LXIV

Turquoise s’élança lestement hors de la voiture, et en deux bonds elle se trouva sur le seuil de l’auberge. Léon la suivit.

Cependant le postillon à perruque blonde avait eu le temps d’échanger un regard avec la jeune femme, et ce regard était tout un drame dans lequel le malheureux Léon était menacé du rôle de victime.

Au moment où la voyageuse franchissait le seuil de l’auberge, le prétendu hôtelier lui dit rapidement : – Je suis ici par ordre ; tout ce que je ferai sera bien fait.

Léon n’entendit rien. Il suivait Turquoise avec la docilité résignée d’un esclave, et il pénétra après elle dans la cuisine, la salle d’entrée et de réunion de toutes les auberges de province.

La jeune femme alla s’asseoir au coin d’un grand feu qui éclairait toute la pièce ; puis tendant la main à Léon :

– Cher ami, lui dit-elle, j’avais donc fait un rêve en nous voyant réunis pour toujours… puisque nous allons nous quitter ?

Léon courba la tête et ne répondit pas. Le souvenir de son enfant était tenace et plein de force dans ce moment.

Turquoise poussa un profond soupir, et reprit :

– Hélas ! j’avais le pressentiment de mes tortures, le jour où je vous vis pour la première fois. Tenez, mon ami, il faut que je vous fasse cet aveu, car je ne vous ai jamais dit comment je vous ai vu et aimé…

En serrant avec une sorte d’ardeur fiévreuse la main qu’elle tenait dans les siennes :

– Écoute, dit-elle… C’était un soir de l’automne dernier. Au milieu de ma vie oisive et opulente, moi qui n’avais pas le temps de former un souhait qu’il ne fût accompli, moi qui voyais à mes genoux une jeunesse élégante et millionnaire, je m’ennuyais horriblement. J’avais le cœur vide, je n’avais jamais aimé. Ce soir-là, j’eus la fantaisie d’aller, avec ma femme de chambre, vêtue en grisette, avec des mitaines et un petit bonnet de ruban, danser à Belleville dans un bal champêtre. Ce fut là que je vous rencontrai ; vous étiez entré avec votre femme et vous regardiez danser. Vous voir et vous aimer fut pour moi l’histoire d’une minute. Je vous fis suivre, je sus qui vous étiez ; pendant deux mois je passai presque tous les jours devant votre atelier… Quand je vous avais aperçu, j’étais heureuse pour la journée ; quand je ne vous voyais pas… oh ! alors…

Elle appuya la main sur son cœur :

– Alors, acheva-t-elle d’une voix étouffée, je souffrais comme je souffre à cette heure où nous allons nous séparer.

Léon vit une larme perler au bout des longs cils de Turquoise.

– Mais pourquoi partez-vous ? s’écria-t-il.

– Pourquoi ? mais parce que je vous aime.

– Restez donc alors, balbutia d’une voix tremblante le pauvre insensé.

– Non, car je suis jalouse et je ne veux pas de partage… Tout ou rien !

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Léon, je ne puis pas, je ne veux pas quitter mon enfant.

Turquoise allait sans doute répondre, lorsque le postillon à perruque blonde et l’aubergiste, qui jusque-là étaient demeurés occupés hors de l’auberge à dételer et remiser les chevaux, firent irruption dans la salle.

– Quel ennui ! murmura Turquoise à mi-voix, ces gens-là vont nous voler nos dernières heures de tête-à-tête.

Mais comme s’il eût deviné, maître Venture se hâta de dire :

– Les chevaux ne seront pas ici avant deux heures. Si madame voulait monter au premier, j’ai fait faire du feu dans la chambre des voyageurs.

Turquoise se leva alors et fit à Léon un signe de tête qui voulait dire :

– Venez, au moins nous serons seuls.

– Si madame voulait prendre un potage ? ajouta l’hôtelier improvisé.

– Oui, répondit-elle.

