XCI

Primevère, la villa que le comte de Kergaz possédait entre Chatou et Croissy, était une charmante résidence, isolée au bord de l’eau, loin de toute autre habitation. Elle touchait à la rivière par son jardin en amphithéâtre, lequel avait une petite porte ouvrant sur la berge. Primevère, qui tirait son nom de la précocité des grands arbres qui l’entouraient, était une petite maison aussi petite que Socrate eût pu la souhaiter, et dans laquelle M. de Kergaz et sa femme devaient nécessairement réduire le nombre de leurs domestiques.

Le comte avait acheté cette villa il y avait deux mois. Un pauvre diable, un poète, qui ne savait pas calculer le prix de la toise de maçonnerie, avait fait bâtir Primevère : il y avait dépensé son avoir, engagé son travail pour le présent et l’avenir, de telle façon que lorsque la construction avait été terminée, il s’était trouvé hors d’état de la meubler et de l’habiter.

Un spéculateur, maître maçon de son état, avait acheté Primevère pour un tiers de sa valeur, et le poète, désabusé des gloires et des vanités mensongères de la propriété, était parti pour l’Italie, où il était allé se consoler de la perte de sa maison et de ses illusions. Armand de Kergaz, revenant un soir de Saint-Germain en calèche découverte avec Jeanne, avait passé devant Primevère en sortant du bois du Vésinet. La comtesse avait admiré la blanche maisonnette à demi perdue sous un massif de verdure, et M. de Kergaz avait fait arrêter ses chevaux. Il avait lu, sur l’une des façades, ces mots tracés en grosses lettres :

MAISON À VENDRE

OU

À LOUER

La maison était aussi coquette au-dedans qu’au-dehors ; on sentait que celui qui l’avait bâtie l’avait décorée pour lui, et qu’il était homme de goût.

– Cher Armand, murmura Jeanne en parcourant la villa, le petit parc, le jardin anglais, vous devriez bien acheter cela. C’est si petit, si mignon… nous y passerions le mois de mai presque seuls…

Et comme les désirs de Jeanne étaient des ordres, Armand avait acheté Primevère, et c’était là qu’il avait l’intention de passer le mois de mai tout entier, ce mois charmant près de Paris, et si froid encore en province.

Or, huit jours après celui où le marquis don Inigo de los Montes s’était présenté chez M. le comte de Kergaz, Armand et sa jeune femme étaient complètement installés à Primevère avec trois domestiques seulement, une cuisinière, un valet et une femme de chambre. Armand allait à Paris tous les jours, et revenait chaque soir. Jeanne, son enfant par la main, s’en allait faire de longues promenades au bord de la rivière et dans cette île Croissy, verte et ombreuse, qui fait, le dimanche, les délices des petits bourgeois parisiens. Le vicomte Andréa était demeuré à Paris, selon le désir exprimé par la comtesse.

Cependant Armand, qui ne partageait point les opinions de Jeanne sur les tortures secrètes de son frère ; Armand, qui savait bien que, si désespéré, si muet que soit un violent amour, la vue de la femme qui l’inspire fait moins souffrir encore que son absence, avait voulu qu’on lui gardât une chambre à Primevère ; et comme il voulait flatter les manies ascétiques du grand coupable repenti, il avait choisi une mansarde tendue d’un papier à douze sous et meublée en sapin.

– Quelquefois, s’était-il dit, j’emmènerai Andréa dîner à Primevère, et je l’y garderai un jour ou deux. Si, d’une part, il souffre de la vue de Jeanne, d’une autre, au moins, il jouira de ce grand air si vivifiant, si pur et si nécessaire aux santés délabrées comme la sienne.

Mais, jusqu’alors, Andréa avait toujours, sous un prétexte quelconque, refusé de venir passer quelques heures à Primevère.

