LVI

Nous avons un peu oublié notre ami Fernand Rocher ; du moins nous l’avons laissé sortant de chez Baccarat, rue Moncey, et courant rue Blanche, où il espérait retrouver Turquoise.

Ni les prières, ni les reproches de Baccarat n’avaient touché le pauvre ensorcelé. Il aimait Turquoise, l’aimait avec folie, comme un aveugle qui s’éprendrait d’un amour furieux pour les couleurs.

Il arriva au numéro indiqué, et demanda au concierge madame Delacour. C’était le nom que Jenny avait pris avec lui, ou plutôt celui qu’elle portait réellement en quittant son mari.

– Au cinquième, la deuxième porte au fond du couloir, répondit la concierge.

Ces mots serrèrent douloureusement le cœur de Fernand. Il avait laissé Turquoise dans un hôtel ; il allait la retrouver dans une mansarde. Il monta en proie à une violente émotion, chercha la porte indiquée et frappa.

– Entrez ! dit une voix fraîche, sonore et qui paraissait joyeuse.

La clef était sur la porte. Fernand tourna cette clef, et se trouva sur le seuil d’une petite pièce à demi mansardée et dont le modeste ameublement eût à peine satisfait une grisette. Rideaux de perse à l’unique croisée et au lit, meubles de noyer, carreau mis en couleur rouge, chaises de paille, tel était le logis où s’était réfugiée, par amour pour lui, la femme qui venait de quitter un des plus jolis appartements qu’il y eût à Paris.

Au milieu de cette pauvreté fière, Turquoise apparut à Fernand comme une reine détrônée qui n’a rien perdu de son orgueil. Elle était belle, calme, souriante, et tendit la main à son visiteur avec l’aisance pleine de grâce qu’elle avait la veille, en le recevant rue Moncey.

– Bonjour, ami, lui dit-elle, je vous attendais…

Elle lui tendit son front avec la gentillesse d’un enfant, et le fit asseoir dans l’unique fauteuil qu’elle possédât.

Elle ajouta : – Tenez, monsieur le millionnaire, voilà un siège à peu près passable, et comme il est seul ici de son espèce, permettez-moi d’exercer généreusement l’hospitalité en vous l’offrant.

– Vous êtes une noble créature, murmura-t-il d’une voix émue.

– Vraiment ! reprit-elle en riant. Est-ce parce que je vous offre mon fauteuil ?

– Non, c’est parce que vous vous exagérez toutes choses, et qu’au lieu de voir en moi un ami…

– Bon ! interrompit-elle en le menaçant du doigt, je vous vois venir, monsieur… Vous êtes incorrigible, et je sens que décidément nous allons nous brouiller.

Il courba la tête et se tut.

– Fernand, continua-t-elle en donnant à sa voix le timbre le plus enchanteur, l’inflexion la plus séductrice, voulez-vous être mon ami, dites ?…

– Ah ! pouvez-vous me le demander ?

– Voulez-vous revenir ici ?

– Quand ? fit-il en tressaillant.

– Tous les jours, et à toute heure.

Il poussa un cri de joie.

– Eh bien, ce sera à une condition, à une seule…

– Laquelle ?

– C’est que vous me laisserez vivre à ma guise, et ne me direz jamais un mot de cette odieuse question d’argent.

– Soit, répondit Fernand avec soumission.

– À ce prix je vous aimerai.

Et, prenant les mains de son ami, elle les serra affectueusement.

* *

*

Fernand passa la journée avec Turquoise, et ne la quitta que vers six heures.

Elle voulut qu’il partît.

– Allez, mon ami, lui dit-elle. Voici l’heure où l’on dîne chez vous… Je veux bien vous aimer et vous permettre de m’aimer, mais ce n’est qu’à la condition que le repos ne sera point troublé dans votre intérieur.

Fernand obéit et s’en alla. Lorsqu’il arriva, l’heure du dîner venait de sonner à l’hôtel de la rue d’Isly.

Fernand trouva au salon de sa femme son beau-père et sa belle mère.

Depuis quelques jours, le Beaupréau semblait avoir eu un redoublement de folie. Il était littéralement tombé en enfance.

Madame de Beaupréau, calme et triste, était auprès de sa fille, qui semblait renfermer de muettes douleurs.

