XCV

Fernand se leva, serra la main du comte et lui dit :

– Venez, passons dans mon cabinet.

Le cabinet de Fernand était attenant à la salle à manger. Le comte y suivit Fernand.

Alors Baccarat se leva de table à son tour, et s’approcha d’Hermine.

– Madame, lui dit-elle vivement, je vais vous demander une chose bien étrange.

Hermine la regarda.

– Une chose inouïe, presque honteuse, plus qu’indiscrète.

– Mon Dieu ! expliquez-vous.

– Tenez, poursuivit rapidement Baccarat, pardonnez-moi, mais j’obéis en ce moment à un pressentiment.

– Que voulez-vous dire ?

– Mes pressentiments m’ont rarement trompée, et je suis sûre que vous, M. Fernand ou le comte, avez intérêt à ce qui va se passer entre ces deux messieurs.

Hermine demeura stupéfaite.

– Chère dame, reprit Baccarat, je vous en supplie, s’il est un moyen que j’entende la conversation de M. de Kergaz et de M. Rocher, indiquez-le-moi.

L’accent de Baccarat avait quelque chose de mystérieux et de prophétique, dont Hermine fut vivement impressionnée.

– Venez donc, dit-elle ; vous avez déjà sauvé mon mari une fois et j’ai confiance en vous. Venez !

Elle la prit par la main, l’entraîna vers une porte qui donnait dans le grand salon, et la conduisit dans une pièce attenante, comme la salle à manger, au cabinet. Seulement, la porte qui réunissait ces deux dernières pièces fermait mal et on pouvait tout entendre au travers.

Hermine l’indiqua du doigt à la jeune femme.

Baccarat se glissa sur la pointe du pied jusqu’à cette porte et prêta l’oreille.

Or, voici ce que disait Armand à Fernand Rocher :

– Mon cher ami, auriez-vous la moindre répugnance à servir de témoin dans un duel ?

– Moi ! dit Fernand, non. Pourquoi cette question ?

– C’est que j’ai besoin de vous.

– Comment ! s’écria Fernand ému, vous vous battez ?

– Moi ? non.

Fernand respira.

– Ah ! dit-il, vous m’avez effrayé.

– Mais je suis témoin, poursuivit Armand, j’ai besoin d’un second.

– Je suis à vos ordres.

– Merci !

– Mais, dit Fernand, qui donc assistons-nous ?

– Mon frère.

– Votre frère ! s’écria M. Rocher, qui crut avoir mal entendu.

– Oui, mon ami.

– Votre frère… Andréa ?

– Andréa, répéta le comte.

– Vous êtes fou ou je rêve, dit Fernand abasourdi.

– Je me suis dit la même chose il y a une heure… continua M. de Kergaz.

– C’est à n’y rien comprendre, mon cher comte.

Au nom d’Andréa, Baccarat s’était prise à écouter avec une attention pleine d’anxiété, se disant :

– J’avais le pressentiment qu’il allait être question de lui.

– Voyons ? reprit Fernand, expliquez-vous donc, mon cher comte.

– Vous savez, répondit Armand, quelle vie d’expiation et de repentir mène ce pauvre frère…

– Si Dieu ne pardonne pas à celui-là, dit Fernand d’un ton convaincu, à qui donc pardonnera-t-il jamais ?

– Vous savez, continua Armand, combien Andréa est humble, doux, inoffensif, depuis sa conversion. Jugez de mon étonnement lorsqu’il est venu, ce matin, m’annoncer résolument qu’il se battait, et me prier de lui servir de témoin.

– Mais, dit Fernand, avec qui se bat-il ?

– Avec un jeune Brésilien, le marquis don Inigo de los Montes.

– Comment ! dit Fernand Rocher, cet étranger qui vous a été recommandé ?

– Précisément.

– Et pourquoi se bat-il ?

– Mystère ! murmura Armand. Il a exigé de moi ma parole que je ne le questionnerais point sur la cause de ce duel.

Fernand était stupéfait.

