XCVI

Baccarat alla s’asseoir auprès de l’enfant, lui mit la main sur le front et la regarda fixement.

Sarah tressaillit, se mit à trembler légèrement, ferma les yeux, inclina peu à peu la tête et s’endormit.

Alors Baccarat se tourna vers le comte :

– C’est au bois de Vincennes ? demanda-t-elle.

– Oui, demain, à sept heures.

– Regarde, dit-elle à l’enfant.

Et, de sa pensée elle se transportait à l’hôtel de Kergaz, d’où, bien certainement, partirait Andréa. La petite juive, obéissant à cette loi mystérieuse qui triomphe de l’espace, méprise les distances et force l’esprit à voir au travers des murs les plus épais, parut suivre l’impulsion secrète de Baccarat.

– Je vois deux hommes, dit-elle.

Et ce tremblement subit, cet effroi qui se manifestaient toujours chez elle chaque fois que, éveillée ou endormie, elle apercevait sir Williams, la reprirent aussitôt.

– Ah ! dit-elle, c’est lui !…

– Qui ?

– L’homme qui est venu ici hier… le méchant… Oh !…

– Sir Williams, pensa Baccarat. Puis elle reprit tout haut : – Quel est l’autre ?

– L’autre, c’est… c’est…

L’enfant parut hésiter.

– Parle, ordonna Baccarat.

– C’est l’homme qu’il hait…

– Armand, pensa Baccarat.

Cependant elle voulut en être bien certaine et continua :

– Comment est cet homme ?

– Il est grand… il a l’air très bon… Il aime beaucoup l’autre…

– Quel est cet autre ?

– Celui qui le hait.

– Où vont-ils ? reprit Baccarat, jugeant à un léger mouvement de tête de la jeune fille que les hommes qu’elle voyait se déplaçaient.

– Ils montent en voiture…

– Seuls ?

– Non, avec un troisième.

Tandis qu’elle prononçait ces mots, le visage de l’enfant s’éclaira d’un sourire.

– Oh ! je le connais celui-là, dit-elle… C’est lui que vous aimez.

Baccarat pâlit et sentit tout son sang affluer à son cœur.

– C’est Fernand, murmura-t-elle, le second témoin de l’infâme Andréa.

Assis derrière Baccarat, le jeune comte écoutait avec attention ces révélations mystérieuses.

– Où vont-ils ? Suis-les… je le veux, ordonna la jeune femme avec cette volonté ferme et calme qu’emploie le magnétiseur avec son sujet.

– Ils prennent une grande rue, répondit l’enfant… ils traversent une place… puis ils suivent une autre rue bien longue… bien longue…

– La rue Saint-Antoine, le faubourg, la place de la Bastille, sans doute ? pensa le comte.

L’enfant indiqua parfaitement l’itinéraire du bois de Vincennes et désigna un carrefour.

– Ils s’arrêtent là, dit-elle.

– Pour quoi faire ?

– Pour se battre, continua-t-elle avec un geste d’effroi… Oh !…

Et comme Baccarat se taisait et semblait attendre qu’elle complétât ses révélations :

– Ce n’est pas lui qui mourra, c’est l’autre.

– Le vois-tu, l’autre ?

– Oui… c’est l’homme grand et bon… qui est parti avec lui…

Ces mots jetèrent Baccarat et le comte dans une stupéfaction profonde. Ils avaient cru d’abord qu’il s’agissait de l’adversaire d’Andréa, du marquis don Inigo, et voilà que l’enfant semblait indiquer que l’homme qui serait tué c’était Armand… Armand simple spectateur, témoin impassible du combat.

Baccarat imposa de nouveau ses deux mains sur le front de la petite fille.

– Regarde bien, dit-elle.

– Oh !… je vois…

– Avec qui se battra-t-il, lui ?

Et Baccarat appuya sur ce mot.

– Avec un jeune homme blond, mais qui s’est noirci…

Le comte et Baccarat tressaillirent.

Que pouvaient signifier ces paroles ? Le marquis don Inigo se serait-il teint en brun pour se déguiser ?

Baccarat reprit : – Le tuera-t-il ?

– Non. Ce n’est pas lui qu’il tuera.

– Qui donc alors ?

– L’autre, répéta l’enfant avec ténacité.

Et, à partir de ce moment, sa lucidité s’affaiblit peu à peu, elle répondit avec plus de difficulté et d’une façon moins nette, et Baccarat comprit qu’elle n’en obtiendrait plus rien.

La somnambule était fatiguée, et sa double vue s’était obscurcie.

– Mon Dieu ! murmura Baccarat après l’avoir éveillée, tout cela est bien étrange, bien extraordinaire… Comment ce marquis est-il blond et s’est-il noirci ? Quel est cet homme ?

– Et comment peut-il se faire, demanda le comte, qu’il tue Armand, alors que c’est avec Andréa qu’il se bat ?

Baccarat tressaillit soudain :

– Oh ! dit-elle, ce serait infâme !