– Madame va être servie sur-le-champ.

Venture prit un flambeau et montra le chemin.

Ce qu’il appelait la chambre des voyageurs était une petite pièce assez proprette, garnie de vieux meubles, d’un papier à douze sous encore frais, et d’une pendule à colonnes. Au fond, on voyait une alcôve fermée où il y avait deux lits. Un grand feu flambait dans la cheminée. Une maritorne encore assez jeune, que maître Venture avait fait lever à la hâte, dressait prestement une table auprès du feu.

Puis maître Venture arriva, portant avec emphase deux bouteilles poudreuses, un poulet froid et un potage.

Léon regardait machinalement tous ces préparatifs.

– Ami, lui dit Turquoise en s’asseyant devant la table, ne prendrez-vous pas une cuillerée de potage avec moi ?

Elle essaya de sourire.

Maître Venture sortit.

Turquoise prit une des bouteilles et versa à boire à Léon.

– Je n’ai ni faim ni soif, murmura-t-il.

– Eh bien, buvez, pour l’amour de moi.

Elle attacha sur lui ce regard plein de séduction auquel il ne pouvait jamais résister.

– Je le veux ! dit-elle avec une mutinerie charmante.

Léon prit son verre et le vida d’un seul trait.

Turquoise voulut en faire autant, mais elle reposa le sien sur la table, en disant :

– Quel verjus ! c’est du vin de Suresnes.

Et elle jeta le contenu du verre dans la cheminée et le remplaça par de l’eau.

La jeune femme trempa ses lèvres dans le potage borgne de maître Venture, suça une aile de la volaille desséchée, et repoussa la table au bout de dix minutes.

– Au lieu d’avoir faim, dit-elle, j’ai envie de pleurer.

Elle passa ses bras au cou de Léon.

– Mon pauvre ami ! murmura-t-elle.

Léon sentit son cœur se briser.

Et ils passèrent une heure la main dans la main, se regardant, les yeux pleins de larmes…

Turquoise jouait admirablement son rôle. Elle savait emprunter à la passion ses formes les plus enchanteresses, ses mots les plus sentis, ses accents les plus sympathiques.

Pendant une heure, Léon prêta l’oreille comme dans un rêve on écoute quelque voix harmonieuse qui descend du ciel, et en même temps que chancelait sa résolution de retourner à Paris, ses sens s’alourdissaient peu à peu, comme s’il eût été pris de vin. Il n’avait plus, c’était sa conviction, que quelques instants à passer avec cette femme aimée, et pourtant il éprouvait comme un impérieux besoin de sommeil ; il la regardait, il l’écoutait, il aurait voulu parler… Mais son regard s’était voilé, et bien qu’il ne perdît pas un mot de ce qu’elle disait, il essayait vainement de proférer une parole.

Turquoise ne paraissait point s’apercevoir de ce singulier malaise ; elle continuait à lui prodiguer les caresses les plus tendres, les noms les plus doux, tandis que cette sorte d’absorption physique s’emparait de lui peu à peu. Léon succombait-il à un excès de fatigue ? ou bien était-il victime de quelque mystérieux narcotique mélangé avec le vin qui lui avait été versé ?

Cette dernière hypothèse était la plus admissible, si l’on songeait au geste de dégoût échappé à Turquoise lorsqu’elle avait trempé ses lèvres dans son verre, puis jeté le contenu dans la cheminée.

En outre, et cela devait encore corroborer cette opinion, le physique seul était frappé d’anéantissement chez Léon Rolland. Il ne voyait plus, ne parlait plus et continuait à entendre. Il vint un moment où il se renversa sur sa chaise comme un homme qui s’endort. Vainement il essaya de secouer cette torpeur, vainement il voulut se relever, rouvrir les yeux et parler… Subitement frappé de paralysie, il continuait cependant à entendre la voix de l’enchanteresse, mais ses yeux étaient fermés, son corps était immobile… On eût juré qu’il dormait.