– Ainsi, reprit Armand, je compte sur vous, mon ami ?

– Je suis prêt.

– Demain, chez moi, à six heures du matin. L’arme choisie est le pistolet.

Et le comte se leva et serra la main de Fernand.

Baccarat retourna dans la salle à manger avec les mêmes précautions de silence, et posa un doigt sur ses lèvres en regardant Hermine.

Quand le comte et Fernand sortirent du cabinet, ils retrouvèrent les deux femmes à table et ne soupçonnèrent point qu’ils avaient été entendus.

Le comte parti, Fernand jugea inutile de confier à sa femme et à Baccarat ce que lui avait dit Armand. Il sortit après le déjeuner, et madame Rocher demeura seule avec Baccarat.

– Chère madame, dit alors celle-ci, me garderez-vous le secret ?

– Je vous le promets, répondit Hermine.

Baccarat quitta à son tour l’hôtel de la rue d’Isly et courut chez le comte Artoff.

– Montez dans ma voiture, lui dit-elle, et gagnons les Champs-Élysées, j’ai besoin de vous.

Le comte lui prit les deux mains et la regarda avec amour :

– Ne suis-je pas votre esclave ? dit-il en montant auprès d’elle.

– Non, vous êtes mon ami.

– Soit ; mais vous savez bien que vos désirs sont des ordres pour moi.

– Eh bien ! obéissez-moi, dit-elle en souriant et s’asseyant auprès de lui avec l’abandon charmant d’une sœur aînée.

Et elle lui raconta ce qu’elle venait d’entendre.

– Vous seul croyez à l’infamie de cet homme, dit-elle ; vous seul savez bien que je ne poursuis ni un rêve ni une chimère.

– Oh ! certes, dit le comte.

– Eh bien ! continua Baccarat, je suis certaine que, sous ce duel, il y a une nouvelle machination de l’infâme sir Williams. Connaissez-vous ce marquis don Inigo ?

– Tenez, dit le comte, le voilà qui passe à cheval.

– Vous le connaissez donc ?

– On me l’a montré hier au Bois.

– Il faut que vous m’ayez sur lui des renseignements minutieux, poursuivit Baccarat.

– Je les aurai.

– Puis, demain, vous m’accompagnerez au bois de Vincennes. Je veux voir…

– Nous verrons…

 

Le comte Artoff reconduisit Baccarat chez elle et se rendit à son cercle.

Il espérait y obtenir quelques renseignements sur ce marquis don Inigo de los Montes. Il était alors midi.

Le cercle était à peu près désert. Cependant le jeune Russe trouva le baron de Manerve occupé à écrire ses lettres dans le fumoir du cercle.

– Parbleu ! lui dit le baron, je suis assez content de vous voir, cher ami ; on me disait au Bois, ce matin même, que vous étiez mort.

– La plaisanterie est charmante.

– Mort socialement parlant, bien entendu…

– Je ne comprends pas, dit le comte.

– C’est facile, pourtant. On appelle mort, dans notre monde, un homme qui, comme vous, disparaît tout à coup…

– Ai-je disparu ?

– Depuis trois mois on vous a vainement cherché un peu partout, au Bois le matin, à l’Opéra le soir, au club la nuit, à La Marche et à Chantilly le dimanche.

– Je vis retiré, mon ami.

– Allons donc !

– Je m’occupe de peinture et de musique.

Le baron eut un franc éclat de rire.

– Dites que vous êtes amoureux.

« Mon cher, dit gravement le baron, je vais vous dire comment et de qui vous êtes amoureux.

– Voyons.

– Vous aimez Baccarat, mais non point la folle créature que nous avons connue jadis, non point la Baccarat des soupers et du jeu dont elle a pris le nom. La Baccarat que vous aimez est une femme sérieuse et positive, qui a bravement accouplé ses vingt-huit automnes à vos vingt années, et s’est prise à songer que vous pourriez bien, un jour ou l’autre, l’épouser en un coin de votre froide patrie, et lui reconnaître une dot de cent et quelques villages.

