CXIV

Or, voici quel était le résultat des réflexions de Venture ; le faux nègre s’était dit :

– Il est évident que Rocambole est mort, qu’il a livré le secret de sir Williams, et que, à cette heure, le comte et Baccarat ont pris toutes les mesures nécessaires pour sauver M. de Kergaz et l’arracher des griffes de son frère. Donc, lorsque j’aurai tué ce jeune boyard, je n’aurai prévenu aucune catastrophe et j’aurai travaillé gratuitement. Si encore cette jolie dame n’avait pas emporté les cent mille francs… Ah ! ceci eût été différent : j’aurais fait le coup pour mon propre compte. Ma parole d’honneur ! pensa Venture en terminant son aparté, le comte ne se doute guère que cette charmante madame de Saint-Alphonse, sous prétexte de faire une bonne action, vient de lui sauver la vie.

Tandis que Venture, au fond de sa cachette, monologuait ainsi, le jeune Russe sonna son valet de chambre pour se faire déshabiller.

En même temps que retentissait le coup de sonnette, un frôlement se fit au-dessus de la tête de Venture ; et celui-ci, levant les yeux, aperçut un autre trou par lequel filtrait un second rayon de lumière. C’était par là que passait le cordon de la sonnette.

– Oh ! oh ! pensa-t-il, voilà qui est bon à savoir.

Et il continua à se tenir coi sous son rideau.

Le valet de chambre entra, déshabilla son maître, pénétra dans le cabinet de toilette, y prit la petite lampe à globe d’albâtre, la porta sur la table de nuit du comte et se retira.

Le comte prit un volume et se mit à lire, dans le but, sans doute, d’écarter de son esprit les noires visions qui l’assaillaient depuis qu’il croyait avoir un meurtre sur la conscience.

Pendant ce temps, maître Venture, qui avait toujours sur lui, en voleur prudent, un ciseau à froid, un rossignol et une pince, tirait de sa poche ce dernier instrument, se hissait jusqu’au fil de fer de la sonnette, le prenait délicatement et le coupait.

– Le comte aura beau sonner, se dit-il, le valet de chambre n’entendra rien.

Venture demeura quelques minutes encore au fond de sa cachette ; puis il en sortit bravement, d’un pas sûr, et traversa le cabinet de toilette.

– Est-ce toi, Germain ? demanda le comte.

Venture poussa la porte de la chambre à coucher, et le comte, stupéfait, vit entrer un nègre qui avait un pistolet au poing, et posait en même temps un doigt sur ses lèvres.

– Monsieur le comte, dit-il brièvement, ne sonnez pas, je ne veux vous faire aucun mal… mais il faut que vous m’écoutiez.

Le comte se dressa sur son séant, un peu étonné de cette brusque apparition, mais sans manifester le moindre effroi.

– Qui êtes-vous et que me voulez-vous ? demanda-t-il.

Le faux nègre posa son pistolet sur la cheminée ; puis il vint se placer en face du jeune Russe.

– Monsieur le comte, lui dit-il, vous êtes trop gentilhomme pour ne point respecter la parole que vous auriez donnée, même à un voleur, même à un assassin ?

– Sans doute. Après ? fit le comte intrigué du ton mystérieux de cet homme qui semblait sortir de terre.

– Je suis un voleur, et j’ai failli être un assassin, continua Venture. Cependant, il faut que vous me donniez votre parole de m’écouter jusqu’au bout, sans appeler vos gens, sans me faire chasser… ce que j’ai à vous révéler est de la dernière gravité.

– Parlez, répondit le comte ; je vous jure que j’écouterai jusqu’au bout.

– Monsieur le comte, poursuivit alors Venture, je suis entré chez vous, il y a deux heures, accroché sous une de vos voitures… J’y suis entré avec ces pistolets que vous venez de voir et un poignard.

– Vous vouliez m’assassiner ?

– Oui, fit Venture d’un signe de tête.

Un fier sourire vint aux lèvres du comte.

– Mes gens sont bien maladroits, dit-il. Mais je devine ce qui me sauve la vie…

– Peut-être.

– Vous étiez caché quelque part… dans cette pièce-là ?…

Et le comte indiqua du doigt le cabinet de toilette.

