CXIII

Expliquons comment le comte Artoff, que Rocambole et sir Williams croyaient si bien mort, était encore de ce monde, et comment il se trouvait à bord du Fowler.

Il nous faut pour cela retourner à Paris et nous reporter à ce moment où, après avoir escorté la veuve Fipart et sa capture jusqu’à la Villette, maître Venture prit le chemin de l’hôtel du comte Artoff.

L’ancien intendant de madame Malassis ne s’était point vanté : il avait été en relations de cabaret avec le cocher du comte Artoff, était plusieurs fois entré dans l’hôtel, et en avait une connaissance parfaite. Il savait où couchait le comte, connaissait des habitudes nocturnes, celle, entre autres, qu’avait le jeune Russe de faire chaque soir, en rentrant, le tour de son jardin et d’y fumer un cigare. Ces détails étaient pour Venture tout autant de jalons qui devaient lui assurer le succès de la marche qu’il avait à suivre.

Le plus difficile était de pénétrer dans l’hôtel à cette heure avancée, et Venture, en quittant la veuve Fipart, s’avoua cette difficulté sur-le-champ. Entrer chez le comte à onze heures du soir, ce n’était possible, à première vue, qu’à une condition. Cette condition était que Venture allât se débarbouiller de sa couleur noire, retrouvât sa mine d’autrefois, se prétendît sans place et sans domicile, et allât franchement demander l’hospitalité du cocher, son ancien ami.

Venture y songea un moment ; mais la réflexion lui fit aussitôt repousser ce projet.

– D’abord, se dit-il, pour redevenir blanc, il me faut une heure au moins passée à me frotter avec toute sorte d’acides. Donc, je n’ai pas le temps. Ensuite, il vaut beaucoup mieux pour moi que je reste noir. On me verra peut-être entrer, peut-être me verra-t-on sortir. Le coup fait, je me débarbouille, et jamais en France, on n’a pris un blanc pour un noir. Il ne faut pas songer au cocher.

Venture continua son chemin, interrogeant ses souvenirs et se remémorant en détail la topographie exacte de l’hôtel.

– Voyons, se dit-il, m’y voilà : les écuries sont à droite du perron, dans la cour. Les remises sont à gauche. Si je voulais arriver dans la cour, j’irais me blottir dans une voiture jusqu’à ce que le comte rentrât, car, bien certainement, il est encore à son cercle. Il y a une porte qui met en communication les remises et les écuries. Les palefreniers couchés, j’entrerais donc dans les écuries et pourrais facilement gagner le petit escalier par lequel, chaque matin, le comte descend pour jeter à ses chevaux un coup d’œil du maître.

Il arriva aux abords de l’hôtel sans avoir encore résolu son problème ni trouvé le moyen de passer devant la loge du suisse et sous les yeux des nombreux domestiques qui peuplaient la vaste demeure du comte.

– N’importe ! se dit-il, flânons et attendons… Peut-être trouverons-nous une bonne occasion…

Les environs de l’hôtel étaient assez silencieux, la rue à peu près déserte. Venture jugea, au peu de clarté régnant sur la façade, que bien certainement le comte n’était pas chez lui. En effet, à cette même heure, le comte et Baccarat attendaient l’imprudent Rocambole dans la villa de Saint-Alphonse.

Venture se mit à se promener de long en large.

– Après tout, se dit-il, ce qui est différé n’est pas perdu ; si je n’entre pas aujourd’hui, je reviendrai demain.

Les lanternes d’une voiture se montrèrent vers minuit à l’entrée de la rue, du côté de l’embarcadère du chemin de fer.

– C’est peut-être le comte, pensa l’assassin.

Et il s’effaça le plus possible dans l’ombre d’une porte ; et tandis que la voiture passait, il plongea un regard rapide à l’intérieur. La voiture était vide. Mais elle appartenait sûrement au comte, car elle s’arrêta devant la porte cochère de l’hôtel, que le suisse, endormi sans doute dans son fauteuil de cuir, tardait à ouvrir.

Cette voiture était un simple coupé attelé d’un cheval et conduit par un cocher seul.

C’était précisément ce même coupé qui avait pris Rocambole et John Bird rue Saint-Lazare, les avait conduits, à Saint-Maurice et en avait ramené John Bird, qui était revenu à Paris et s’était fait descendre sur le boulevard.

– La porte ! cria le cocher.

En un clin d’œil, Venture eut pris son parti. Il alla jusqu’à la voiture, se glissa à plat ventre sous le train, entre les roues, saisit l’essieu de derrière à deux mains, passa ses pieds dans l’avant-train, et se suspendit enfin entre le sol et le caisson de la voiture.

Le suisse, réveillé, ouvrit la porte à deux battants, et le coupé entra dans la cour.

