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En quittant la veuve Fipart, et tandis que cette dernière, escortée par Venture, emmenait la petite juive, M. le marquis don Inigo de los Montes descendit à pied vers le boulevard, et trouva John Bird, ainsi que cela avait été convenu la veille, à l’angle du boulevard et de la rue Richelieu.

– Mon cher monsieur John Bird, lui dit-il en l’abordant, le coup est fait, mon nègre a enlevé l’enfant.

– Oh ! oh ! murmura John Bird, sans moi ?

– Sans vous.

– La besogne était donc facile ?

– Si facile, qu’à cette heure la petite est à l’ombre.

– La verrai-je ?

– Oui, demain.

– Je ne serais pas fâché, continua John Bird, de voir si mon ancien capitaine a toujours bon goût.

– Farceur ! fit Rocambole en riant.

Il prit familièrement le bras de John Bird :

– Écoutez, dit-il, je vais rue Saint-Lazare ; accompagnez-moi jusque-là, nous causerons un peu de la jeune dame que vous devez conduire chez les sauvages.

– Soit, répondit John Bird en se laissant entraîner. Ah çà ! reprit-il, tout en se mettant en route, cette dame a donc aimé le capitaine ?

– Non.

– Alors, c’est lui qui l’a aimée ?

– Pas davantage.

– Ma parole d’honneur, murmura l’Anglais, je ne comprends pas trop, alors, une vengeance pareille.

– C’est un mystère.

Et Rocambole prononça ce mot d’un air solennel.

– Est-elle jolie ?

– Belle à damner un saint homme.

– Parbleu ! en ce cas, fit le bandit avec un rire cynique, elle plaira à mon équipage.

– Peut-être même à vous.

– Oh ! moi, murmura John Bird avec mélancolie, depuis que j’aime Piguita, je n’ai jamais regardé une autre femme entre les deux yeux.

Et John Bird soupira.

– Ma foi, pensa Rocambole en posant la main sur la sonnette de la porte de madame de Saint-Alphonse, voilà un homme qui nous étranglerait, le capitaine et moi, et porterait Baccarat en triomphe sur un signe du comte Artoff.

Rocambole allait congédier John Bird, un pressentiment banal l’en empêcha.

– Peut-être, dit-il, mon adorée n’y est-elle pas. Attendez-moi une seconde.

La concierge lui remit alors cette lettre dictée par Baccarat, et dans laquelle madame de Saint-Alphonse avertissait le marquis don Inigo de son départ pour Saint-Maurice.

– Sur ma parole ! murmura Rocambole après avoir lu la lettre, les femmes ne doutent de rien. Croire qu’un amoureux va faire trois lieues par la pluie et la nuit pour aller à un rendez-vous, c’est bien de la fatuité !

Et Rocambole rejoignit John Bird, fort indécis sur ce qu’il ferait.

– C’est très loin, Saint-Maurice, pensait-il ; mais, d’un autre côté, je pars demain matin, et il est probable qu’après avoir occis cet excellent comte de Kergaz, je ne reparaîtrai point à Paris de sitôt ; par conséquent, si je ne vais pas à Saint-Maurice ce soir, je ne verrai plus cette délicieuse madame de Saint-Alphonse.

– Vous n’avez trouvé personne ? demanda John Bird.

– Non, et je suis très embarrassé. Tenez, donnez-moi conseil. J’adore une femme charmante.

– Ah ! fit le mélancolique John Bird.

– Demain, vous le savez, je quitte Paris pour longtemps.

– Et elle est partie avant vous ?

– Non, pas précisément. Au lieu de m’attendre rue Saint-Lazare, elle m’attend à trois lieues de Paris, à Saint-Maurice…

– Eh bien, allez à Saint-Maurice…

– C’est loin… Et puis il pleut…

– On ne se mouille point en voiture.

– Non, mais je m’ennuie quand il pleut et que je suis seul.