– Précisément.

– Vous m’avez vu donner cent mille francs, vous m’avez entendu dire que c’était la seule somme importante que j’eusse chez moi, et sans doute…

Venture secoua la tête.

– Ce n’est pas cela, monsieur le comte, dit-il.

– Qu’est-ce donc ?

– Je suis venu ici pour vous assassiner, et, mon Dieu ! fit le bandit négligemment, je ne dis pas que par la même occasion…

– Très bien, je comprends…

– Mais j’avais des honoraires fixes, poursuivit Venture.

– Ah ! dit le comte, vraiment ? Ainsi ce n’était point uniquement pour me voler ?

– On m’avait donné cinq mille francs pour vous tuer et cinq autres devaient m’être comptés après le coup.

– Tiens, dit en souriant le comte, je serais curieux de savoir le nom du cuistre qui n’estime ma vie que dix mille francs.

– Il est certain, fit Venture, que c’était pour rien, outre que c’est injurieux pour Votre Excellence… Mais, que voulez-vous ? les temps sont durs.

– Eh bien, dit le comte en souriant, maintenant j’ai bien deviné. On vous payait ma mort dix mille francs, vous avez compté sur ma générosité et vous avez eu raison. Vous aurez vingt mille francs et vous pourrez vous en aller tranquillement.

– Monsieur le comte est un vrai gentilhomme, murmura Venture en s’inclinant. Mais ce n’est point encore tout à fait pour cela que j’ai pris la liberté de me présenter devant lui.

– Pourquoi donc ?

Et le comte, de plus en plus étonné, regarda attentivement son étrange visiteur.

– Monsieur le comte, reprit Venture, tel que vous me voyez, je n’ai besoin que d’un bain et de quelques frictions d’essence pour redevenir aussi blanc que vous.

– Comment, vous n’êtes pas nègre ?

– Fi donc ! murmura Venture, imprimant à sa physionomie tout le dédain d’un planteur pour un noir. Je suis un nègre de circonstance, absolument comme le marquis don Inigo de los Montes était un Brésilien d’occasion.

– Tiens, dit le comte, vous êtes donc à son service ?

– J’y étais.

– Et c’est lui…

– Qui m’a donné les cinq mille francs et promis les cinq autres.

– Alors, mon ami, dit froidement le comte, vous avez bien fait de changer de résolution, car vous n’eussiez jamais été payé.

– Je le sais.

– Le marquis est mort.

– C’est ce que j’ai compris à la conversation de Votre Excellence.

– Ah ! vous avez entendu ?…

– Tout.

– Eh bien, reprit le comte, maintenant, expliquez-vous catégoriquement. Que voulez-vous ?

– D’abord, Votre Excellence m’a promis vingt mille francs.

– Vous les aurez.

– Ensuite, elle m’a juré de m’écouter.

– Vous voyez que je vous écoute.

– Alors, je continue. M. le marquis don Inigo, qui s’appelle, du reste, d’un tout autre nom…

– Je le sais.

– Ah ! fit Venture. Mais peut-être ne savez-vous pas tout. Eh bien, don Inigo ou Rocambole, comme vous voudrez, avait un grand intérêt à vous faire assassiner. Et je suis convaincu que si Votre Excellence se doutait du danger que court, à cette heure, une personne qui lui est chère, elle payerait cher mon secret.

Le comte tressaillit.

– Que dites-vous ? s’écria-t-il, et de qui parlez-vous ?

– Je ferai observer à Votre Excellence, répéta froidement Venture, que j’ai sa parole qu’elle me laissera sortir de chez elle librement. J’ai consenti, moyennant vingt mille francs, à lui laisser la vie, mais j’estime mon secret plus cher. Cependant, je puis nommer la personne… c’est madame Charmet.

– Baccarat ! exclama le comte, qui pâlit soudain et frissonna.

– Oui.

– Elle court un danger ?

– Très grand.

– Et vous pouvez le prévenir ?

– Sans doute.

– Eh bien, dit le comte, parlez, que vous faut-il ? Mais parlez…

Maître Venture était un homme d’esprit, il connaissait le cœur humain et devina que le comte aimait éperdument Baccarat.