– Après ? demanda gravement le jeune seigneur russe.

– Après ? Mais c’est tout.

– Ah !

– Écoutez donc, mon cher, ne jouez pas au sphinx avec moi, qui vous ai présenté et ai fait votre bonheur. Je sais ou plutôt je devine tout…

– En vérité ?

– Après quinze jours de lune de miel, Baccarat vous aura persuadé qu’elle était une honnête femme et qu’elle aspirait à vivre dans la solitude avec vous, son seul et unique amour ?

– Peut-être…

– Alors elle a quitté la rue Moncey, fait une éclipse nouvelle, et elle est allée se cacher dans un tout petit coin de votre hôtel de la rue de la Pépinière, où vous la gardez à peu près comme les dragons gardaient les trésors. Mais voici le printemps avec ses brises tièdes, ses roses, ses ombres fraîches et touffues. Demain vous partirez tous deux, en berline de voyage, et vous irez vous épouser à Pétersbourg ou à Moscou, n’est-ce pas ?

Le comte avait écouté froidement et sans l’interrompre le baron de Manerve.

Quand celui-ci eut fini, il le regarda.

– Baron, lui dit-il, avez-vous douté jamais de ma parole ?

– Jamais.

– Eh bien, je vous affirme que Baccarat n’a jamais passé vingt-quatre heures chez moi.

– Bah ! fit le baron étonné.

– Maintenant, ajouta le comte, si vous êtes réellement mon ami…

– Je le suis.

– Vous me ferez une promesse.

– Parlez, mon cher.

– Vous prendrez avec moi l’engagement de ne jamais me parler de Baccarat, et vous ne me questionnerez point sur elle.

– Soit, dit M. de Manerve, qui pensa que son jeune ami avait rompu avec Baccarat, et que le chagrin qu’il avait éprouvé de cette rupture était la cause de cette retraite de trois mois, à laquelle il avait paru se condamner.

– À présent, continua le comte, voulez-vous me rendre un service ?

– Belle question !

– Pour des raisons à moi connues, je désirerais avoir des renseignements certains sur un étranger de distinction qui se trouve actuellement à Paris. Peut-être en avez-vous ouï parler ?

– Son nom ?

– Le marquis don Inigo de los Montes. C’est, dit-on, un Brésilien.

– Parbleu ! dit M. de Manerve, je n’entends parler depuis hier que de ce monsieur-là.

– Comment cela ? demanda le comte évidemment intéressé.

– Le marquis don Inigo, poursuivit M. de Manerve, est, en effet, un Brésilien d’origine espagnole. Il est fort beau et a un visage satanique.

– Depuis quand est-il à Paris ?

– Depuis quinze jours environ. Il loge à l’hôtel Meurice. Sans un très gros diamant qu’il porte au médium de la main droite, ce serait un homme assez élégant. Il monte bien à cheval, parle mal le français, et se montre très assidu à l’Opéra. C’est là que je l’ai vu hier au soir.

– Connaît-il beaucoup de monde à Paris ?

– Je ne sais. On l’a vu plusieurs fois avec le comte de Kergaz ; et, chose bizarre ! il paraît qu’il s’est pris de querelle avec le frère du comte.

– Ah ! fit le jeune Russe, un peu étonné que le baron possédât ces détails.

– J’ai appris cela par hasard tout à l’heure.

– Comment, et par qui ?

– Par un de nos amis, James O’B…, un jeune Irlandais que vous connaissez et qui est très à la mode sur le turf depuis qu’il a failli se tuer en sautant une barrière de cinq pieds.

– Je le connais, dit le comte.

– Le marquis don Inigo a rencontré James à Chantilly ; ils ont lié connaissance ; ils se sont retrouvés hier à l’Opéra. Or, ce matin, le marquis est venu le prier de lui servir de témoin et de lui trouver un autre second.

– Et, demanda le comte, l’a-t-il trouvé, cet autre témoin ?

– C’est moi, dit le baron.