Hermine, depuis la veille – car c’était la veille que son mari lui avait menti pour la première fois et qu’elle avait senti quelque chose se briser dans son cœur, – Hermine était devenue une femme tout autre. Ce n’était plus l’épouse désespérée, prête à tous les sacrifices pour reconquérir l’amour de son mari ; ce n’était plus la mère désolée arrosant de ses larmes le visage de son enfant. C’était un noble cœur froissé et résigné qui se décide à marcher sérieusement avec courage dans l’aride voie du devoir et n’espère plus de bonheur.

Fernand, malgré sa folie, ne put se défendre d’un tressaillement et d’un remords, quand il la vit calme, triste, mais forte et laissant errer sur ses lèvres ce sourire décoloré des âmes qui se sont réfugiées tout entières dans la prière et la foi en Dieu.

Elle lui présenta son fils sans dire un mot ; et le père coupable mit, tout ému, un baiser au front de l’enfant.

Le dîner fut triste ; il y régna un silence plein de solennité. Ce silence pesa si fort à Fernand, qu’il quitta la salle à manger au dessert et monta dans son fumoir, où il s’enferma.

Mais là ses remords l’abandonnèrent.

Il ne songea plus qu’à Turquoise ; à Turquoise, la femme désintéressée et réhabilitée à ses yeux par l’amour… à Turquoise, qui l’aimait avec passion et avait renoncé à tout pour lui.

Fernand ne dormit pas de la nuit ; il attendit le jour avec impatience ; et huit heures sonnaient à peine, qu’il sortait de chez lui pour courir chez la pécheresse.

Turquoise était déjà levée. Elle avait fait son petit ménage, et Fernand la trouva assise devant un métier à broder.

– Voyez, lui dit-elle, comme je suis laborieuse, mon ami. Je me suis levée à six heures, et je suis à la besogne depuis sept, et j’ai déjà fait cela.

Du doigt elle indiquait son ouvrage du matin.

Fernand sentit ses yeux s’emplir de larmes.

– Non, murmura-t-il à part lui, cela ne se peut…, cela ne sera pas… il faudra bien qu’elle accepte l’existence que je veux lui faire…

Et comme tous ceux qui prennent une résolution inébranlable, Fernand se sentit dès lors la force de dissimuler.

Il ne se récria point, comme la veille, sur cette vie misérable que se faisait Turquoise ; il parut l’avoir acceptée.

Trois jours s’écoulèrent. Pendant ces trois jours, M. Rocher monta deux fois régulièrement les cinq étages de l’intrigante. Mais il ne prolongeait plus ses visites toute la journée, prétextait d’importantes affaires et s’esquivait ordinairement au bout d’une heure.

Le quatrième jour, au moment où, sortant de chez Turquoise, il tournait l’angle de la rue Saint-Lazare, Fernand fut croisé par un fiacre qui montait la rue Blanche au pas et s’arrêta à la porte de la pécheresse.

Un homme enveloppé dans un grand manteau en descendit, et demanda à voir madame Delacour.

Cet homme se fit répéter deux fois les indications nécessaires pour arriver jusqu’il la chambre mansardée, bien que, en réalité, il y fût déjà venu, et il gravit les cinq étages de Turquoise. Arrivé chez elle, l’inconnu se débarrassa de son manteau, ôta son grand chapeau qui lui couvrait la moitié du front, et elle reconnut sir Williams.

– Ah ! dit-elle, vous voilà donc enfin, mon cher ! Je vous croyais mort. Voici quatre jours que je ne vous ai vu…

– Eh bien, oui, me voilà !

Sir Williams prit l’unique fauteuil que Fernand s’obstinait à refuser.

– Ma petite, dit-il en croisant ses jambes, la vertu est tôt ou tard récompensée.

– Plaît-il ? fit Turquoise.

– Cela veut dire qu’après l’orage vient le soleil.

– Après ?

– Après la misère, l’opulence.

– Mon cher, interrompit Turquoise, vous êtes sentencieux comme un philosophe ; expliquez-vous donc, au lieu de me faire poser.

– Cela veut dire, ma chère, poursuivit gravement sir Williams, que tu t’es levée dans une mansarde ; au cintième, comme dit ton portier, et que tu pourrais bien te coucher dans un hôtel.

– Ah ! ah ! fit Turquoise, déjà ?

– L’amour va vite en besogne.

– Mais on ne bâtit pas un hôtel en quatre jours ?

– Non, mais on peut le trouver bâti.

Turquoise ouvrit de grands yeux brillant de convoitise.

– Et meublé, acheva sir Williams.

