LXXXI
Nous avons laissé le marquis Van-Hop dans le cabinet où maître Venture l’avait caché.
Le condamné qui attend qu’on vienne le chercher pour le conduire à l’échafaud n’endure certainement pas une torture plus horrible que celle que subit le marquis, lorsqu’il se trouva seul, ses armes à la main.
Il était venu là pour tuer… pour tuer la femme qu’il avait aimée depuis douze ans.
Le marquis sentait une sueur glacée perler sur son front, à mesure qu’il voyait le temps s’écouler et approcher l’heure fatale où l’épouse coupable arriverait au rendez-vous.
Un reste d’espoir cependant lui tenait au fond du cœur : peut-être ne viendrait-elle pas. Un moment il eut la tentation de mourir seul, et il appuya son pistolet sur son front. Mais il songea alors que, lui mort, elle l’épouserait, qu’ils seraient heureux, et cette pensée alluma un ouragan de fureur dans son âme.
– Non, non, murmura-t-il, je veux les tuer tous deux !
Huit heures sonnèrent. À partir de ce moment, les minutes devinrent des siècles pour le marquis.
Le moindre bruit extérieur le faisait tressaillir et frissonner. Des pas légers, des pas de femme qui crissèrent tout à coup sur le sable du jardin lui mirent la mort dans l’âme. C’était, ce devait être elle.
Les pas franchirent le seuil du pavillon, montèrent lestement l’escalier et s’arrêtèrent à la porte.
Le marquis étreignit convulsivement la crosse de son pistolet.
La porte s’ouvrit, une femme entra.
Le cabinet de toilette où le marquis était caché et qui ouvrait à gauche de l’alcôve, avait une porte vitrée garnie à l’intérieur d’un rideau. Ce rideau, mal tiré, permettait au marquis de voir parfaitement à l’intérieur de la chambre à coucher. Ô bonheur ! la femme qui entrait, ce n’était pas elle : c’était Fanny, cette ancienne femme de chambre de Baccarat, vendue corps et âme à sir Williams, et que les Valets-de-Cœur avaient imposée à madame Malassis. Elle vint s’asseoir auprès du feu et s’étendit dans un confortable avec la nonchalante aisance d’une duchesse. Savait-elle que le marquis était caché à deux pas ? C’est probable, car elle murmura d’un ton de mauvaise humeur :
– Quelle scie ! attendre tous les jours comme cela que l’amie de madame vienne au rendez-vous de son cher et tendre ! Il faut avouer que si madame fait un assez vilain métier en cédant ainsi sa maison, j’en fais un plus stupide encore en posant tous les soirs une heure sur le pas de la porte. Ma foi, tant pis, elle viendra bien toute seule jusqu’ici… Il fait un froid de chien.
Une rage folle s’empara du marquis lorsqu’il entendit ce cynique langage ; le secret de sa honte appartenait donc à une soubrette comme il appartenait déjà à un valet !… Et, dans son cœur, il sentit se briser et s’évanouir le dernier sentiment de pitié qu’il éprouvait encore naguère pour celle qu’il avait tant aimée.
Dix minutes environ après que Fanny fut rentrée dans la chambre à coucher de sa maîtresse, de nouveaux pas se firent entendre dans le jardin ; puis, comme ceux de Fanny, résonnèrent sur l’escalier.
– Tiens ! dit la soubrette tout haut, voilà madame la marquise !
Et elle se leva et prit la respectueuse attitude qui convient à une inférieure en présence d’une femme de qualité. En se tournant curieusement vers la porte entrebâillée qui s’ouvrit toute grande, Fanny tressaillit et recula comme si elle eût vu surgir devant elle un fantôme.
En même temps, d’un regard, l’œil étincelant du marquis enveloppa, du fond de sa cachette, la femme qui entrait… Ce n’était point la marquise ! C’était une femme de haute taille, enveloppée dans un grand manteau, le visage découvert, et d’une merveilleuse beauté.
Le marquis ne l’avait jamais vue. Mais Fanny, elle, poussa un cri, et la reconnut… C’était Baccarat, qui ferma la porte à double tour derrière elle, poussa les verrous et mit la clef dans sa poche. Puis elle fit un pas vers Fanny qui, interdite, recula.
Baccarat se débarrassa de son manteau, jeta son chapeau et se montra au marquis dans toute l’élégance nerveuse de sa taille, avec ses magnifiques cheveux blond fauve.
– Bonjour, Fanny, dit-elle avec calme.
Fanny s’inclina et recula encore.
– Il paraît que je te fais peur, ma petite ! dit Baccarat en riant.
Ce rire donna le frisson à la soubrette.
– Non… balbutia Fanny.
– Tu ne m’attendais pas, je vois…
– Je croyais que madame était morte… balbutia Fanny.
– C’est possible.
Fanny frissonna.
– Mais les morts reviennent… et ils ont le poignet solide…
Et Baccarat, étendant la main, prit Fanny par le bras et l’étreignit. La victime jeta un cri de douleur.
Baccarat se remit à rire :
– Tu vois, dit-elle, que si je suis un revenant, j’ai encore quelque vigueur. Mais assieds-toi donc, ma petite, là, devant moi, nous avons à causer.
