LXVIII

Nous connaissons assez sir Williams pour savoir qu’il était brave. Il l’avait prouvé en maintes circonstances, et il jouissait même aux heures critiques d’un très grand sang-froid. Cependant, l’aspect de cette ombre immobile, le rayonnement de ces deux points lumineux produisirent une terrible impression sur lui. Involontairement il recula.

Alors l’ombre s’avança à son tour. Sir Williams recula et toujours l’ombre continua à marcher.

Le mur était derrière lui, et il ne pouvait aller plus loin. Alors l’ombre fit un pas encore, et sir Williams entendit le bruit léger d’une respiration, et sentit un souffle sur son visage.

– Qui êtes-vous ? qu’est-ce ? demanda-t-il, ne pouvant se défendre d’un effroi subit, lui qui ne tremblait jamais.

L’ombre ne répondit pas ; mais une main de fer saisit sir Williams à la gorge, et, en même temps, le misérable sentit qu’on lui appuyait sur le front quelque chose de froid.

Il comprit que c’était le canon d’un pistolet.

En même temps une voix de femme, mais une voix énergique, lui disait : – Il me faut les lettres de change !… ou vous êtes mort…

Cette voix fit tressaillir le coupable.

– Les lettres ! répéta l’ombre d’un ton impérieux, tandis que le pistolet était toujours appuyé sur le front du scélérat.

Sir Williams reconnut Baccarat à cet accent, et il comprit qu’elle n’hésiterait pas à le tuer s’il se faisait prier.

Il tendit les lettres silencieusement.

Mais Baccarat, car c’était bien elle, ne lâcha point le cou du baronet, que sa main gauche étreignait avec cette vigueur que nous lui connaissons, et qui décelait si bien en elle la robuste fille du peuple ; elle ne cessa point d’appuyer sur son front le pistolet qu’elle tenait de la main droite.

– Au feu ! dit-elle, jetez cela au feu sur-le-champ, ou vous êtes mort !…

Le baronet, à demi suffoqué par la rude pression des doigts nerveux de Baccarat, se trouvait précisément adossé au mur entre la porte du boudoir, qui s’était refermée sur Turquoise, et la cheminée dans laquelle achevait de se consumer un dernier tison.

Sir Williams y jeta les lettres.

Le papier, tombant dans le foyer, prit feu sur-le-champ, et un jet de flamme éclaira tout à coup le salon, et permit aux deux auteurs de cette scène de se voir tout entiers et en détails pendant l’espace de quelques minutes.

Sir Williams avait déjà reconnu Baccarat à sa voix.

La jeune femme était enveloppée d’une grande pelisse qui lui laissait les bras libres, et dont le capuchon, rejeté en arrière, découvrait sa belle tête pâle de courroux, et sa luxuriante chevelure blonde dont les boucles dénouées flottaient sur ses épaules.

Mais s’il était facile à sir Williams de reconnaître Baccarat, il était presque impossible à celle-ci de démêler le vicomte Andréa sous les traits burlesques, le visage d’ocre et les cheveux roux de sir Arthur Collins. Les lettres de change, en brûlant, jetèrent donc autour d’elle une clarté passagère, mais splendide, et le faux Anglais comprit, à l’expression du calme terrible dont la figure de son ennemie était empreinte, qu’il n’avait point de merci à attendre, et que s’il devait et pouvait se sauver, ce ne serait que par la ruse.

La force était impraticable.

Certes, M. le vicomte Andréa était cependant un homme aussi fort au physique qu’il l’était au moral, et dans une lutte corps à corps, il aurait triomphé bien assurément de Baccarat, malgré sa robuste vigueur. Mais elle avait l’avantage des armes à feu. Le baronet n’avait qu’à faire un mouvement, et le doigt rose de la jeune femme pressait une détente, et il tombait raide mort.

Les hommes qui ont souvent joué leur vie savent la ménager prudemment à l’occasion. Sir Williams avait sur lui un poignard, celui avec lequel il avait dompté Turquoise tout à l’heure, mais il n’avait pas de pistolet, et, bien qu’il fût agile et souple comme un tigre, il estima la partie trop dangereuse pour l’oser jouer.