– Tenez, dit-il, je ne veux point ruser avec vous, monsieur le comte ; madame Baccarat court un danger pire que la mort. Mon secret vaut cent mille francs ; faites-moi six mille livres de rente, et je suis à vous, et vous livre par la même occasion, l’homme que vous poursuivez sans pouvoir l’atteindre, celui dont Rocambole n’était que le bras…

– Sir Williams ?

– Oui.

Le comte étendit la main et indiqua du doigt une table sur laquelle se trouvaient du papier et de l’encre.

– Vous savez, dit-il, qu’à part une centaine de louis éparpillés dans mes poches, je n’ai plus d’argent chez moi. Approchez cette table, je vais vous donner un bon sur mon banquier.

Venture obéit et approcha la table. Mais en ce moment un bruit se fit dans l’antichambre, des pas retentirent, la porte s’ouvrit, et une femme pâle, hors d’elle-même, entra précipitamment.

C’était Baccarat !

D’abord Baccarat ne vit point le nègre, elle n’aperçut que le comte et courut à lui.

– On est entré chez moi cette nuit, dit-elle. On a enlevé Sarah, bâillonné ma vieille servante, forcé les portes…

En prononçant ces mots, Baccarat tourna la tête, aperçut Venture et jeta un cri. La vieille Marguerite lui avait dit qu’un nègre était au nombre des ravisseurs.

Le comte avait bondi hors de son lit aux paroles de Baccarat, s’était enveloppé d’une robe de chambre à la hâte, et lui prenant vivement les deux mains :

– Ne craignez rien, dit-il, ne craignez rien, cet homme…

– Cet homme, dit froidement Venture, est un de ceux qui ont enlevé Sarah.

Et comme Baccarat jetait un nouveau cri, Venture continua avec calme, s’adressant à la jeune femme :

– Ne craignez rien, madame, demain l’enfant vous sera rendue saine et sauve.

Et Venture approcha la table que le comte avait demandée.

– Monsieur l’assassin, dit courtoisement celui-ci en regardant Venture, un homme vulgaire romprait le marché qu’il vient de faire avec vous ; madame est ici et en sûreté près de moi, j’imagine. Mais rassurez-vous, le comte Artoff tient sa parole.

Venture se prit à sourire.

– Monsieur le comte, répondit-il, la présence de madame ici n’écarterait point de sa tête le danger terrible qui la menace, si je ne parlais pas, si je ne prononçais un nom…

– Que dites-vous ? qu’y a-t-il encore ?

– Quel est cet homme ? exclamèrent l’un après l’autre le comte et Baccarat.

– Cet homme, dit le comte, est entré ici avec l’intention d’y gagner dix mille francs en m’assassinant, et il en sortira riche de six mille livres de rente.

Et, d’un mot, le comte mit Baccarat au courant de la situation.

– Madame, dit alors Venture, lorsque le comte eut terminé son récit, je vous le répète, je n’ai qu’à prononcer un nom, à mettre le comte en rapport avec un homme que moi seul peut-être connais à Paris, pour vous livrer sir Williams pieds et poings liés.

Baccarat se tut et devint pensive. Mais le comte Artoff prit une plume et écrivit deux lignes qu’il signa et remit à Venture :

« Bon pour la somme de cent vingt mille francs, payable chez M. de Rothschild, rue Laffitte.

« Comte Artoff. »

Venture prit le bon, et, l’ayant mis dans sa poche, il regarda Baccarat :

– Je ne sais pas, dit-il, ce que vous avez fait pour mériter la haine féroce dont sir Williams vous enveloppait, madame ; mais voici ce qui vous serait arrivé, si je n’avais songé à devenir vertueux sur la fin de mes jours et à vivre honnêtement avec six mille livres de rente. Un homme qui est encore l’âme damnée de sir Williams, ce n’est pas moi, un homme qui a des hommes hardis et dévoués à ses ordres, un de ces hommes qui ont fait tous les métiers, depuis la traite des noirs jusqu’à l’assassinat aux bords de la Tamise, un pickpocket doublé de pirate, vous aurait enlevée cette nuit, ou demain, ou dans huit jours ; vous aurait conduite au Havre et embarquée sur un navire, à bord duquel il est monarque absolu…

Baccarat eut un geste d’étonnement et d’effroi.