– Ah çà ! fit Turquoise d’un ton railleur, Fernand est donc décidément un garçon de quelque esprit ?

– Peuh ! murmura le baronet. Et il ajouta :

– Si l’esprit consiste à perdre la tête, je t’assure qu’il en a beaucoup ; mais voyons, que penses-tu de la Ville-l’Évêque, dans le faubourg Saint-Honoré ?

– Tiens ! c’est là qu’est mon hôtel ?

– C’est là.

– Contez-moi tout, cher, et dépêchez-vous…

Et Turquoise prit avec sir Williams les manières câlines d’un enfant.

– Connaissais-tu le prince K… ?

– Ce grand seigneur valaque de vingt-cinq ans, qui a fait des folies pour mademoiselle X…, de la Comédie-Française ?

– Précisément.

– On me l’a montré un jour dans le phaéton qu’il conduit lui-même à quatre chevaux.

– Tu devrais dire qu’il conduisait.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il est mort.

– Bah !

– Une nuit, comme il pénétrait chez mademoiselle X…, sa maîtresse, par la porte du jardin, il s’est trouvé face à face avec un monsieur qui en sortait. Le monsieur avait des pistolets, ils se sont battus. Le prince K… a été tué.

– C’est donc l’hôtel du prince K… qu’il a acheté pour moi ?

– Sans doute.

– Et tout meublé ?

– Parbleu ! Du reste, le mobilier à bien son mérite. Mademoiselle X…, qui a infiniment de goût, si elle a fort peu de cœur, avait présidé à la décoration et à l’ameublement. L’hôtel de la rue Moncey n’est qu’une bicoque auprès de celui-là.

– Et combien coûte le tout ?

– Un million tout net. Notre ami fait bien les choses, ricana sir Williams.

– Voyons, cher, dit Turquoise froidement, ne vous raillez-vous pas de moi ?

– Non, ma fille.

– Et j’y coucherai ce soir ?

– C’est probable. Je sais que tout y est prêt pour te recevoir. Seulement, acheva sir Williams, j’espère, mademoiselle, que vous aurez du tact.

– Hein ? fit Turquoise.

– Que vous ne battrez pas des mains et que vous ne sauterez pas de joie comme un enfant ; enfin j’imagine que vous refuserez…

– Ah ! répondit Turquoise en riant, je vous garantis bien une chose, mon petit ami chéri, c’est qu’il faudra qu’il se mette à mes genoux et fonde en larmes comme la Madeleine, ma patronne, pour que je daigne accepter.

– Vous êtes une charmante enfant, dit sir Williams. Mais comme je ne suis pas venu pour vous faire des compliments, mais bien pour causer de nos petites affaires, laissez-moi vous donner mes instructions pour le cas où, comme je le présume, vous seriez installée dès ce soir rue de la Ville-l’Évêque.

– Dites, je vous écoute.

– Vous sortirez demain à midi, en voiture découverte, et vous monterez au pas le faubourg Saint-Honoré, surtout lorsque vous passerez sous les fenêtres du vicomte de Cambolh, notre ami.

– Tiens ! pourquoi ?

– Vous recevrez un mot de moi demain matin, et ce mot vous l’apprendra. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’il nous faut nous occuper un peu de l’autre.

– Qui, l’autre ?

– Celui du faubourg, parbleu !

– Léon Rolland ?

– Oui.

– Tiens ! fit naïvement Turquoise, je commençais à l’oublier. Que devient-il ?

– Il devient fou.

– D’amour ?

– Parbleu ! évidemment.

– Eh bien, que ferons-nous ?

– Ah ! dit sir Williams, j’ai combiné une très jolie petite comédie à trois personnages, une femme et deux hommes.

– La femme, c’est moi, j’imagine ?

– Tout juste.

– L’un des personnages est Léon ; mais l’autre ?

– L’autre est Fernand Rocher.

– Et… que feront-ils ?

– Mais, dame ! répondit sir Williams avec une atroce bonhomie, j’espère qu’ils se battront un peu…

Et le baronet se prit à rire de son rire diabolique.

– Et vous appelez cela une comédie ? s’écria Turquoise ; mais c’est un affreux mélodrame.

– Heu ! heu ! c’est selon… Adieu, petite !

Et sans vouloir s’expliquer plus nettement, le baronet remit son manteau sur ses épaules, son large chapeau sur sa tête, frappa du doigt sur la joue de Turquoise, en lui disant un : Soyez sage ! tout amical, et il sortit.