– Que voulez-vous dire ?

– Ils se battent au pistolet ?

– Oui.

– Eh bien, qui vous dit que ce marquis don Inigo n’est pas le complice de sir Williams ?

– Oh !

– Et que, au lieu de tirer sur Andréa, il ne tirera point sur M. de Kergaz ?

Le comte hocha la tête en souriant :

– C’est possible.

– Vous croyez ?

– Oui ; car les témoins se placent toujours à une distance telle, que si pareille chose arrivait, on ne pourrait prétexter une maladresse, et don Inigo serait considéré comme un assassin.

– Alors, murmura Baccarat, ce n’est point cela qu’elle a voulu dire.

– Non, certainement.

– N’importe, il faut que je voie ce combat, et c’est pour cela que je vous ai prié de donner rendez-vous à M. de Manerve.

– Très bien. Que lui dirai-je ?

– Vous exigerez d’abord de lui une discrétion absolue.

– Ensuite ?

– Vous lui offrirez votre groom pour l’accompagner demain matin à Vincennes.

– Et que fera le groom ?

– Ce groom, dit la jeune femme en souriant, ce sera moi.

– Vous ? fit le comte étonné.

– Oh ! dit-elle, rassurez-vous, je porte merveilleusement bien les habits d’homme, et je ferai honneur à votre livrée.

– Mais Manerve vous reconnaîtra.

– Je ne crois pas ; mais, dans tous les cas, vous aurez sa parole.

– Et vous l’accompagnerez ainsi à Vincennes ?

– Certainement.

– Mais je ne veux point vous quitter, moi.

– Eh bien, obtenez de Manerve qu’il change de cocher en même temps que de groom, et déguisez-vous de telle sorte qu’on ne puisse pas plus reconnaître le comte Artoff sous son habit galonné qu’on ne reconnaîtra madame Charmet avec sa culotte courte et ses bottes à revers.

– Ce sera fait, dit le comte.

– Très bien ! Arrangez tout cela avec Manerve, et revenez ici quand vous l’aurez quitté, fût-il minuit.

– Je reviendrai… Adieu.

Le comte Artoff baisa la main de Baccarat, sortit, retourna chez lui et y attendit M. de Manerve jusqu’au soir.

À neuf heures précises, le baron arriva.

– Vous êtes exact, dit le jeune Russe, je vous remercie.

– Mon bon ami, répondit le baron, vous êtes l’homme le plus excentrique de France et de Russie.

– Vous trouvez ?

– Dame ! nous nous rencontrons ce matin au club, nous causons une heure, nous nous séparons en gens qui n’ont absolument rien de grave à se dire, et, une heure après, vous m’envoyez demander le plus mystérieux des rendez-vous ?

– C’est que, répondit le jeune Russe en souriant, ce matin je ne savais pas le premier mot de ce que j’ai à vous demander ce soir.

– Voyons, je vous écoute.

– Il me faut d’abord votre parole que vous me garderez un profond secret.

– Je vous la donne.

– Eh bien, dit le comte en souriant, voici ce dont il s’agit : demain matin, m’avez-vous dit, vous irez prendre dans votre américaine James O’B… d’abord, puis le marquis don Inigo ?

– Oui.

– Eh bien, il y a, à Paris, deux personnes qui désirent fort assister à ce duel.

– Mais c’est impossible, mon cher.

– La première, je ne puis la nommer ; la seconde, c’est moi.

– Allons donc !

– Par conséquent, vous me ferez bien l’amitié de nous accepter, moi pour cocher, l’autre pour groom.

– Mais c’est absurde ! ce que vous demandez là, s’écria M. de Manerve.

– Soit, mais vous êtes mon ami ?

– Sans doute ?

– Eh bien, vous ne me refuserez pas.

– Soit, répondit M. de Manerve ; mais à une condition.

– Laquelle ?

– C’est que vous me nommerez la personne qui veut me servir de groom.

– Impossible.

– Vous êtes extraordinaire, murmura le baron ; mais enfin, je ferai ce que vous voudrez.

– Merci, mon ami.

– Tenez, il me vient une idée. Si vous venez chez moi avec votre prétendu groom, mes gens vous reconnaîtront. Avez-vous une voiture sans armoiries ?

– Oui, j’ai un break comme en ont les marchands et les dresseurs de chevaux, un vrai fourgon de campagne.

– Très bien. Venez alors me prendre demain à six heures un quart, au coin de la rue de Richelieu. Je sortirai de chez moi à pied.

– C’est parfait, dit le comte, j’y serai.

Et le baron s’en alla.

* *

*

Le lendemain, à l’heure dite, un break attelé de deux magnifiques chevaux noirs, du plus pur sang irlandais, attendait à l’angle du boulevard, devant le café Cardinal. Un cocher, en petite livrée du matin, mais cependant poudré comme tout cocher anglais de bonne maison, se tenait droit et raide sur son siège élevé, le fouet dans la main droite, verticalement appuyé sur la cuisse. Un joli groom à l’œil éveillé et mutin, au visage rose et frais, et à qui on aurait pu donner quinze ou seize ans, était assis auprès du cocher.