– Vous ! exclama le jeune Russe, étonné que M. de Manerve se mêlât des affaires de gens qui lui étaient presque inconnus.

– Mon cher, répondit le baron, j’ai, en matière de duel, des principes bien arrêtés.

– Peut-on les connaître ?

– Sans doute. Quand il s’agit d’une affaire arrangeable, passez-moi le mot, je ne me résous au rôle de témoin qu’avec répugnance, et que lorsqu’il est question d’un ami qui m’est essentiellement cher. Que voulez-vous ? j’ai servi ; les militaires n’aiment point ces affaires d’honneur qui se terminent par un déjeuner. C’est mesquin, sinon ridicule.

– Je suis de votre avis.

– Mais, reprit le baron, s’il est question d’une affaire sérieuse, sans accommodement possible, où il n’y a qu’à monter en voiture et aller sur le terrain ; oh ! alors, je suis moins scrupuleux, je sers de témoin au premier venu, du moment que ce premier venu est un homme bien élevé. Je ne connais pas don Inigo, mais je connais James.

– Ce duel ne peut donc être évité ?

– Il paraît que non. Le marquis et son adversaire gardent le secret sur leur querelle. James n’en sait pas plus long que moi là-dessus. Tout ce qu’il a pu me dire, c’est que, demain à six heures, j’irai le chercher dans mon américaine, que nous irons de là à l’hôtel Meurice où nous prendrons le marquis, et que l’affaire aura lieu au bois de Vincennes.

– Quelle est l’arme ?

– Le pistolet.

– Le marquis est-il l’offensé ?

– Non. C’est son adversaire qui a eu le choix de l’arme.

– Mon cher baron, dit le jeune comte en serrant la main de M. de Manerve, je vous remercie mille fois.

– Ah çà, dit le baron, pourquoi diable m’avez-vous demandé tous ces détails ?

– Je tenais à les avoir.

– Connaissez-vous le marquis ?

– Je ne l’ai jamais vu.

– C’est au moins singulier, convenez-en.

– Écoutez, dit le comte, si vous êtes réellement mon ami, vous me rendrez un service.

– Lequel ?

– Vous ne parlerez à âme qui vive de notre conversation.

– Je vous le promets, quoique…

– Chut ! fit le comte, posant un doigt sur ses lèvres, ceci n’est point mon secret. Ne me questionnez pas…

– Comme vous voudrez… Adieu…

Les jeunes gens se serrèrent la main, et le comte quitta le cercle, remonta en voiture et se fit conduire rue de Buci, chez madame Charmet.

Lorsqu’il arriva, il trouva Baccarat seule avec la petite juive.

– Je vous apporte des renseignements sur don Inigo, dit le comte en entrant.

– De qui les tenez-vous ?

– Du baron de Manerve, qui lui sert de témoin contre Andréa.

– Manerve est votre ami, n’est-ce pas ?

– Oui. Vous le savez…

– Pouvez-vous compter sur lui ?

– Aveuglément.

– Eh bien, peut-être pourra-t-il nous servir…

– Comment cela ?

– Tenez, dit Baccarat, écrivez-lui un mot et demandez-lui un rendez-vous pour ce soir, chez vous, à huis clos.

– Bien, j’obéis.

Et le comte, en effet, écrivit, sous la dictée de Baccarat, ces mots à M. de Manerve :

« Mon cher ami, rendez-moi le service de venir prendre une tasse de thé chez moi, ce soir. J’ai absolument besoin de vous voir. À neuf heures. »

Baccarat sonna, remit le billet du comte à un domestique, et donna l’ordre qu’il fût porté sur-le-champ.

Le jeune Russe était tellement habitué à se soumettre aux volontés de Baccarat sans jamais les commenter, qu’il ne prit même pas la peine de lui demander ce qu’il aurait à dire, le soir, au baron. Et il attendit patiemment ses instructions.

Mais Baccarat ne les lui donna point encore. Elle allait de nouveau tenter une expérience qui, plus d’une fois déjà, lui avait réussi.