Le marquis don Inigo de los Montes, au contraire, était pour ainsi dire le commensal de la villa. Il y avait dîné trois fois en huit jours. M. de Kergaz, ayant à cœur d’être agréable à son vieil ami M. Urbain Mortonnet, séduit ensuite par un certain air de naïveté plein de franchise et mélangé de ces hautes façons aristocratiques dont Rocambole avait trouvé le secret on ne savait où, M. de Kergaz, disons-nous, s’acquittait en conscience de ses fonctions de mentor. Il avait conduit le jeune Brésilien à l’Opéra, aux Bouffes, à la Comédie-Française, aux premières courses de la Marche et de Chantilly, l’avait présenté dans quelques salons, et notamment chez madame Fernand Rocher, qui avait donné un bal.

Le marquis paraissait aimer beaucoup les exercices du corps ; il adorait les chevaux. Armand lui avait fait acheter un magnifique cheval irlandais de robe alezan brûlé. C’était à cheval que le marquis allait ordinairement de Paris à Chatou, seul souvent, quelquefois en compagnie d’Armand.

M. de Kergaz, nous l’avons dit, allait à Paris presque tous les jours et revenait chaque soir à Primevère. Lorsque le jeune Brésilien l’accompagnait, ce dernier quittait généralement la villa vers dix ou onze heures du soir.

Un matin, en arrivant à Paris, M. de Kergaz trouva une invitation assez bizarre qui était parvenue la veille au soir à son intendant. Un jeune peintre, à qui le comte avait jadis rendu service, qu’il avait protégé, encouragé et fait connaître dans le monde, se mariait. Il suppliait son protecteur d’honorer de sa présence son modeste bal de noces. Armand pouvait-il refuser ? Cependant il avait précisément, la veille, invité le marquis don Inigo à une promenade dans la forêt de Saint-Germain où il devait chasser le lendemain, en lui promettant de le faire assister aux émotions nouvelles pour lui d’un laisser-courre. Entre ces deux engagements, Armand demeura un moment indécis.

Cependant il fit cette réflexion, que les princes chassaient souvent à Saint-Germain, tandis que son jeune protégé ne se marierait qu’une fois. Et il écrivit un mot au Brésilien pour l’excuser. Puis il dit à Andréa : « Tu seras bien aimable cher frère, d’aller ce soir à Primevère. » Et il lui tendit l’invitation du peintre.

Andréa tressaillit et Armand le vit pâlir.

– Tu vas me trouver fou, dit Armand, mais je suis si peu habitué à laisser Jeanne seule le soir, que je ne serais réellement tranquille que si tu veilles sur elle.

– Mais… mon frère… balbutia Andréa.

– Va donc dîner avec elle, poursuivit Armand, tu y prendras possession de la chambre que nous t’y avons fait préparer, et tu avertiras Jeanne que je rentrerai fort tard, vers quatre ou cinq heures du matin.

Andréa parut se résigner à un grand sacrifice ; mais il accepta et il partit vers cinq heures par les troisièmes classes du chemin de fer, comme un petit rentier du Marais qui calcule sagement une économie de six sous. Il arriva à Primevère à l’heure du dîner.

Jeanne attendait son mari. Lorsque Andréa lui apprit qu’il était retenu à Paris, et que ni lui ni le jeune Brésilien ne viendraient, la comtesse éprouva une impression mélangée de joie et de tristesse. Le marquis don Inigo, elle ne savait pourquoi, lui faisait peur. En apprenant qu’elle ne le verrait point, elle fut comme soulagée, malgré le chagrin qu’elle éprouvait de l’absence de son mari.

M. le vicomte Andréa continua à jouer merveilleusement son rôle de victime résignée, d’homme torturé qui se complaît dans ses tortures. Il eut le courage de dîner en tête à tête avec cette femme qu’il aimait dans le silence et le mystère de son cœur, de baisser pudiquement les yeux quand elle le regardait, et de lui offrir son bras pour cette promenade quotidienne que Jeanne faisait chaque soir après le dîner.

