnerait si par hasard elle avait besoin d’eux.
Venture et Fanny se retirèrent.
Quelques instants après, madame Van-Hop entendit le bruit d’une respiration égale, calme, et qui attestait que la malade dormait. Elle se leva doucement, alla prendre un livre sur une étagère et revint s’asseoir auprès du feu. Il était alors environ dix heures.
Un profond silence régnait dans la chambre à coucher, dans le pavillon et le jardin qui l’entourait. On eût pu se croire en province, dans quelque village où le couvre-feu sonne à neuf heures. Le silence et cet isolement exercèrent bientôt une influence singulière sur la marquise.
La pauvre femme s’était oubliée elle-même tant qu’elle avait eu autour d’elle du bruit, du mouvement, et sous ses yeux cette femme, qui paraissait en proie à un mal des plus sérieux.
Mais madame Malassis assoupie et dormant enfin, les domestiques partis, la marquise s’était prise à songer. Elle s’était dit qu’à quelques pas de distance, de l’autre côté du jardin, il y avait un homme qu’elle aimait dans le silence et le mystère de son cœur, un homme pour lequel elle avait souffert mille morts dans l’espace de la nuit.
Cet homme était chez lui sans doute.
Cette pensée donna le frisson à madame Van-Hop et lui fit subir une tentation à laquelle elle essaya vainement de résister.
Elle savait que Chérubin habitait le troisième étage de la maison, que ses fenêtres donnaient sur le jardin.
Madame Malassis avait eu soin, les jours précédents, de lui donner ces détails, que bien certainement la vertueuse femme n’aurait jamais osé lui demander.
La marquise éprouva la tentation de voir si les croisées de Chérubin étaient éclairées. Elle se leva et se dirigea vers la fenêtre. Venture avait négligé de fermer les persiennes, et l’œil de madame Van-Hop put plonger au-dehors.
La nuit était obscure, le jardin enveloppé de ténèbres, et la maison sur la façade de laquelle la marquise semblait chercher un indice de la présence de Chérubin lui apparaissait comme une masse plus noire et sombre du ciel, bien que quelques lumières brillassent çà et là au rez-de-chaussée et aux étages supérieurs.
Le troisième étage seul ne laissait filtrer aucune clarté.
– Il n’y est pas, pensa la marquise.
Et elle éprouva comme une douleur secrète, comme un mystérieux dépit de cette absence.
Il n’était pas chez lui. C’est-à-dire que cet homme qui était mourant quelques jours auparavant, cet homme qu’elle avait craint de voir succomber, et qui, elle l’avait cru du moins, expirerait en balbutiant son nom, cet homme était déjà si bien rétabli qu’il pouvait sortir à pied, donnant le bras à son adversaire, passer ses soirées dehors dans quelque club, peut-être au milieu de jeunes fous et de femmes légères.
– Et voilà l’homme que j’aurais pu aimer ! pensa encore la marquise sans écouter les tressaillements de son cœur, qui semblaient lui dire que l’heure du péril n’était point passée encore.
Mais tout à coup un point lumineux apparut au troisième étage. Une fenêtre s’illumina.
La marquise éprouva une violente et subite émotion. Sans doute M. Oscar de Verny rentrait.
Et cette femme qui s’applaudissait naïvement tout à l’heure de n’avoir point aimé le séducteur, – cette pauvre âme qui se mentait à elle-même et se croyait guérie, comme certains malades la veille de leur mort, – attacha un regard ardent et fixe sur ce point lumineux, brillant pour elle comme l’étoile polaire pour les marins près de faire naufrage, – et toute sa vie passa dans son regard.
Le point lumineux changea de place. Il disparut d’une croisée pour reparaître à la croisée voisine. L’œil de la marquise le suivit avec obstination.
Ce pouvait fort bien, cependant, n’être pas Chérubin, mais simplement son domestique, rentrant pour attendre son maître…
Mais le cœur de la marquise battait si fort !…
Elle ne put s’empêcher de faire ce bizarre rapprochement :
L’homme qu’elle aimait n’était qu’à quelques mètres d’elle. S’il eût parlé et que sa croisée se fût ouverte, le bruit de sa voix serait arrivé jusqu’à elle à travers les arbres et le silence du jardin. Et pourtant, elle et lui étaient à jamais séparés ! Il y avait, entre elle et lui, un monde tout entier, résumé en un seul mot : le devoir ! C’était là une pensée à rendre folle.
Combien de temps demeura-t-elle l’œil rivé à cette croisée, cherchant à deviner ce qu’il faisait, à quelle occupation il se livrait, à qui il songeait ? Elle n’aurait pu le dire.
Soudain la lumière parut se mouvoir de nouveau, disparaître d’une croisée pour reparaître à une autre. Puis elle s’éteignit. Le troisième étage était rentré dans l’ombre.
Chérubin ressortait-il ?
La marquise se posa cette question, facile, du reste, à résoudre, car la porte d’entrée de la maison rendait un bruit sourd et retentissant qui parvenait jusqu’au pavillon chaque fois qu’elle s’ouvrait ou se refermait.
Madame Van-Hop attendit, anxieuse, pendant quelques minutes, et la porte ne rendit aucun son.
Mais tout à coup… oh ! le cœur de la marquise se prit à battre comme si elle eût été emportée au bord d’un précipice par un cheval fougueux ; tout à coup, il lui sembla qu’une ombre se mouvait dans le jardin… que cette ombre se dirigeait vers le pavillon… Puis elle entendit les feuilles mortes, dont les bises d’hiver avaient jonché les allées, crier sous un pas léger et rapide.
Était-ce donc Chérubin qui osait venir jusqu’à elle ?
Cette pensée, qui pétrifia la marquise, était cependant d’une témérité folle.
Comment supposer, en effet, que, vers dix ou onze heures du soir, un jeune homme oserait faire une visite à une femme dont le veuvage rendait la position plus délicate encore…
Et pourtant la marquise ne pouvait admettre que ce fût pour elle que Chérubin venait au pavillon… Comment aurait-il su qu’elle y était ?
Cette dernière hypothèse devenant pour elle inadmissible, la marquise éprouva une horrible angoisse…
Une angoisse qu’elle ne put s’expliquer et qui n’était autre qu’un sentiment de jalousie… Pourquoi Chérubin venait-il, au milieu de la nuit, chez madame Malassis ?
La marquise se souvint de la terrible et douloureuse agitation dans laquelle elle avait vu madame Malassis, le jour où Chérubin avait été blessé…
Et son cœur qui, une minute auparavant, tressaillait dans sa poitrine, cessa tout à coup de battre, comme si elle eût subitement passé de vie à trépas.
L’ombre marchait toujours et venait d’atteindre le seuil du pavillon.
La marquise espéra qu’elle s’arrêterait. Mais la porte du pavillon était entrouverte comme pour un rendez-vous, et la marquise entendit résonner dans l’escalier ces pas assourdis qui, tout à l’heure, faisaient crier le sable et les feuilles mortes du jardin.
Madame Van-Hop crut qu’elle allait mourir.