Turquoise cessa tout à coup de parler.

Léon l’entendit se lever, marcher sur la pointe du pied, ouvrir la porte et appeler.

Il fit un dernier effort pour rompre ce charme d’une bizarrerie toute nouvelle, il n’y put parvenir. Il entendit donc Turquoise sortir sur la pointe du pied et appeler doucement dans l’escalier.

Puis des pas se firent entendre à son oreille, et maître Venture entra suivi du postillon à la perruque blonde.

– Mes amis, dit la voyageuse à mi-voix, je ne continuerai pas ma route cette nuit ; mon mari

Elle appuya sur ce dernier mot.

– Mon mari dort, il a passé deux nuits sans sommeil.

– Pauvre cher homme ! murmura maître Venture.

– Vous tiendrez les chevaux prêts pour demain matin.

– Oui, madame…

– Maintenant tâchez de porter monsieur sur son lit, et faites-le avec précaution, ce serait un crime de l’éveiller… il dort si bien.

Léon entendait tout ; mais vainement il voulut secouer le sommeil ou plutôt la torpeur qui l’étreignait… On eût dit qu’il était mort.

Maître Venture et Rocambole, toujours déguisé en postillon, s’emparèrent de Léon Rolland et le portèrent sur le lit, puis ils fermèrent l’alcôve. Léon ne put parvenir à faire un mouvement. Il entendit à travers la porte Turquoise qui disait :

– Je vais laisser dormir ce pauvre ami ; remettez du bois ; je passerai le reste de la nuit au coin du feu.

Les ordres donnés par la jeune femme furent exécutés. Léon entendit jeter du bois dans l’âtre, puis un bruit de chaises remuées lui apprit que Turquoise s’apprêtait à dormir. Et vainement il essayait de sortir de sa léthargie, ou tout au moins d’en comprendre la cause. Il finit par se persuader qu’il dormait réellement et était le jouet d’un cauchemar.

Mais il y avait à peine une heure qu’il se trouvait sur le lit qu’un grand bruit, un véritable vacarme arriva jusqu’à lui venant du dehors. C’étaient des grelots, des claquements de fouet, le roulement d’une voiture, le trot précipité de plusieurs chevaux. Tout cela vint s’arrêter à la porte de l’hôtellerie.

En même temps on heurta violemment à cette même porte, et une voix inconnue à Léon cria :

– Ohé ! l’hôtelier, ohé !

Au son de cette voix, Léon entendit Turquoise pousser un cri d’épouvante.

– C’est lui ! dit-elle.

– Qui, lui ?

Léon s’adressa cette question, essayant toujours de triompher de son état de mutisme et d’immobilité.

La porte de l’hôtellerie s’ouvrait pendant ce temps, et la voix de maître Venture criait : – Que me veut-on ?

Et l’inconnu de répondre : – Est-ce ici le relais de la poste ?

– Oui, mais je n’ai pas de chevaux.

– Avez-vous vu, dans la nuit, passer une chaise de poste ? continua la voix.

– J’en ai vu deux. La première était à un Anglais.

– Et la seconde ?

– À une dame qui voyage avec son mari.

De même que Turquoise s’était écriée : « C’est lui ! » la voix murmura avec colère : « C’est elle ! »

– Y a-t-il longtemps qu’elle est passée ? reprit le nouvel arrivant.

– Elle n’est point passée.

– Comment ! plaisantez-vous ?

– Je veux dire qu’elle est demeurée ici. La dame et son mari sont couchés là-haut !

Léon entendit un juron énergique, puis un cri mêlé de colère et de joie.

– Ah ! dit la voix, c’est l’enfer qui m’amène.

Et, tout aussitôt, des pas rapides se firent entendre dans l’escalier, la porte de la chambre vola en éclat, et Turquoise poussa un nouveau cri de terreur.

Léon aurait donné la moitié de sa vie pour retrouver la parole et le mouvement.

