CXI
M. le marquis don Inigo de los Montes s’attendait à cette agression, et tandis que le comte le saisissait rudement et le forçait à se relever, sa main se glissait dans la poche de ses braies, prête à en retirer un de ses pistolets, si le comte faisait un pas vers la panoplie pour y saisir un fusil ou une épée.
Mais le comte était sans autres armes que sa force herculéenne.
– Misérable ! s’écria-t-il en secouant Rocambole, misérable !
La voix d’Armand était étouffée par la colère :
– Je vais te tuer comme un chien, dit-il sourdement.
Et sa main convulsive étreignait le prétendu marquis à la gorge.
– Au secours !… à l’assassin ! murmura celui-ci à mi-voix.
Ce mot d’assassin galvanisa M. de Kergaz. Sa main crispée lâcha la gorge de Rocambole. Il fit un pas en arrière, l’enveloppa d’un regard de haine et de mépris et lui dit :
– Tu as raison… et bien que tu sois entré de nuit sous mon toit comme un malfaiteur, bien que tu sois venu m’outrager… je ne dois pas te tuer sans défense… Tiens, misérable !
Et d’une main il frappa Rocambole au visage, et de l’autre alla détacher deux épées à la panoplie.
Madame de Kergaz poussa un nouveau cri, cri de terreur et d’angoisse, et tomba à la renverse sur le parquet ; elle était évanouie.
Au bruit, des pas se firent entendre dans le château, les portes s’ouvrirent, les serviteurs, éveillés en sursaut, accoururent. Ils virent alors deux hommes en présence et se mesurant du regard ; ces deux hommes avaient l’épée à la main.
– Retirez-vous ! ordonna M. de Kergaz d’une voix tonnante, ou plutôt occupez-vous de madame ; transportez-là dans sa chambre, donnez-lui des soins…
Et, s’adressant à don Inigo :
– Au jardin, misérable ! viens au jardin ! lui dit-il : je ne veux pas que ton sang souille ma maison… il la déshonorerait à toujours…
Et M. de Kergaz entraîna Rocambole dans le jardin jusqu’auprès du pavillon, et lui cria :
– En garde ! en garde !
Rocambole, ému un moment, avait, dans le trajet du château au jardin, reconquis tout son sang-froid, et pensait en son âme cynique et dépravée : – Pauvre sot ! le soufflet que je viens de recevoir sera le dernier que tu donneras en ta vie…
Et, après avoir prononcé par avance l’oraison funèbre de M. de Kergaz, le complice de sir Williams tomba en garde.
Il comptait sur ce coup italien, sur cette botte secrète et déloyale que lui avait patiemment démontrée, pendant deux mois, le portier maître d’armes du n° 41 de la rue Rochechouart : le coup des mille francs, comme l’appelait sir Williams.
– Des torches ! apportez des torches ! avait crié Armand à ceux de ses gens qui n’étaient point occupés à donner des soins à la comtesse.
Les serviteurs du comte, la plupart vieux chouans nourris et bercés des chevaleresques traditions des Armoricains leurs aïeux, n’auraient osé défendre à leur jeune maître cette rencontre, l’épée à la main, qu’il allait avoir.
Quel était cet adversaire, brusquement surgi au milieu de la nuit ? Quel outrage armait leur maître contre cet homme ? Pourquoi ce combat ?
Ils ne songèrent même pas à se le demander.
Armand avait demandé des torches pour éclairer le combat ; on apporta des torches.
Et ce fut alors un sévère et grandiose spectacle que celui qui s’offrit aux regards des assistants. Au milieu de la nuit, sous les fenêtres de ce vieux manoir aux murs envahis par le lichen, et dont la vieille structure rappelait les âges héroïques, deux vieux Bretons tête nue, à dix pas l’un de l’autre, tenaient une torche pour éclairer l’épée du dernier des Kergaz. Entre eux, deux autres hommes, le comte et son adversaire, se mesuraient du regard prêts à croiser le fer qui s’agitait dans leur main. À distance, les autres serviteurs s’étaient agenouillés pleins de foi et priaient pour leur jeune maître.
– Mes enfants ! cria alors M. de Kergaz, s’il m’arrivait malheur… si cet homme venait à me tuer, laissez-le s’en aller, mais veillez sur la comtesse…
Et après avoir recommandé sa femme, Armand engagea le fer avec impétuosité.