Fanny tremblait et demeurait debout.
– Bah ! fit la jeune femme, de lorette à camériste il n’y a que la main. Assieds-toi, et causons comme de vieilles amies.
Et elle se jeta dans le fauteuil où Fanny s’étalait quelques minutes auparavant.
– Que me voulez-vous donc ? murmura celle-ci dont les dents claquaient de terreur, car elle se souvenait encore de cette nuit terrible, où, dans la maison de fous, Baccarat avait failli la tuer.
– Je veux causer.
Et Baccarat se plaça dans un autre fauteuil qu’elle approcha de celui de Fanny.
Puis, la regardant en face :
– Que fais-tu ici ?
– J’attends ma maîtresse.
– Tu mens !
Baccarat prononça froidement ces deux mots.
– Tu mens ! poursuivit-elle. Ta maîtresse est sortie et ne rentrera qu’à minuit.
Fanny voulut payer d’audace.
– J’attends une amie de madame, dit-elle.
– Quelle est cette amie ?
Fanny hésita.
Baccarat ouvrit son corsage, et en tira un petit poignard à manche ciselé.
– Tiens, dit-elle en le tirant du fourreau et faisant étinceler la lame brillante aux rayons de la bougie, le reconnais-tu ?
Fanny voulut se lever de son fauteuil et fuir. Mais une main nerveuse l’y cloua en s’appuyant sur son épaule.
– Réponds donc : ma fille, quelle est cette amie ?
– C’est la marquise Van-Hop.
– Oh !
Et Baccarat attacha son œil dominateur sur la soubrette.
– Ma petite, dit-elle, fais bien attention à ce que tu vas répondre, car je vais te questionner comme un juge interpelle un voleur.
– Je répondrai, murmura Fanny, qui comprit que Baccarat était résolue à tout.
– Si tu as le malheur de répondre un mot qui ne soit pas l’exacte vérité, tu es morte !
Et la lame du poignard étincela de nouveau aux yeux de la coupable.
Le marquis, frappé de stupeur, n’osait faire un mouvement, et il semblait attendre avec une anxiété terrible le résultat de cet interrogatoire d’où, il le sentait instinctivement, devait jaillir enfin la vérité. Ses doutes l’avaient repris depuis que Baccarat était entrée.
– Voyons, reprit la jeune femme, tu dis donc que la jeune marquise Van-Hop est l’amie de ta maîtresse ?
– Oui.
– Et elle doit venir ce soir ?
– Elle devrait être ici déjà.
– Bien. Mais qu’y vient-elle faire, puisque ta maîtresse est sortie ?
– Elle a rendez-vous avec un jeune homme…
– Son nom ?
– Chérubin.
– De quelle nature est ce rendez-vous ?
Et l’œil de Baccarat se posa sur Fanny, étincelant et terrible.
– Prends bien garde ! dit-elle, si tu dis un mot qui ne soit pas la vérité, je te tue !
– Ma foi ! pensa la soubrette, je ne puis pourtant pas me laisser égorger… Je dirai tout !
Et elle répondit :
– La marquise a reçu une lettre de M. Chérubin ; c’est madame Malassis qui l’a portée.
– Quand ?
– Hier.
– Que contenait cette lettre ?
– Je ne sais pas au juste ; mais M. Chérubin disait qu’il quittait la France pour toujours, et il suppliait madame la marquise de lui accorder une entrevue en présence de madame.
– La marquise aime-t-elle ce Chérubin ?
– Non, murmura Fanny, qui sentait bien qu’un seul mensonge serait son arrêt de mort.
Le marquis, au fond de sa retraite, eut un éblouissement.
– Dans quel but vient-elle ? Réponds, et sois sincère, si tu veux vivre.
Fanny hésita une seconde.
– Tu sais bien, ma fille, dit Baccarat, que nous sommes seules ici, que personne ne viendra à ton secours et que je serai sans pitié si tu essayes de me tromper.
– Eh bien ! dit Fanny, ma maîtresse trahit la marquise pour servir M. Chérubin, qui a intérêt à séduire madame Van-Hop ; et comme elle est une honnête femme, ils ont imaginé…
– Qui, ils, demanda Baccarat.
– Madame Malassis, Venture et les autres… d’entourer la marquise des apparences…
– Allons, dit Baccarat, nous n’avons pas le temps d’hésiter, il faut tout dire.
Et elle lui appuya son stylet sur la poitrine.
Alors Fanny n’hésita plus.
Elle avoua tout ce qu’elle savait, le plan concerté entre madame Malassis et Venture, et ce que Chérubin devait dire et faire. Enfin, elle étendit la main vers le cabinet de toilette et dit :
– Le mari est là…
Baccarat se leva pour ouvrir la porte du cabinet. Mais cette porte s’ouvrit d’elle-même.
Pâle, le visage noyé de larmes, le marquis était sur le seuil.
Baccarat fit un pas vers lui.