– Voulez-vous que j’aille avec vous ?

– Tiens ! murmura Rocambole, c’est une idée, cela.

– Je n’ai rien à faire, dit John Bird, j’ai laissé Piguita au Havre.

– Après tout, pensa Rocambole, si par hasard madame de Saint-Alphonse me tendait un piège… Elle me croit riche… Bah ! il est toujours prudent d’emmener quelqu’un avec soi…

Comme il en était à cette réflexion pleine et prudente, une voiture de remise vint à passer, et le cocher, voyant deux hommes à pied et recevant la pluie fine qui s’échappait du brouillard, leur offrit ses services.

– Un louis, dit-il au cocher, pour aller en une heure à Saint-Maurice et revenir déposer monsieur à Paris ensuite.

– Montez, mon bourgeois, répondit le cocher.

Rocambole et John Bird s’installèrent dans le coupé, qui partit avec une rapidité merveilleuse et gagna la barrière en vingt minutes.

– Ah ! murmura John Bird, émerveillé de cette vitesse, vos chevaux français vont aussi bien que les nôtres.

En effet, Rocambole remarqua que, pour un cheval de remise, celui qui les traînait avait de bien belles allures.

Le cocher ne faisait point claquer son fouet, il ne stimulait point sa bête avec sa voix, et cependant elle filait comme un cheval de race… Ceci l’inquiéta un peu… un vague soupçon lui traversa l’esprit.

– Ce serait curieux, pensa-t-il, s’il y avait de la Baccarat dans tout cela… Madame de Saint-Alphonse et Baccarat se sont connues…

Un moment M. le marquis don Inigo de los Montes eut envie de rebrousser chemin. Mais, en réfléchissant, il se trouva fou. Comment admettre que ce cocher, qui par hasard passait rue Saint-Lazare, pouvait avoir quelque chose de commun avec le seul être que Rocambole redoutât ?…

– Décidément, pensa-t-il, je suis un peu toqué ce soir.

Et le coupé continua sa route. En traversant Bercy, le cocher se retourna sur son siège et se pencha vers l’intérieur de la voiture.

– Pardon, mon bourgeois, dit-il, vous m’avez bien dit de vous conduire à Saint-Maurice, mais vous ne m’avez pas indiqué la rue et le numéro.

Ces paroles du cocher achevèrent de démontrer à Rocambole la folie de ses soupçons.

– Ma foi, répondit-il, je ne sais pas comment se nomme la rue, encore moins quel numéro porte la maison, je sais que c’est une maison isolée, au bord de l’eau.

– À qui appartient-elle ?

– À madame de Saint-Alphonse.

– N’est-ce pas une dame qui demeure à Paris ?

– Oui, l’hiver, rue Saint-Lazare.

– Alors, dit le cocher, je crois bien que nous allons trouver, car j’ai déjà conduit bien des messieurs qui m’ont dit ce nom-là.

Le cocher traversa le petit village de Saint-Maurice, gagna le bord de l’eau, parut hésiter un peu et finit par s’arrêter net devant la grille d’une jolie habitation dont une des façades donnait sur la rivière. Malgré la pluie, la nuit était assez claire, et le brouillard avait une certaine transparence qui permit à Rocambole d’examiner, en mettant pied à terre, le lieu où il se trouvait. La maison avait l’élégante et mignonne apparence d’un cottage anglais. Elle était blanche, petite, à un seul étage, entourée d’arbres touffus, et n’était séparée de la Marne, au midi, que par une berge de deux mètres de largeur. Un beau jardin la précédait au nord.

Rocambole vit briller une lumière discrète derrière les persiennes d’une fenêtre du premier étage. Cette fenêtre était la seule éclairée.

La grille du jardin était entrouverte, preuve certaine que quelqu’un était attendu à la villa. Le jardin était désert et toute la maison silencieuse.

– Heureux coquin ! murmura John Bird en étendant la main vers la persienne qui laissait filtrer une clarté. Je crois bien qu’on vous attend… et je vais m’en retourner seul.