– Aôh ! murmura-t-il, reprenant sa voix enrouée et son accent britannique, je étais pris.

Baccarat cessa de l’étreindre, fit un saut en arrière et retomba à deux pas de distance, toujours le pistolet au poing.

– Milord, dit-elle fort tranquillement, si vous ne voulez pas mourir à l’instant, obéissez.

– Aôh ! répliqua sir Williams qui reprenait peu à peu son sang-froid, et commençait à chercher une issue à cette situation extrême.

– Baissez-vous, continua Baccarat d’un ton bref et qui disait suffisamment qu’elle était femme à se faire obéir ; prenez un flambeau sur la cheminée et rallumez-le. Des gens comme nous doivent se voir.

Le baronet se baissa en effet et alluma un flambeau.

Puis il le reposa sur la cheminée.

– Allumez l’autre, dit Baccarat ; j’aime la symétrie et tiens à deux bougies.

Sir Williams obéit encore à la jeune femme, qui lui fit ce raisonnement :

– Il est évident, dit-elle, qu’un misérable qui vole deux millions trois cent mille francs de complicité avec une intrigante, il est évident que cet homme n’est pas sans armes : il a au moins un poignard sur lui.

Sir Williams fit un geste de dénégation.

– Allons, dit Baccarat, dépêchez-vous, milord, et jetez votre joujou.

Et comme il hésitait :

– Ma foi ! dit Baccarat qui leva d’un demi-pouce le canon de son pistolet, je vise à la tête…

Sir Williams comprit qu’il n’avait pas une minute à vivre s’il attendait encore. Il déboutonna précipitamment son habit, tira de sa poche de côté le poignard que nous connaissons, et le jeta aux pieds de Baccarat. Mais celle-ci était prudente. Elle ne se baissa point pour le ramasser, car son adversaire aurait pu bondir, fondre sur elle, l’étreindre et la désarmer à son tour.

Non, elle se contenta de mettre le pied dessus et de continuer à tenir, son pistolet à la main, le baronet en respect.

– Elle est forte ! pensait celui-ci. Pourvu qu’elle me laisse aller et ne me reconnaisse pas !… – Oh ! dit-il, déguisant merveilleusement sa voix, je suis un pauvre pickpocket, et vous devriez bien me laisser partir. C’est déjà bien triste d’abandonner les lettres de change.

Mais Baccarat continuait à le regarder fixement sans répondre, et elle se disait à part elle : – J’ai la conviction profonde que cet homme est Andréa, malgré cette nouvelle métamorphose. Il n’y a qu’une seule chose qu’il n’ait pu changer en lui et qui m’a fait le reconnaître, c’est son regard ! Mais, ajouta-t-elle toujours mentalement, si j’ai l’air de le reconnaître et qu’il vienne à m’échapper encore, je joue le rôle plus dangereux qu’il soit possible au monde.

Et, le regardant toujours, elle lui dit d’un ton léger : – Je vois bien que vous êtes un pickpocket, c’est-à-dire un filou anglais, auprès duquel ceux de France sont des imbéciles ; mais je ne vois pas pourquoi je vous laisserais aller…

Et reculant jusqu’à la porte du salon, elle frappa deux coups.

La porte s’ouvrit, un homme entra.

Ce n’était point un laquais de Turquoise, comme aurait pu le croire sir Williams, lequel, depuis dix minutes, se creusait la tête pour savoir qui avait pu le trahir, de Turquoise ou du hasard. C’était un grand jeune homme blond, la lèvre ornée d’une fine moustache, le corps serré dans une redingote boutonnée jusqu’au menton. Comme Baccarat, il avait un pistolet à la main.

Du reste, la jeune femme lui montra le baronet.

– Mon cher comte, dit-elle, voilà un homme dont vous me répondez, et que je mets sous votre garde.

– Bien, fit le comte Artoff.

C’était le comte, en effet, qui, depuis dix minutes, se tenait derrière la porte du salon, prêt à venir au secours de Baccarat au moindre cri qu’elle pousserait.

Le comte fit un pas vers son prisonnier, et le regarda froidement.

