I
Il y avait un mois environ que le Fowler avait levé l’ancre et mis le cap sur l’Australie.
Un soir, à la nuit tombante, une voiture de place s’arrêta dans le faubourg Saint-Antoine, devant la porte de notre ami Léon Rolland.
Les ateliers de l’ébéniste étaient fermés, et Léon était remonté auprès de Cerise. Depuis six mois, c’est-à-dire depuis ce jour heureux et fatal à la fois, où Fernand Rocher et Léon s’étaient rencontrés et reconnus chez Turquoise, le bonheur et le calme étaient revenus dans le modeste intérieur de la belle et vertueuse Cerise.
Au moment où la voiture s’arrêtait à la porte et tandis qu’une femme vêtue de noir et voilée en descendait, madame Rolland, assise sur un petit canapé, tenait son jeune enfant sur ses genoux, et passait dans sa blonde chevelure ses jolis doigts effilés. Léon, assis à deux pas, contemplait avec amour ce groupe charmant de l’enfant et de la mère. Cerise lutinait son enfant et riait avec lui. La vieille mère, assise dans un coin, s’était endormie sur sa chaise.
– Mon amie, dit tout à coup Léon, il y a longtemps, ce me semble, que ta sœur n’est venue nous voir.
– C’est vrai, dit Cerise. Maintenant c’est presque toujours moi qui vais chez elle… Ma pauvre Baccarat, ajouta-t-elle, est triste à mourir depuis quelques jours. Jamais je ne l’avais vue ainsi.
– Qu’a-t-elle ? fit Léon étonné.
– Je ne sais, murmura Cerise. Mais, à coup sûr, ce n’est plus son amour pour Fernand qui peut l’abattre ainsi…
Comme Cerise achevait, des pas résonnèrent sur le carré, un coup de sonnette se fit entendre, et l’unique bonne de Cerise annonça :
– Madame Charmet.
Cerise et Léon se levèrent avec empressement.
– Ah ! te voilà, chère Louise, murmura madame Rolland en déposant son enfant sur un canapé et courant à Baccarat.
Baccarat mit un baiser au front de Cerise.
– Bonsoir, petite sœur, dit-elle d’une voix émue qui fit tressaillir Léon et sa femme.
Baccarat était pâle, triste, amaigrie, sans que, cependant, sa merveilleuse beauté parût altérée.
– Chère petite sœur, reprit-elle, tu as dû me trouver bien oublieuse depuis quelques jours ; mais, que veux-tu ? j’ai eu bien des intérêts à régler, bien des affaires embrouillées à tirer au clair.
Léon et Cerise étaient frappés de l’accent triste et voilé de Baccarat.
– Louise, murmura Cerise, tu nous caches un nouveau chagrin, et c’est mal, c’est bien mal à toi !
– Mais, je te le jure…
– Oh ! tu as des larmes dans la voix, s’écria Cerise avec vivacité.
– Mon enfant, répondit Baccarat en pressant la jeune femme sur son cœur, sais-tu pourquoi je suis triste ? C’est que je vais vous quitter.
– Nous quitter !
Et Cerise et Léon mirent toute leur âme dans cette exclamation.
– Oui, fit Baccarat d’un signe de tête.
– Nous quitter ! répéta Cerise avec terreur. Mais où vas-tu, mon Dieu ?
– Où allez-vous ? dit Léon à son tour.
Baccarat s’assit et leur prit la main à tous deux.
– Mes enfants, dit-elle, tant que ce mauvais génie qui vous poursuivait de sa haine a plané sur vous, je me suis trouvée là pour vous défendre, pour veiller sur vous à toute heure.
– Ah ! firent les deux époux avec un élan d’affection et de reconnaissance, vous nous avez sauvés, vous avez été notre bonne étoile !
– Maintenant, reprit Baccarat, vous n’avez plus besoin de moi, mes chers enfants ; le bonheur est assis à votre foyer ; pourquoi viendrais-je l’attrister par le mélancolique visage d’une femme pour qui toute illusion est morte désormais.
– Mais où vas-tu ? grand Dieu ! s’écria Cerise.
– Loin de Paris, dont le séjour me pèse et me navre… là-bas, en Bretagne, au bord de la mer.
– En Bretagne ! fit Cerise étonnée.