Venture demeura couché sous la voiture, dans la remise, et s’y tint immobile pendant plus d’une heure ; le cocher pouvait avoir oublié quelque chose et revenir. Ensuite, il avait remarqué, avant que les lanternes fussent éteintes, que le phaéton du comte était à sa place accoutumée, tandis que la calèche était dehors. Il pensa que le jeune Russe avait sans doute passé la soirée avec Baccarat, et qu’il était allé la reconduire chez elle.

Les palefreniers se trouvaient encore dans les écuries, et il s’écoula plus d’une heure avant que Venture se hasardât à se glisser hors de sa cachette.

Une porte, que Venture connaissait fort bien, mettait en communication les écuries et les remises, et n’était jamais fermée qu’au loquet. Cette porte servait à faire entrer les chevaux les jours de pluie, afin d’atteler à couvert.

Venture pénétra jusque dans l’écurie, et se dirigea à pas de loup vers le petit escalier du comte. Cet escalier était plongé dans les ténèbres. Venture s’arrêta sur la première marche et prêta l’oreille. Un silence profond régnait dans l’hôtel.

– En ce moment, pensa-t-il, si je cours le risque d’être rencontré, ce ne peut être que par le valet de chambre, qui attend patiemment son maître ; mais il est probable que le valet de chambre dort dans un fauteuil. S’il ne dort pas, s’il me rencontre… ma foi ! Je lui saute à la gorge avant qu’il ait eu le temps de crier. Je l’étrangle et le fourre dans une armoire ou derrière quelque porte.

Ce beau raisonnement terminé, Venture se hasarda dans l’escalier, tenant la rampe d’une main et sans faire plus de bruit qu’un chat. Il monta ainsi jusqu’au premier, et s’arrêta un moment pour interroger de nouveau ses souvenirs et s’orienter. Il se souvint alors que l’escalier communiquait par un couloir tournant avec le cabinet de toilette du comte. Un jour où le jeune Russe était absent, où les domestiques avaient eu congé, à l’exception du cocher, celui-ci avait cru devoir faire les honneurs de l’hôtel à son ami Venture et le lui montrer en détails, depuis les combles jusqu’aux offices.

À mesure qu’il avançait, toutes ces particularités se représentaient nettement à la mémoire de l’ancien intendant de madame Malassis. Il chercha le couloir à tâtons, le trouva, et s’y engagea d’un pied sûr. Le couloir tournait autour du grand escalier de l’hôtel.

Quand il eut fait dix pas, Venture vit briller une lumière dans l’éloignement. Cette lumière le guida ; il continua à avancer, et arriva ainsi jusqu’à une porte vitrée. Cette porte donnait sur le cabinet de toilette, et Venture reconnut que la clarté qui s’en échappait provenait d’une petite lampe à globe d’albâtre qui brûlait généralement toute la nuit. Le cabinet de toilette était désert.

Venture en poussa hardiment la porte, qui s’ouvrit au loquet et tourna sans bruit sur ses gonds.

Il entra et remarqua une grande armoire pratiquée dans l’épaisseur du mur qui séparait le cabinet de la chambre à coucher et convertie en portemanteau.

Un rideau formé par une lourde draperie était tiré sur les habits.

– Voilà où je vais me blottir, se dit-il ; mais, en attendant, passons une légère inspection des lieux.

Il ouvrit avec précaution la porte de la chambre à coucher, où régnait l’obscurité la plus complète, et il s’arma hardiment de la petite lampe d’albâtre.

La chambre du comte était petite, mignonne, coquettement tendue d’une étoffe perse d’un gris chatoyant et pourvue d’une alcôve.

– Il vaut mieux beaucoup pour moi, se dit-il, que j’attende que monsieur se soit mis au lit. Je le tuerai là sans le moindre bruit, et, avant de m’en aller, je ferai une inspection du secrétaire. Qui sait ? peut-être trouverai-je un portefeuille assez épais au fond d’un tiroir.

Venture quitta la chambre à coucher, replaça la lampe d’albâtre sur la cheminée du cabinet de toilette, et se blottit sous la draperie qui recouvrait le portemanteau, après avoir tiré de ses poches une paire de pistolets et un couteau catalan effilé et pointu, long d’un pied-de-roi. Le couteau, pensa-t-il, est un ami silencieux et discret, avec lequel on fait sans bruit ni trompette de belle et bonne besogne ; mais les pistolets ont bien leur mérite : il bavardent à propos et effrayent les timides. Le couteau est pour le comte ; je destine les pistolets à ses gens, dans ce cas où j’aurais besoin de couvrir ma retraite.

Venture attendit longtemps, une heure au moins. L’hôtel paraissait désert, tant il était silencieux.

– Où donc, se demanda-t-il, le comte s’est-il attardé, qu’il se permet de me faire attendre ?

Enfin le bruit d’une voiture retentit dans l’éloignement, puis Venture entendit celui de la porte cochère qui s’ouvrit à deux battants, et son cœur se prit à battre d’impatience et d’émotion.