– C’est égal, répondit Rocambole, qu’un certain pressentiment agitait encore, faites-moi un plaisir.

– Lequel ?

– Attendez ici dix minutes.

– Pourquoi ?

– Je ne sais, mais il me semble qu’il va m’arriver malheur. Si j’appelais, vous viendriez n’est-ce pas ?

– Parbleu !

– Êtes-vous armé ?

John Bird cligna de l’œil.

– J’ai dans ma poche, dit-il, deux amis un peu bavards, mais fidèles. Ils font du bruit, mais, à l’occasion…

– Moi, dit Rocambole, j’ai un bout de stylet qui ne me quitte jamais… Si, dans dix minutes je ne ressors pas, continua Rocambole, si je n’appelle pas, vous pourrez vous en aller.

– Très bien ! Quand nous reverrons-nous ?

– Dans huit jours… en Bretagne, à bord du Fowler.

– Bien, adieu ! Bonne chance !

Et John Bird serra la main de Rocambole, et demeura en faction à la grille de la villa, à trois pas du coupé de remise, dont le cocher s’était accoudé nonchalamment sur son siège, prêt à s’endormir si on ne lui ordonnait de se remettre en route.

Rocambole traversa le jardin, arriva au perron, le gravit et trouva la porte entrebâillée comme la grille.

L’escalier était plongé dans l’obscurité. Cependant il allait bravement s’aventurer dans les ténèbres, lorsqu’une main saisit la sienne et l’attira doucement :

– Venez, suivez-moi, murmura-t-on à son oreille.

Cette voix fit tressaillir Rocambole. Ce n’était point celle de madame de Saint-Alphonse, et pourtant il lui sembla l’avoir déjà entendue quelque part. Cependant, il obéit à la pression de la main et se laissa conduire.

On lui fit gravir un escalier, traverser un petit salon plongé dans les mêmes ténèbres, puis une porte s’ouvrit devant lui. Un flot de clarté qui vint l’éblouir lui montra alors madame de Saint-Alphonse étendue nonchalamment sur une causeuse. En même temps, la petite main qui tenait la sienne l’abandonna, et la mystérieuse conductrice disparut et referma prestement la porte sur elle.

Rocambole n’avait pas eu la possibilité de voir son visage.

– C’est ma femme de chambre, lui dit madame de Saint-Alphonse en souriant.

Puis d’un geste, elle lui indiqua une place auprès d’elle.

– Que je vous remercie ! dit-elle. C’est chevaleresque, à vous, d’être venu par un temps pareil. Ah ! l’horrible pluie !

– Il n’y a jamais rien de chevaleresque à faire ce que le cœur ordonne. Je ne vous ai pas trouvée à Paris et vous m’attendiez ici. Comment ne pas venir ?

Don Inigo, qui s’oubliait un peu avec John Bird, avait retrouvé avec madame de Saint-Alphonse ce merveilleux accent moitié espagnol, moitié américain, qui accuse l’origine brésilienne.

Sa jolie hôtesse le considérait avec une attention qu’il prit pour de la curiosité d’abord. Mais tout à coup elle lui dit :

– Tenez, poursuivit-elle, si vous n’étiez brun, presque olivâtre… Elle s’arrêta et continua à le regarder. Si vous n’aviez la barbe et les cheveux d’un noir de jais…

Elle s’arrêta encore, le regardant toujours.

– Eh bien ?… fit-il, un peu déconcerté de cet examen.

– Je jurerais…

– Que jureriez-vous, belle dame ?

– Mon Dieu ! tenez, reprit-elle, vous ressemblez, en brun, comme deux gouttes d’eau, à un homme blond que j’ai connu.

Rocambole tressaillit.

– Et quel est cet homme blond ? demanda-t-il, souriant néanmoins.

– Un Suédois, le vicomte de Cambolh.