Sir Williams, tant qu’il n’avait été qu’en présence de Baccarat, avait conservé quelque espoir de lui échapper ; mais lorsqu’il vit apparaître un inconnu qui paraissait dévoué à Baccarat, et dans lequel il devina sur-le-champ ce gentilhomme russe qui, depuis quelques jours, affichait la jeune femme, il se vit perdu, et demeura atterré.

– Monsieur, dit le comte, je ne change jamais de résolution. Veuillez vous asseoir là, dans l’embrasure de cette croisée et vous tenir tranquille. Si vous bougiez, je vous planterais une balle entre les deux yeux.

– Aôh ! je ne bougerai pas, murmura le misérable, qui tenait avant tout à être pris pour un Anglais.

Et sir Williams s’assit à la place indiquée.

Alors Baccarat se dirigea vers la cheminée, sur laquelle elle prit un flambeau, puis elle ouvrit une porte qui servait de pendant à celle du boudoir et lui était reliée par un cabinet de toilette.

Or, on sait maintenant ce qui était arrivé.

Au moment où Léon Rolland entrait en fureur, tandis que Fernand se levait, tout ému et dégrisé par le cynisme subit de Turquoise ; tandis que celle-ci, fidèle au programme de sir Williams, soufflait la bougie à l’instant où la porte du boudoir qui donnait sur le palier de l’escalier était enfoncée par l’ébéniste que guidait toujours Rocambole, et qu’elle se réfugiait vers le cabinet de toilette ; à ce moment suprême enfin où Léon, ivre de fureur, allait sûrement poignarder son rival, pris lui aussi d’un fiévreux courroux, la porte de ce même cabinet de toilette, on s’en souvient, s’était brusquement ouverte, livrant passage à un flot de clarté… Une femme tenant un flambeau apparaissait sur le seuil, et à sa vue Turquoise éperdue reculait, en jetant un cri de suprême effroi !

* *

*

Ce fut alors, dans le boudoir, un spectacle aussi saisissant, aussi inattendu que terrible !

Deux hommes qu’une faible distance séparait à peine se trouvaient en face l’un de l’autre : l’un, pâle, les yeux hagards, les cheveux en désordre brandissant un couteau dans ses mains convulsives ; l’autre, le visage enflammé par un reste d’ivresse, chancelant encore, mais dont le regard lançait des éclairs.

À l’extrémité de la pièce, sur le seuil du cabinet de toilette, Baccarat, dont le flambeau répandait la clarté autour d’elle, qui apparaissait, à cette heure terrible, comme l’ange de la réconciliation qui interpose tout à coup ses ailes blanches entre deux hommes altérés du sang l’un de l’autre.

Puis enfin, Turquoise, immobile, courbée en deux, le visage bouleversé par la terreur, et croyant sa dernière heure venue…

Le premier instinct de deux hommes que la haine anime l’un contre l’autre les poussera toujours à se regarder.

Cette clarté subite qui inonda le boudoir arrêta l’élan de Léon, qui voulut voir enfin le visage de cet homme qu’il croyait avoir entendu, la nuit précédente, marchander sa vie à Turquoise.

De son côté, Fernand regarda ce rival, inconnu deux minutes auparavant, et dont on venait de lui révéler l’existence d’une si foudroyante manière.

Tous deux poussèrent un cri, un cri intraduisible, surhumain ; celui, par exemple, que jetteraient le père et le fils se reconnaissant face à face les armes à la main.

– Fernand ! murmura l’ouvrier.

Et le couteau échappa à sa main et tomba sur le parquet.

– Léon Rolland ! exclama Fernand, qui recula, frappé de stupeur.

Et ces deux hommes, unis par dix années d’amitié, se regardèrent d’un œil hébété.

Alors Baccarat s’avança, et tous deux la reconnurent.

Elle plaça silencieusement le flambeau sur la table où tout à l’heure Fernand Rocher avait signé sa ruine ; puis sa main nerveuse saisit Turquoise par le bras et la jeta rudement à genoux entre ces deux hommes qui avaient failli s’égorger pour elle.