À la nuit, ils rentrèrent.

Jeanne prit elle-même un flambeau et lui dit :

– Allez, mon cher frère, je vais vous faire conduire chez vous.

Elle sourit avec tristesse en prononçant ces derniers mots.

– Cet appartement, murmura-t-elle, est la plus petite mansarde de la maison. Armand connaissait vos goûts, et il vous l’a destinée.

– Mon frère a eu raison, répondit-il humblement, et je suis persuadé, néanmoins, que c’est encore beaucoup trop pour un pauvre pécheur comme moi.

Et il la salua comme s’il eût voulu éviter de prolonger un entretien qui le torturait.

– Pauvre homme ! pensa la comtesse en se retirant.

Et elle se prit à songer que le malheureux l’aimait, et qu’il avait dû horriblement souffrir durant cette longue soirée de tête-à-tête pendant laquelle il avait constamment senti son bras sur le sien.

Lorsque Jeanne fut partie, M. le vicomte Andréa ouvrit sa croisée et s’accouda sur l’entablement. Comme un général d’armée à la veille d’une bataille, le baronet semblait vouloir étudier le terrain. Il connaissait cependant la villa. Il y était venu lors de l’acquisition ; puis il était revenu alors qu’on la décorait et la mettait en état de recevoir ses nouveaux maîtres. Enfin, ce jour-là, en homme habitué à tout juger d’un coup d’œil, il avait gravé en quelques minutes dans sa tête tout le plan intérieur et extérieur de l’habitation. On aurait pu dire que sir Williams, en s’accoudant à la croisée, faisait une simple récapitulation.

Il était près de dix heures, la nuit était noire, presque orageuse. L’ombre enveloppait le jardin. On entendait le murmure de la rivière sur son lit de cailloux sans apercevoir son sillon d’argent. Un profond silence s’était fait dans la villa.

Les trois serviteurs étaient couchés ; Jeanne seule veillait encore… On pouvait le supposer, du moins, à la lueur d’une lampe projetée vers les massifs d’arbres, clarté qui s’échappait des croisées de son appartement, situé au premier étage.

Madame de Kergaz, Andréa le savait, conservait, même à la campagne, ses habitudes parisiennes. Elle se levait tard, et ne se couchait jamais avant minuit, lisant ou brodant d’ordinaire dans une petite pièce attenante à sa chambre à coucher et convertie en boudoir.

– Allons ! pensa sir Williams, je ne joue pas précisément de malheur depuis quelque temps, et tout vient à point… Les domestiques couchent sur le derrière de la maison, tandis que la chambre de Jeanne est sur le devant et donne dans le jardin… Ils n’entendront rien… Allons ouvrir la poterne.

Le saint homme descendit alors sur la pointe du pied, s’arrêtant presque à chaque degré de l’escalier, tant il redoutait d’éveiller quelque écho endormi ; puis, continuant sa marche avec les mêmes précautions, et arrivé au bas de l’escalier, malgré les ténèbres qui l’environnaient, il sut trouver son chemin. On eût dit qu’il était pourvu de la propriété merveilleuse départie à la race féline, et que sa paupière, dilatée dans l’obscurité, avait le don de voir. Sans hésiter, il se dirigea à gauche, vers une serre chaude dont la porte était toujours ouverte, y pénétra, la traversa dans toute sa longueur, et arriva ainsi dans le jardin. Là, il s’arrêta de nouveau et leva les yeux sur la façade de la maison.

La fenêtre du boudoir de Jeanne était toujours éclairée et entrouverte, laissant entrer les chaudes bouffées de ce vent d’orage qui régnait depuis le coucher du soleil et auxquelles commençaient à se mêler quelques gouttes de pluie.

Sir Williams remarqua un arbre, un tilleul, planté tout près du mur, et qui montait verticalement vers cette croisée, de telle façon que les branches de son couronnement étaient éloignées de quatre ou cinq pieds à peine de l’entablement de la fenêtre.