– Monsieur, lui dit-elle, il est impossible que la justification de la marquise ne soit pas suffisamment établie encore à vos yeux, que l’ombre d’un doute subsiste au fond de votre cœur, et que vous vouliez avoir d’autres preuves encore…
Le marquis se taisait.
– Eh bien, dit Baccarat, venez avec moi et vous serez satisfait.
* *
*
Tandis que cette scène se passait dans le pavillon de madame Malassis, un drame non moins émouvant s’accomplissait à l’hôtel où miss Daï-Natha s’était trouvée mal. Elle était, on le sait, à demi couchée sur un sofa, la tête appuyée sur des coussins, en proie aux premières atteintes de l’empoisonnement.
Le marquis, convaincu du crime de sa femme, avait, en partant, jeté sa bague aux pieds de l’Indienne.
Celle-ci se traîna plutôt qu’elle ne courut, cette bague à la main, vers un meuble qui supportait un verre d’eau. Elle emplit le verre et essaya de détacher la pierre bleue de la bague. Mais comme l’émotion et le tremblement convulsif qui l’agitaient la rendaient inhabile à cette besogne, elle prit le parti de jeter dans le verre la bague tout entière. Puis elle fixa un œil ardent sur cette eau qui allait se colorer légèrement d’une teinte bleuâtre, et qui, en cet état, lui rendrait la vie…
Daï-Natha avait eu peur de mourir… Mais elle possédait une confiance si grande, une foi si profonde dans les vertus de la pierre bleue, elle était si persuadée de son infaillibilité, qu’elle se crut sauvée…
Pendant dix minutes, couvant des yeux le verre d’eau elle endura ses souffrances avec un stoïcisme sans égal… Au bout de ce temps, l’eau n’avait encore rien perdu de sa limpidité. Daï-Natha ne savait pas au juste quel laps de temps il fallait pour que la dissolution s’opérât. Elle attendit encore…
Ses souffrances augmentaient, mais elle ne jetait pas un cri, ne laissait pas échapper un geste et continuait à regarder la bague qui gisait au fond du verre.
Au bout de dix autres minutes, elle prit le verre dans ses mains, le plaça entre ses yeux et une bougie. L’eau était transparente comme du cristal. Et les souffrances augmentaient…
– Mon Dieu ! murmura-t-elle, si j’allais mourir avant que l’eau soit devenue bleue !
Elle trempa ses doigts dans le verre, prit la bague et la palpa… La pierre était dure, polie et ne paraissait pas devoir se dissoudre.
Alors Daï-Natha eut peur… Elle trembla que la pierre n’eût perdu sa vertu en changeant de climat. Elle frissonna de la crainte de mourir. Elle plongea la bague dans le verre et attendit encore…
Cette fois, ses regards allaient de la pendule au verre et du verre à la pendule. L’eau conservait sa limpidité ; l’aiguille marchait lentement.
Trois quarts d’heure s’étaient écoulés depuis le départ du marquis. Daï-Natha commençait à laisser échapper des cris sourds ; ses tortures augmentaient… Et l’effroi de la mort s’était si bien emparé d’elle, qu’elle ne songeait plus ni à son violent amour pour le marquis, ni à sa haine pour sa rivale qui, elle devait le croire, mourait à cette heure. Non, Daï-Natha avait tout oublié… Mais elle ne voulait pas mourir.
Tout à coup un bruit de pas se fit entendre dans le salon, on frappa à la porte du boudoir… l’Indienne ne répondit pas.
Alors la portière se souleva, et un homme parut, donnant la main à une femme dont le visage était soigneusement voilé.
Ce visiteur, inconnu de Daï-Natha, était le comte Artoff. Le comte alla droit au verre, et il le prit ; puis, comme avait fait l’Indienne, il le regarda au travers d’une bougie.
Daï-Natha le considéra avec une sorte de stupeur. Quel était cet inconnu ? Que lui voulait-il ?
Et puis elle regarda cette femme voilée qui se tenait, immobile, sur le seuil.
– Madame, dit le comte en replaçant le verre sur le guéridon, la pierre que vous voyez n’est-elle pas destinée à colorer cette eau ?
– Oui… balbutia Daï-Natha toujours torturée.
– Et cette eau, une fois colorée, n’est-elle point un remède infaillible contre l’empoisonnement par les fruits, le suc ou les feuilles du mancenillier ?
Daï-Natha fit un geste d’assentiment interrompu par un cri de douleur.
– Vous êtes dans l’erreur, madame, cette pierre ne fondra pas.
– Oh ! fit Daï-Natha.
– Cette pierre, poursuivit froidement le comte, n’est point la pierre trouvée dans les entrailles du précieux reptile. C’est une simple turquoise…
Daï-Natha jeta un cri.
– Cette turquoise a été substituée à la véritable pierre bleue, continua le jeune Russe, et cela à l’insu du marquis Van-Hop.
Alors le comte s’effaça pour laisser avancer la femme voilée.
– Si vous voulez, du reste, acheva-t-il, savoir comment cette substitution a eu lieu, demandez-le à madame, qui est prête à vous répondre.
L’inconnue releva alors son voile et montra à Daï-Natha le noble et beau visage de la marquise Van-Hop.