– Ah ! vous voilà ! tonna la voix, vous voilà ! et j’ai donc pu vous atteindre !

– Grâce ! murmura Turquoise.

– Non ! dit la voix, je vais vous tuer et lui aussi !

– Grâce ! grâce ! supplia la pauvre femme que Léon crut entendre tomber à genoux. Paul, pardonnez-moi !

– Jamais !

La voix inconnue était au diapason de la fureur.

– Grâce, Paul, grâce pour lui au moins ! répéta Turquoise affolée.

Et Léon l’entendit se lever et venir se placer devant la porte de l’alcôve.

– Ah ! ricana la voix, il est là ce bel amoureux, cet homme pour qui vous m’avez trahi, cet homme avec qui vous preniez la fuite !… Eh bien !… je vais le tuer…

Et ce bruit sec et régulier qui annonce qu’on arme un pistolet arriva aux oreilles du dormeur.

– Paul… Paul… grâce !… répétait Turquoise avec l’accent de la terreur poussée jusqu’à la folie… ne le tuez pas, au nom de Dieu, et je ferai tout ce que vous voudrez !…

– Ah ! ah ! ricana toujours la voix, en vérité !

– Je vous obéirai… je serai votre esclave, je vous aimerai…

Le cœur de Léon battait violemment. Il eût voulu pouvoir rompre les liens invisibles qui le garrottaient pour s’élancer et prendre à la gorge cet homme qui venait, par la violence, d’obtenir une semblable promesse.

– Ah ! vous m’aimerez ? fit la voix ardente et moqueuse.

– Je vous le jure !

– Vous m’obéirez ?

– Oui.

– Vous me suivrez ?

– Je vous suivrai.

Léon sentit son cœur défaillir et crut qu’il allait trépasser.

– Non, non, dit encore la voix, je ne crois plus à vos promesses. Quand je l’aurai tué, nous verrons.

L’homme se rapprocha de l’alcôve. Turquoise jeta un nouveau cri ; puis Léon entendit une lutte s’engager entre la jeune femme qui demandait toujours grâce et celui qui voulait le tuer ; puis l’homme triompha, jeta rudement à terre Turquoise épuisée et ouvrit l’alcôve.

Si brave que soit un homme, il ne se trouve pas garrotté et impuissant en face d’une mort certaine sans éprouver un premier moment de terreur. Léon, les yeux fermés, frappé de catalepsie, entendit que l’homme s’approchait de lui, il devina qu’il dirigeait contre lui le pistolet.

– Tenez, dit la voix à Turquoise, je vais le tuer raide sans le faire souffrir… Je suis humain, moi…

Turquoise ne poussait plus que des cris étouffés.

– Je vise à la tempe, continua la voix.

Léon se crut mort. Il songea à sa femme, à son enfant, recommanda son âme à Dieu et s’apprêta à mourir.

Cependant le coup ne partit pas.

– Bah ! dit tout à coup l’inconnu, ce n’est pas lui, après tout, qui est coupable, mais vous… Puisque vous m’offrez de me suivre, puisque vous me jurez que vous ne le reverrez jamais…

– Jamais ! s’écria Turquoise.

– Eh bien, je lui pardonne… venez.

Et Léon, qui s’attendait à mourir une seconde auparavant, distingua les pas de l’homme qui s’éloignait, puis Turquoise qui se mettait en marche ; il entendit la porte de la chambre s’ouvrir et se refermer, les pas descendre l’escalier ; le silence succéda alors au bruit. Il comprit que celui qu’elle appelait Paul lui enlevait Turquoise, et que s’il lui avait fait grâce de la vie, c’était en échange de cette femme que lui, Léon, ne reverrait jamais.

Et, vainement encore, il essaya de secouer sa léthargie, il n’y put parvenir.

Quel était donc cet homme qui venait ainsi reprendre la fugitive ? C’est là ce que nous allons vous dire.