LXXXVII
Huit jours plus tard, vers dix heures du matin, une chaise de poste faisant grand bruit et grand tapage entra dans la cour de l’hôtel Meurice, où descendaient d’ordinaire tous les étrangers de distinction.
Cette chaise, attelée de quatre chevaux conduits à la Daumont, renfermait un seul personnage à l’intérieur. C’était un jeune homme de taille moyenne, au teint cuivré par le soleil des tropiques, aux cheveux et à la barbe d’un noir d’ébène, vêtu d’un élégant négligé de voyage, et dont la main fine et brunie était ornée au médium d’une grosse bague d’or enchâssant un diamant énorme. Ce seul fait d’une bague au médium, ce qui constitue un manque complet de bon goût en France, attestait suffisamment l’origine étrangère de ce personnage.
Derrière la chaise, pendu aux étrivières, s’étalait un nègre majestueux de corpulence, aux cheveux crépus, aux lèvres épaisses, aux dents blanches.
Malgré son respectable embonpoint, le nègre sauta assez lestement à terre, et demanda en langue espagnole, mélangée de patois créole, le garçon de l’hôtel qui servait d’interprète. À l’hôtel Meurice, comme dans tous les grands établissements européens de ce genre, il y a un garçon pour chaque langue. Celui qui parlait l’espagnol se détacha du groupe de domestiques stationnant sur le perron et vint prendre les ordres du voyageur.
Celui-ci avait, sans doute, l’habitude de ne rien faire ni ordonner par lui-même, en hidalgo qui se respecte et évite tout rapport direct avec la valetaille, car ce fut le gros nègre investi de sa confiance qui demanda un appartement, le plus confortable de l’hôtel, et annonça que son maître, le marquis don Inigo de los Montes, venait s’installer à Paris pour un mois.
Le marquis descendit de voiture avec la nonchalance d’un Méridional, se laissa conduire dans l’appartement qu’on lui destinait et demanda à voir le gérant de l’hôtel. Celui-ci s’empressa de monter.
– Connaissez-vous, lui dit le marquis en français assez pur, mais entaché d’une forte prononciation espagnole, le comte de Kergaz ?
– De nom, oui, monsieur le marquis.
– Son hôtel est-il loin d’ici ?
– Rue Culture-Sainte-Catherine.
– Est-ce loin ?
– Non.
Le marquis prit une plume et écrivit la lettre suivante :
« Monsieur le comte,
« Veuillez excuser la démarche, peut-être un peu osée, que je tente auprès de vous, ne sachant trop même si elle est dans les usages français.
« J’arrive du Brésil avec l’intention d’habiter Paris quelques mois.
« Mon banquier de Rio-Janeiro m’a donné une lettre de crédit sur son correspondant du Havre, M. Urbain Mortonnet. M. Mortonnet, à qui j’ai confié mon embarras, car je ne connais personne en France, m’a offert une lettre de recommandation pour vous, dont il est, m’a-t-il dit, l’obligé. J’ai accepté avec empressement.
« Or, monsieur le comte, arrivé à Paris depuis une heure, je prends la liberté de vous écrire pour vous demander la permission de me présenter à votre hôtel et vous remettre, moi-même, la lettre de M. Mortonnet. »
Et, après les compliments d’usage, le marquis signa en toutes lettres :
« Marquis don Inigo de los Montes. »
Puis il cacheta sa lettre avec de la cire noire, et y apposa de superbes armoiries un peu compliquées et qui étaient gravées sur un cachet attenant à ses breloques.
Or, voici quelle était la lettre de M. Mortonnet :
« Monsieur le comte,
« On m’adresse du Brésil, en droite ligne, un jeune homme fort riche, si j’en juge par une lettre de crédit de trente mille francs par mois et portant un des plus beaux noms de la vieille Castille.
« Le marquis don Inigo de los Montes est d’origine espagnole. Ses pères, compromis dans une conspiration sous le règne de Philippe V, sont allés s’établir au Brésil.
« Le marquis est jeune et distingué ; il aurait quelques succès, j’en suis certain, dans le monde parisien, si vous daignez lui servir de mentor. Serait-ce trop attendre de votre bonté accoutumée, monsieur le comte ?
« J’ose espérer le contraire, et demeure, avec le plus profond respect, monsieur le comte,
« Votre très obéissant et reconnaissant,
« U. Mortonnet. »
Or, deux mots nous suffiront pour expliquer l’autorité que pouvait avoir cette lettre sur M. de Kergaz.
Quatre années auparavant, c’est-à-dire quelques mois avant son mariage avec mademoiselle Jeanne de Balder, Armand, qui, on s’en souvient, était l’exécuteur testamentaire du baron Kermor de Kermarouet, eut affaire, relativement à cette succession, à M. Urbain Mortonnet.
M. Mortonnet, banquier et armateur, était un honnête homme, que la faillite de deux maisons anglaises avec lesquelles il était engagé était sur le point de ruiner. Lorsque Armand vint lui réclamer une somme de cinq cent mille francs, le pauvre négociant était à la veille du suicide. Armand devina l’honnête homme et le sauva. Trois années suffirent à M. Mortonnet, dont l’honneur commercial était demeuré intact, pour refaire sa fortune ébréchée et rembourser M. de Kergaz, qui le tenait pour le plus honnête et le plus digne homme du monde.
Comment le marquis don Inigo de los Montes était-il parvenu à surprendre la bonne foi de M. Mortonnet ? Comment celui-ci l’avait-il trouvé muni d’une lettre de crédit régulière, et, touché par sa bonne mine, lui avait-il offert sa recommandation auprès du comte ? C’est ce que nous expliquerons plus tard.
Les deux lettres, celle du marquis et celle de M. Mortonnet, furent portées à l’hôtel de Kergaz sur-le-champ.
Une heure après, et comme le riche Brésilien achevait sa toilette, une voiture aux armes du comte Armand de Kergaz entra dans la cour de l’hôtel Meurice. Un homme en descendit et demanda à voir le marquis. Ce n’était pas Armand, comme on aurait pu le supposer, mais bien M. le vicomte Andréa, son frère, un saint homme qui songeait à son salut. M. le vicomte Andréa se fit conduire à l’appartement du marquis, salua le jeune homme avec un profond respect et comme eût fait un simple intendant. Et il lui annonça que M. le comte Armand de Kergaz, légèrement souffrant, l’envoyait en son lieu et place et serait heureux et flatté de le recevoir.
M. le vicomte Andréa traita avec une déférence telle M. le marquis don Inigo de los Montes en présence des gens de l’hôtel Meurice, que ceux-ci demeurèrent persuadés de la haute situation sociale du jeune étranger.
Le marquis monta dans le carrosse de M. de Kergaz avec le vicomte Andréa.
Et quand le carrosse fut en route, celui-ci dit à l’oreille du Brésilien :
– Viens, jeune louveteau, je vais t’introduire dans la bergerie.
– J’ai de belles et bonnes dents ! répondit le prétendu marquis en souriant et montrant ses incisives blanches et pointues.