– Oui, dit Baccarat : j’ai acheté un petit ermitage au fond d’un vallon, à quelques pas de la mer. J’ai besoin de solitude, et c’est là que j’irai vivre.
– Mais, murmura Cerise, pourquoi ne resterais-tu point auprès de nous ?
– Paris me pèse ! répéta-t-elle avec tristesse. Et puis elle ajouta :
– Tiens, si ton mari était bon, il te permettrait de m’accompagner, de venir assister à mon installation. Nous emmènerions ton enfant. Le grand air lui ferait un bien infini.
– Oh ! de grand cœur ! exclama Léon, qui se sentait les yeux pleins de larmes à la pensée que Baccarat abandonnait Paris.
– Eh bien, répondit madame Charmet, alors fais demain matin tes préparatifs, nous partirons le soir même.
Les deux sœurs passèrent une heure ensemble, se tenant les mains et se regardant avec tristesse.
Cerise devinait qu’un nouvel orage grondait au fond du cœur de Baccarat, qu’une douleur nouvelle la torturait, et elle n’osait l’interroger.
Baccarat éprouvait, en dehors de sa propre souffrance, comme une indéfinissable angoisse. Il lui semblait qu’elle venait pour la dernière fois dans la maison de sa chère Cerise.
Léon Rolland comprit que Baccarat voulait rester seule avec sa sœur : il descendit à l’atelier, tandis que la vieille mère allait coucher l’enfant qui s’était endormi.
– Ah ! Louise, Louise, murmura la jeune femme en se retrouvant seule avec Baccarat, tu me caches quelque chose, j’en suis bien certaine… Tu ne quitterais point ainsi Paris si tu n’avais pas…
Baccarat mit sa belle main sur les lèvres rouges de sa sœur.
– Tais-toi, enfant, dit-elle ; je pars, je quitte Paris, parce que la mission que je m’étais imposée est remplie. J’ai démasqué et réduit à l’impuissance l’infâme Andréa. J’ai atteint le but, la lutte est finie, je n’aspire plus qu’au repos.
La voix de Baccarat était toujours émue, et ce fut en comprimant un sanglot qu’elle ajouta :
– J’ai aimé, j’ai souffert… Un jour Dieu m’a conduite au repentir par le chemin de l’amour. Un moment, je me suis crue assez forte pour renoncer au monde, pour mener au milieu de la foule une vie presque monastique, pour passer, sans cesse, humble dame de charité, devant la maison de ceux que mon cœur a aimés, sans que, désormais, ce cœur se prît à battre… je me suis trompée.
– Mon Dieu ! tu l’aimes donc toujours ?
Un triste sourire vint aux lèvres de Baccarat.
– Non, dit-elle, je ne l’aime plus… mais je suis toujours femme.
Cerise ne comprit point ces paroles ; mais, après cet aveu, Baccarat se leva vivement, pressa Cerise dans ses bras et lui dit :
– Ne me questionne pas… ne me demande rien… adieu, à demain !… Non… plus tard… un jour je te dirai tout, fit Baccarat d’une voix étouffée, adieu !
Et elle s’en alla, après avoir obtenu de Cerise la promesse qu’elle serait prête à partir le lendemain.
En sortant de chez sa sœur, Baccarat remonta dans sa voiture de place, et dit au cocher :
– Menez-moi rue de la Pépinière.
Elle allait chez le comte Artoff.
Le jeune Russe avait écrit deux heures avant à Baccarat une lettre conçue en ces termes :
« Ma chère amie,
« Un coup de foudre m’arrive ce matin, sous forme de pli cacheté portant le timbre de Saint-Pétersbourg. Vous le savez, je suis Russe, sujet du tsar, et le tsar, mon gracieux souverain, a d’impérieuses volontés.
« Or, vous le savez, la noblesse moscovite est soumise à l’obligation de rentrer en Russie au moins tous les deux ans, si elle a obtenu la permission de voyager.
« J’ai un peu trop oublié, en France, que j’étais colonel de cavalerie à Saint-Pétersbourg, et un ordre de l’empereur me rappelle.
« Dois-je obéir sur-le-champ ou demander une prolongation de congé ?
« Venez ce soir prendre une tasse de thé avec moi.
« Comte Artoff »
Cette lettre avait étonné, ému Baccarat.