– Le voilà ! pensa-t-il.

C’était en effet, le jeune Russe qui revenait de Saint-Maurice, et ramenait avec lui madame de Saint-Alphonse.

Venture, immobile dans sa cachette, entendit bientôt résonner le pas sûr et hardi du comte, puis la porte qui mettait en communication le salon et la chambre à coucher s’ouvrit devant lui. Mais, en même temps, une singularité précieuse pour l’assassin se produisit et attira son attention. Un rayon de clarté vint frapper ses yeux au moment où, éclairé par son valet de chambre, le comte entrait, et Venture put se convaincre qu’il existait une légère ouverture, une fente, dans la boiserie qui séparait de la chambre à coucher l’armoire du cabinet de toilette.

Il colla alors son œil à la fente, et vit distinctement le jeune Russe. Le comte, un peu pâle, l’air triste et sévère, donnait la main à une jeune femme plus pâle et plus triste encore. Ce n’était point Baccarat, comme le crut d’abord Venture, lorsqu’il entendit le frou-frou de la robe de soie : c’était madame de Saint-Alphonse.

– Oh ! oh ! pensa Venture, qui tressaillit profondément et la reconnut, madame de Saint-Alphonse, la dame chez qui mon honoré maître, le marquis don Inigo de los Montes, est allé ce soir ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

Et Venture, stupéfait et inquiet, attendit qu’un mot vînt lui expliquer la présence de la jeune femme chez le comte.

Madame de Saint-Alphonse se laissa tomber sur un siège avec une lassitude pleine de découragement.

– Ah ! dit-elle, c’est affreux.

– Ma chère amie, répondit froidement le comte, il le fallait.

– Oh !

– Vous l’avez bien vu, cet homme était un misérable.

– Certes, oui.

– Si j’eusse agi autrement, qui sait combien de malheurs encore…

– Mais, interrompit madame Saint-Alphonse, fallait-il le tuer ?

– Il le fallait.

– De qui diable parlent-ils donc ? pensa Venture, qui se prit à trembler pour Rocambole.

– Ce don Inigo, ce faux marquis, cet assassin, poursuivit le comte, allait, il l’a avoué, partir pour la Bretagne et y tuer déloyalement le frère de cet infernal sir Williams.

Une sueur glacée perla à ce mot aux tempes de Venture.

– Mordieu ! murmura-t-il, nous sommes refaits, Rocambole, et moi. Ils l’ont tué après lui avoir tout fait dire. Voilà mes dix mille francs flambés.

Et Venture continua à écouter.

– Il est de certains moments, murmura le comte, où l’homme doit se montrer sévère, inexorable, là où la femme demande grâce. Baccarat, qui voulait le sauver, a compris à la fin d’elle-même que laisser la vie à cet homme qui pouvait nous échapper encore, c’était compromettre fatalement plusieurs nobles et précieuses existences.

– Oh ! c’est égal, murmura la jeune femme frissonnant, c’est épouvantable !

– Écoutez, reprit le comte, je sais bien que vous nous garderez éternellement le secret de cette aventure tragique…

– Oh ! certes, un meurtre dont j’ai été complice…

– Sans le vouloir, ma chère.

– Mon Dieu ! j’aurai toujours devant moi le visage pâle de cet homme qui allait mourir, continua madame de Saint-Alphonse. Tenez, monsieur le comte, ajouta-t-elle, vous m’avez promis cent mille francs pour jouer ce rôle mystérieux et terrible que je ne comprenais pas…

– Les voici, dit le comte allant à un secrétaire, en retirant un portefeuille et le tendant à la jeune femme ; c’est tout ce que j’ai chez moi aujourd’hui.

Madame de Saint-Alphonse repoussa la main du comte.

– Oh ! dit-elle, je n’en veux pas ; cet argent me porterait malheur !

– Prenez…

– Jamais !

– Eh bien, dit le comte, mon cocher va vous reconduire chez vous. Faites-vous mener jusqu’à l’église Notre-Dame-de-Lorette, et, si vous ne voulez pas de cet argent, jetez-le dans le tronc des pauvres.

– Vous avez raison, dit-elle, je ne suis qu’une pécheresse, et jusqu’ici je n’ai pas eu beaucoup de cœur ; mais, aujourd’hui, je veux être désintéressée… Au moins, ce meurtre d’un misérable, meurtre dont je suis la cause, profitera à des malheureux.

Et elle prit le portefeuille et se leva.

Le comte lui offrit la main, la conduisit jusqu’au grand escalier, et donna des ordres pour qu’on avançât sa voiture. Pendant ce temps, Venture réfléchissait ; et lorsque le comte rentra dans sa chambre, s’y enferma et se disposa à se coucher, l’assassin avait pris son parti.