– Cet homme, poursuivit Venture, vous eût ensuite conduite en Australie, et abandonnée sur quelque plage habitée par des cannibales.

Le comte frissonna en écoutant ces dernières paroles.

Mais Venture continua :

– Cet homme est dévoué à deux créatures en ce monde, l’une après l’autre ; il se ferait tuer pour sir Williams, mais il ferait bouillir dans l’huile, couper par quartiers ce même sir Williams si l’autre objet de son affection le lui ordonnait.

Le comte et Baccarat écoutaient avec un étonnement sans égal.

– Cette autre personne à qui votre ravisseur, madame, sacrifierait sir Williams, c’est vous, monsieur le comte.

Le comte jeta un cri.

– Moi ! moi ! dit-il…

– Vous.

– Mais quel est cet homme ? Son nom ?

– Cet homme, vous avez sauvé des flammes la seule femme qu’il ait aimée.

– Un capitaine anglais ?

– Oui, il se nomme John Bird, et je vais le chercher. Dans une heure, il sera ici.

Le comte et Baccarat n’en revenaient pas de ces étranges révélations.

– Monsieur le comte, acheva Venture, faites donc mettre une de vos voitures à ma disposition pour que je ne perde pas de temps.

Le comte ouvrit la porte et s’écria.

Le valet de chambre accourut.

– Un cheval au coupé sur-le-champ, ordonna-t-il.

Dix minutes après, Venture quitta l’hôtel de la rue de la Pépinière et se fit conduire rue de la Michodière, dans un hôtel garni où logeait John Bird. L’honnête capitaine dormait de tout son cœur lorsque Venture se présenta.

– Eh bien, lui dit ce dernier, êtes-vous toujours prêt à enlever la petite dame ?

– Toujours.

– Vrai ?

– Je n’ai rien à refuser à mon capitaine.

– Bah ! si vous saviez quelle est cette dame, peut-être…

– Eh bien ?

– Cette dame, dit Venture, est la Piguita du comte Artoff.

John Bird jeta un cri.

– Voyons, fit Venture en riant, qu’en pensez-vous ?

– Mais ! s’écria John Bird, je pense que je vais tordre le cou au capitaine, pour le punir de m’avoir proposé une pareille besogne !

– Bah ! fit Venture, le comte Artoff attend mieux que cela.

– Et… qu’attend-il ?

– Que vous emmeniez sir Williams chez les sauvages, à la place de Baccarat. C’est le nom de la petite dame.

– Très bien, répondit flegmatiquement l’Anglais. Je n’ai rien à refuser au comte Artoff.

Venture emmena d’abord John Bird à l’hôtel Meurice, où il avait quelques menus objets à prendre.

Le bon serviteur avait sagement pensé que, puisque son maître provisoire était mort, il ferait bien de s’instituer de son autorité privée son légataire universel. Il monta donc à l’appartement de M. le marquis don Inigo de los Montes, força le secrétaire, y prit tout l’argent qu’il trouva, et rejoignit John Bird, qui l’attendait dans la rue.

Ce fut en ce moment que la veuve Fipart, qui faisait le guet aux environs de l’hôtel Meurice, les aperçut, et en conclut un peu légèrement que le comte Artoff était mort.

De l’hôtel Meurice, les deux bandits se rendirent rue de la Pépinière.

On devine à présent tout ce qui s’était passé. Une heure après le départ de Rocambole, Venture et John Bird s’étaient présentés à la Villette, chez la veuve Fipart, et lui avaient enlevé l’enfant, qu’elle leur avait remis sans difficulté, croyant que c’était par ordre de sir Williams. Et le soir même, le comte et Baccarat étaient partis pour le Havre avec John Bird, puis s’étaient embarqués à bord du Fowler.

Mais la veuve Fipart avait gardé le secret à son fils adoptif, et ni le comte, ni Baccarat, ni John Bird ne supposèrent un moment que Rocambole vivait encore.

Quant à Venture, il toucha ses cent vingt mille francs et partit pour Londres. Il avait, pour des raisons à lui connues, plus de confiance dans les rentes anglaises, et il allait placer ses fonds sur l’État britannique.