À la porte, il retrouva son fiacre et dit au cocher :

– Rue du Faubourg-Saint-Honoré, au coin de la rue de Berri.

* *

*

Dix minutes après le départ de sir Williams, Turquoise entendit de nouveau frapper à sa porte, et vit entrer un commissionnaire de coin de rue qui lui remit silencieusement une lettre.

Turquoise jeta les yeux sur la suscription, reconnut l’écriture de Fernand, brisa le cachet et lut :

« Ma chère Jenny,

« Si vous m’aimez, si je puis compter sur vous, si vous voulez me prouver votre affection, montez en voiture au reçu de ma lettre, et suivez l’homme qui vous l’aura remise. Je ne puis vous en dire davantage.

« Votre Fernand. »

– Décidément, pensa Turquoise, mon honorable et mystérieux protecteur est réellement injuste envers Fernand. C’est un garçon plein de délicatesse et d’esprit.

Et la pécheresse dit à l’Auvergnat :

– D’où venez-vous ?

– De la rue de la Ville-l’Évêque, mam’selle, répondit-il, jugeant que, vu sa jeunesse, ses cinq étages et sa petite robe de laine, Turquoise n’avait aucun droit au titre de madame.

Elle jeta à la hâte un châle sur ses épaules, prit son chapeau, ses gants de tricot, et fit signe au commissionnaire qu’elle était prête à le suivre. Elle descendit à pied la rue Blanche, prit une remise rue Saint-Lazare, en face de la rue du Mont-Blanc, et, par un reste d’aristocratie féminine, elle fit signe à son guide de monter à côté du cocher. Elle eut même un geste si plein de dignité, que le commissionnaire en fut frappé, et se repentit de l’avoir appelée mam’selle.

Le coupé franchit en quelques minutes la faible distance qui sépare la rue Saint-Lazare de la rue de la Ville-l’Évêque, et, sur l’indication de l’Auvergnat, entra dans la cour de l’hôtel du prince K…, dont la porte cochère était ouverte à deux battants.

Turquoise jeta un regard rapide sur l’ensemble et parut satisfaite du dehors. L’hôtel avait un grand air. Sur le perron il y avait deux valets en livrée qui paraissaient attendre qu’on leur donnât des ordres. À gauche du perron, sous un auvent, un charmant coupé, attelé de deux chevaux irlandais alezan clair, était à la disposition du maître ou de la maîtresse du logis, cocher sur le siège.

Au moment où le fiacre s’arrêta, un des laquais accourut ouvrir la portière et baissa respectueusement le marchepied.

– Quel chic ! murmura Turquoise à part elle. J’ai mis la main sur le roi des millionnaires ; c’est mieux qu’un prince russe.

– M. Rocher ? demanda-t-elle.

Turquoise était bien modestement vêtue, mais le laquais avait sans doute le mot de l’énigme, et il ne s’y trompa point. Il reconnut sous la petite robe de laine brune, sous le chapeau de velours épinglé à voilette noire, la fée de ce merveilleux palais.

– Si madame veut me faire l’honneur de me suivre… dit-il.

Turquoise descendit, suivit le laquais et monta le perron.

Là, le second laquais la précéda dans le vestibule, s’arma d’un flambeau à deux branches, et monta devant elle les marches d’un large escalier de marbre, témoignant à la jeune femme les mêmes marques de respect servile.

Turquoise fut introduite dans le salon de réception de l’hôtel, une merveille, où mademoiselle X… de la Comédie-Française, avait dépensé cent mille écus de tentures, de meubles délicieux, de bronzes, d’objets d’art et de tableaux.

– Décidément, pensa Turquoise, je suis bien chez moi.

Le laquais posa le flambeau sur un guéridon, et se retira en disant :

– Je vais envoyer à madame sa femme de chambre.

– Allez ! dit la jeune femme, qui redevint sur-le-champ l’élégante créature qui s’était si bien installée rue Moncey. Elle se laissa choir mollement dans un grand confortable au coin du feu, et, l’œil fixé sur la pendule Louis XV de la cheminée, aux deux côtés de laquelle brûlaient des bougies dans d’énormes candélabres en bronze doré de même style, elle attendit…

Deux minutes après, une porte de dégagement s’ouvrit, et Turquoise vit entrer une femme de dix-neuf à vingt ans, une soubrette comme on n’en voit guère que dans les comédies de Marivaux, au clair de rampe du Théâtre-Français.