L’attitude, le geste, le regard de Baccarat, jusque-là muette, avaient une telle autorité en ce moment, que ni Fernand, ni Léon, qui tous deux, la veille, seraient morts pour un sourire de leur idole, ne trouvèrent une parole ou un geste pour la défendre et protester contre cette brutale intervention de Baccarat. Muets et comme frappés de la foudre, ils regardaient alternativement et d’un air hébété cette femme à genoux, prosternée, anéantie, dont le silence, la prostration, la pâleur, accusaient l’infamie, – et cet autre qui la tenait écrasée sous son regard, comme un archange écraserait un démon sous ses pieds.

Alors Baccarat les regarda à son tour l’un après l’autre.

– Pauvres fous ! dit-elle en haussant les épaules. Et, ramassant le couteau jeté par Léon, elle posa l’une de ses mains sur l’épaule de Turquoise, prit le couteau de l’autre main, et le lui appuya sur la poitrine : – Maintenant, dit-elle, il faut choisir… mourir ou tout dire !

Léon et Fernand, toujours muets, regardaient d’un œil immobile.

– Allons, vipère ! reprit Baccarat, avoue donc à Léon Rolland que tu ne voulais emmener son fils que pour le mettre aux Enfants-Trouvés, que tout ce qui est arrivé la nuit dernière était une comédie et que tu avais prévu, préparé son retour et armé son bras pour lui faire assassiner Fernand ? Avoue, ou je te tue !…

Et elle enfonça le couteau de deux lignes ; et Turquoise, éperdue, terrifiée, murmura : – J’avoue… c’est vrai… c’est très vrai…

Léon poussa un cri sourd.

– À présent, poursuivit Baccarat, dont l’arme menaçait toujours l’infâme créature, à présent, avoue donc à Fernand que tu viens de lui faire signer, non point pour cinquante mille francs de lettres de change, mais pour deux millions ; que tu l’as attiré ici pour le faire assassiner, et que tu avais vendu sa vie au prix de trois cent mille francs.

Fernand, complètement dégrisé, fit un geste d’horreur.

– Avoue… avoue ! ordonna Baccarat d’une voix vibrante.

– C’est vrai… balbutia Turquoise qui croyait sa dernière heure arrivée…

– Et maintenant, acheva Baccarat, dont la voix avait une autorité redoutable, dis-leur donc à tous deux, à ces deux hommes dont tu as brisé le cœur et dont tu aurais brisé la vie si je t’en eusse laissé le temps ; dis-leur donc, si tu ne veux pas mourir, si tu veux qu’ils puissent te pardonner, le nom du monstre dont tu étais l’instrument ; dis-leur quelle ténébreuse vengeance tu servais, quel implacable génie te poussait… Dis, dis !

Mais Turquoise ne répondit que par un éclat de rire sinistre, – l’éclat de rire qui atteste que la raison vient de se briser, qu’une lésion vient de s’opérer au cerveau, – et Baccarat la repoussa du pied :

– Folle ! dit-elle, elle est devenue folle de terreur… et elle ne répondra pas…

Baccarat courut vers la porte qui mettait en communication le boudoir et le salon, et se tourna vers les deux jeunes gens.

Fernand et Léon continuaient à se regarder et paraissaient comprendre à peine ce qui venait de se passer. On eût dit deux statues se contemplant avec des yeux sans rayons…

– Mais, venez donc, leur cria Baccarat, venez donc, tous deux, je vais vous montrer cet homme qui vous poursuit dans l’ombre depuis si longtemps, cet homme qui menace votre honneur, votre vie, jette sur vos pas une créature infernale, et cherche à vous voler votre fortune… Venez, venez… il est là… je vais le démasquer devant vous… Vous allez le tuer comme on tue un chien enragé, une bête fauve… l’écraser comme on écrase un reptile… Venez… venez ! répéta-t-elle d’une voix éclatante.

Elle ouvrit la porte du salon avec fracas… Mais au moment même, un coup de pistolet retentit, une balle siffla, un cri sourd suivit la détonation, et Baccarat recula muette…

La justice était-elle donc faite, et le comte Artoff avait-il donc tué Andréa le maudit, sir Williams, le génie pervers vomi par l’enfer, et en qui Satan lui-même semblait s’être incarné ?