– Je ne le connais pas…

Et il prononça si ingénument ces mots, qu’un juge d’instruction s’y fût trouvé pris et n’eût pas douté de sa bonne foi.

– Oh ! dit madame de Saint-Alphonse, il a quitté Paris depuis trois mois…

– Je n’y suis, moi, que depuis quinze jours.

– On ne sait trop ce qu’il est devenu.

– Tant pis !

– Pourquoi ?

– Parce que j’aurais voulu le voir, cet homme qui me ressemble.

– Ma foi ! continua madame de Saint-Alphonse, ma femme de chambre connaît cette histoire mieux que moi.

– Quelle histoire ?

– Celle du vicomte de Cambolh.

Le marquis songea à la voix qu’il avait entendue tout à l’heure et qui ne lui était pas inconnue, et il pensa que peut-être madame de Saint-Alphonse avait une femme de chambre qui avait pu servir précédemment chez quelque femme qu’il aurait connue du temps qu’il s’appelait le vicomte de Cambolh.

– Ah ! dit-il, il y a donc une histoire sur ce vicomte ?… Comment l’appelez-vous ?

– Cambolh.

– Et quelle est cette histoire ?

– Il paraît, reprit madame de Saint-Alphonse, que ce vicomte de Cambolh était un aventurier, un misérable…

Rocambole ne sourcilla point.

– Cependant il allait dans le monde, il était reçu dans les meilleures maisons du faubourg Saint-Honoré, notamment chez la marquise Van-Hop.

Ce nom, tombé négligemment des lèvres de madame de Saint-Alphonse, jeta le marquis dans une grande perplexité. Pourquoi lui disait-elle tout cela ?

– Ah ! fit don Inigo, qui pâlit sous la couche de brun qui bronzait son visage.

– Il a reçu un coup de poignard. Tenez, là, fit madame de Saint-Alphonse, indiquant du doigt la place où don Inigo portait la cicatrice du poignard de sir Williams.

Rocambole commençait à se trouver mal à l’aise.

– Ah çà, ma chère amie, dit-il, pourquoi me parler de ce vicomte de Cambolh.

– Parce que vous lui ressemblez.

– Il était blond et je suis brun : donc, cette ressemblance n’était pas complète.

– Ma femme de chambre prétend le contraire.

– Comment ?

– Ma foi ! dit madame de Saint-Alphonse, vous allez voir.

Et elle sonna.

La porte se rouvrit ; une jolie soubrette, grande, svelte, se montra. D’abord le marquis don Inigo jeta sur elle un regard étonné, et il ne la reconnut pas. Mais elle fit un pas vers lui, le regarda fixement et lui dit d’un ton moqueur :

– Bonjour, monsieur de Cambolh…

Et Rocambole se prit à frissonner jusqu’à la moelle des os… Il avait reconnu Baccarat.

– Je suis pris !… pensa-t-il. Elle m’a reconnu.

Et comme il avait sur lui un stylet et se trouvait vis-à-vis de deux femmes sans armes, en apparence du moins, M. le marquis don Inigo songea un moment à tuer Baccarat…

Mais, derrière elle, et avant que le stylet eût vu la lumière, une autre porte s’ouvrit. Cette porte livra passage à une quatrième personne, dont la vue produisit sur M. le marquis don Inigo de los Montes l’effet de la tête de Méduse.

Ce nouveau personnage était le comte Artoff.

Le comte avait ses pistolets à la main.

Dans un premier accès de terreur, Rocambole voulut crier, appeler John Bird à son aide… Mais il se souvint que John Bird était l’obligé du comte ; que les mettre tous deux en présence, c’était se condamner sans appel, s’ôter non seulement à lui-même sa dernière chance de salut, mais livrer sans profit le dernier secret de sir Williams.

– Au moins si je meurs, pensa-t-il, ma mort sera vengée… le comte tombera sous le poignard de Venture, et Baccarat s’en ira chez les sauvages…