– Bon ! pensa-t-il, le drôle est agile comme un chat, il sautera cela à pieds joints.

Il se remit en marche, portant ses souliers à la main, de façon à ne laisser aucune trace de ses pas dans le sable, et choisissant les allées les plus obscures. Il arriva ainsi jusqu’au mur du bord de l’eau ; puis il rejoignit la poterne, qui était fermée par un simple verrou. L’ancien pickpocket était trop versé dans l’art d’ouvrir les serrures et de tirer les verrous sans les faire crier pour arracher le moindre bruit à celui-là. La porte tourna sur ses gonds sans éveiller aucun écho, et sir Williams la tira sur lui avec les mêmes précautions.

– Allons à la rencontre de mon drôle, se dit-il ; pourvu qu’il soit exact !

Il remit alors ses souliers et remonta lentement la berge, prêtant l’oreille au moindre bruit et cherchant à pénétrer l’obscurité de son ardent regard.

Lorsqu’il fut à cent mètres de la villa, il s’arrêta pour écouter. Il avait entendu un bruit lointain… comme les pas pressés d’un homme attardé.

– Ce doit être lui ! se dit-il.

Et il avança encore.

Le bruit se rapprocha ; bientôt il devint facile à distinguer.

Alors, au lieu d’avancer toujours, il s’assit fort tranquillement dans l’herbe et s’y tint immobile.

Les pas approchaient. Bientôt sir Williams distingua une ombre plus noire encore que les ténèbres de la nuit, et qui paraissait se mouvoir. Puis, à mesure que cette ombre s’avançait, il crut distinguer, à intervalles inégaux, un petit bruit métallique, le bruit d’un éperon heurtant un caillou.

Cette fois il fut fixé :

– C’est lui ! se dit-il.

Il tira un briquet de sa poche, le battit, et en fit jaillir une gerbe d’étincelles, puis il alluma un cigare qu’il prit dans sa poche.

Et il continua à demeurer assis dans l’herbe.

Mais c’était un signal sans doute, car l’ombre, qui avançait toujours et n’était plus qu’à une faible distance, fit quelques pas encore, et une voix ayant un accent tout à fait méridional se fit entendre.

– Monsieur, disait la voix, vous seriez bien aimable de me donner un peu de feu.

– Avec plaisir, señor, répondit Williams, qui venait de reconnaître le jeune marquis brésilien don Inigo de los Montes, avec plaisir.

Les deux complices jugèrent inutile de poursuivre à haute voix ce colloque.

Don Inigo s’avança jusqu’à sir Williams assis dans l’herbe. Celui-ci se leva et dit :

– C’est bien… Tu es exact.

– Êtes-vous prêt, mon oncle ?

– Sans doute ; et toi ?

– Oh ! moi, soyez tranquille…

– Sais-tu ton petit discours ?

– Comme un jeune premier.

– Seras-tu pathétique, entraînant, irrésistible enfin ?

– J’ai vu les mélodrames joués au boulevard depuis quinze ans.

– C’est bien, cherchons.

Et ils se mirent en route le long de la berge, et la descendirent jusqu’à la villa.

Arrivés à la porte du jardin, sir Williams leva de nouveau les yeux sur la façade, remarqua avec joie que la lumière brillait toujours à la fenêtre où Jeanne se tenait, et, montrant l’arbre qui se dressait devant cette croisée :

– Tiens, souffla-t-il à l’oreille de Rocambole, un homme qui a jeté le lazzo dans les pampas et parcouru les forêts vierges doit savoir grimper aux arbres. Voilà ton chemin… Attends cinq minutes, le temps qui m’est nécessaire pour rentrer fort tranquillement chez moi et y jouir d’un profond sommeil.

Sir Williams rentra dans la villa avec les mêmes précautions qu’il avait prises pour en sortir, et le marquis don Inigo de los Montes attendit…