Depuis trois mois, le comte n’était-il point son compagnon, son confident, son ami fidèle et dévoué, l’homme qui lui avait obéi aveuglément dans cette lutte contre sir Williams où elle l’avait entraîné ? Le départ du comte, c’était pour elle un coup de foudre, et peut-être était-il la cause de cette brusque résolution qu’elle venait de prendre elle-même de quitter Paris et d’aller s’ensevelir vivante dans un pli des falaises bretonnes.
Lorsqu’elle arriva rue de la Pépinière, le comte Artoff était absent.
– Monsieur le comte est sorti, lui dit le valet de chambre, mais il supplie madame de l’attendre au salon.
Baccarat se jeta dans une bergère et attendit, comme l’en priait le comte. Mais elle attendit en rêvant, en promenant un œil distrait et plein de larmes sur les objets qui l’entouraient et semblaient lui rappeler mille souvenirs.
Dans ce salon dont les croisées donnaient sur le jardin, dont la voluptueuse recherche d’ameublement disait l’immense fortune du comte, que d’heures charmantes elle avait passées en tête-à-tête avec lui…
– Mon Dieu ! murmurait Baccarat en elle-même, mon Dieu ! pourquoi voulez-vous donc que la femme soit faible éternellement ? J’ai aimé, j’ai souffert, et je me suis réfugiée en vous… Pendant quatre années, j’ai voulu arracher de son cœur cette passion coupable et sans espoir qui s’en était emparé, et, un jour, je me suis crue entièrement à vous… Oh ! malheureuse et folle créature que j’étais !…
Une heure s’écoula pour la jeune femme dans cette solitude et cette absorption morale. Le comte ne revenait pas. Jamais, peut-être, Baccarat n’avait jadis attendu Fernand Rocher avec plus d’émotion. Enfin des pas se firent entendre, la porte du salon s’ouvrit, et la jeune femme, étonnée, vit entrer, non point le comte Artoff, mais Armand de Kergaz. Du reste, le comte n’était pas seul, il était suivi d’un personnage que Baccarat reconnut. C’était le marquis Van-Hop.
– Ah ! fit Baccarat étonnée de l’arrivée de ces messieurs, vous l’avez vu, messieurs, le comte ?
– Il est en ce moment chez moi, répondit M. Van-Hop, il fait ses adieux à la marquise.
Ce mot adieu pénétra comme un coup de poignard au fond du cœur de Baccarat.
Armand s’assit auprès de Baccarat, lui prit la main et lui dit :
– Depuis que nous savons, le marquis et moi, ce que nous vous devons à vous et au comte Artoff, madame, nous nous sommes vivement intéressés au bonheur de ce noble jeune homme, et nous venons nous adresser à vous.
Baccarat tressaillit.
– Le comte Artoff, poursuivit Armand, doit et veut se marier. (Baccarat devint pâle et sentit un frisson lui parcourir tout le corps.) À nos yeux, son bonheur dépend de l’union qu’il projette, et vous seule pourriez vous y opposer.
– À Dieu ne plaise ! murmura Baccarat, qui, en ce moment, fut réellement héroïque de courage et de sang-froid.
– Madame, ajouta le marquis Van-Hop, M. de Kergaz et moi connaissons la femme que doit épouser le comte Artoff. Elle est, à nos yeux, digne de porter son nom, et nous serons les témoins de ce mariage.
– Ah ! fit Baccarat, dont tout le sang affluait au cœur, il se mariera en France ?
– Oui…
– Avant son départ ?
– C’est probable. Vous seule, je le répète, poursuivit Armand, pourrez empêcher ce mariage, et nous venons vous supplier, connaissant l’ascendant que vous avez sur l’esprit du comte, de n’en rien faire.
– Je vous le jure, répondit Baccarat avec émotion.
– C’est bien, nous avons votre parole, dit M. de Kergaz. Adieu, madame.
– Comment, fit Baccarat avec étonnement, vous partez ?
– Nous reviendrons dans une heure, répondit le marquis Van-Hop. Nous nous occupons du mariage de ce cher comte, et nous courons en ce moment chez madame de Kergaz.
Et ils sortirent, laissant Baccarat plongée dans une douloureuse stupéfaction.
Quelle était donc cette femme qu’allait épouser le comte Artoff ?