Un jeune homme déboucha, fumant son cigare, par la rue de la Grange-Batelière, aperçut le break et s’en approcha. À sa vue, le groom dégringola lestement du haut du siège et vint abaisser le marchepied.

Et M. de Manerve braqua son lorgnon sur le cocher, qui demeurait impassible à son poste.

– Ah ! par exemple, dit-il, si c’est le comte Artoff, je défie le diable lui-même de le reconnaître.

Le groom ouvrit la portière du break, abaissa le marchepied ; puis, posant un doigt sur ses lèvres :

– Mon cher baron, dit-il, vous m’avez reconnu, c’est bien ; mais souvenez-vous que le comte a votre parole.

– Je ne l’oublie pas.

– Une indiscrétion de votre part, acheva le groom à mi-voix, serait peut-être l’arrêt de mort d’un homme.

– Hum ! pensa le baron, prenant place dans le char, je croyais aller à un duel, et voici que j’entre en plein roman… Oh ! les femmes…

– Où demeure M. James O’B… ? demanda le groom.

– Rue du Port-Mahon ! répondit le baron.

– Rue du Port-Mahon ! répéta le groom au prétendu cocher.

Et Baccarat remonta lestement sur le siège. Le comte Artoff rendit la main à ses chevaux et tourna avec cette merveilleuse habileté des sportsmen parisiens, qui fait l’admiration du monde entier.

Le break franchit en un clin d’œil la distance qui sépare la rue de Richelieu de la rue du Port-Mahon, et s’arrêta à la porte de M. James O’B…

Le jeune Irlandais était prêt et il avait sous son bras une petite boîte plate, à la forme de laquelle il était impossible de se méprendre.

– Voilà nos armes, dit-il en serrant la main du baron, et montant près de lui sans faire plus d’attention au groom qu’on n’en accorde ordinairement à la livrée.

– À l’hôtel Meurice ! cria, sur l’ordre du baron, le prétendu groom au cocher.

M. le marquis don Inigo de los Montes était prêt. Il avait fait une charmante toilette du matin, portait un gilet de piqué blanc, une veste blanche à la créole et un pantalon de même couleur. Sur ce costume par trop printanier à six heures du matin, car on touchait à peine au commencement de juin, il avait jeté un pardessus d’alpaga, et il fumait fort tranquillement son cigare à sa fenêtre lorsque le break entra dans la cour de l’hôtel.

M. le marquis don Inigo de los Montes n’était pas précisément un homme de qualité, mais il en affectait les allures. Il regarda moins encore que M. James O’B… les gens de service du baron de Manerve, et voulut bien accorder toute son attention aux chevaux, qui, il faut le dire, méritaient le coup d’œil d’un connaisseur.

Baccarat, dans sa redingote chamois, avec ses bottes à revers et sa culotte blanche, avait si bien l’air d’un jeune Frontin d’écurie, que, pour que le baron l’eût reconnue, il n’avait fallu rien moins que le souvenir de sa conversation de la veille avec le comte Artoff et celui des relations existant entre le jeune Russe et elle. Baccarat ne craignait donc que médiocrement d’attirer l’attention du marquis don Inigo, dans le cas où celui-ci serait, non un adversaire, mais un complice de sir Williams.

Aussi, tandis que celui-ci montait en voiture et qu’elle lui abaissait le marchepied, l’enveloppa-t-elle d’un regard profond et assuré, quoique rapide.

Le marquis monta en voiture, et M. James O’B… fit les présentations entre lui et le baron dans toutes les règles, et le break prit la route de Vincennes.

Pendant ces trois mois d’intimité avec le comte Artoff, Baccarat s’était plu à apprendre le russe ; elle le parlait déjà assez couramment. Ce fut dans cette langue qu’elle lui dit tout bas, tandis que l’équipage roulait au grand trot vers le bois de Vincennes :

– Je crois que Sarah a eu raison.

Le comte tressaillit.

– Je crois reconnaître ce prétendu marquis au teint basané.

– Vraiment ? fit le comte.

– Oui, c’est un homme blond teint en brun.

– En êtes-vous sûre ?

– J’attends de pouvoir l’entendre parler bien distinctement.

– Qui supposez-vous ?

– Je vous le dirai tout à l’heure.

Le break continua de rouler, atteignit la place de la Bastille, le faubourg Saint-Antoine et la barrière du Trône. Là, le pavé faisait défaut, et le bruit des roues, tournant sur un sable fin et bien tassé, ne fut plus assez étourdissant pour que Baccarat ne pût prêter une oreille attentive à la conversation du marquis et de ses témoins.

– Monsieur le marquis, disait M. de Manerve, veuillez me permettre la question d’usage : cette affaire peut-elle s’arranger ?

– Non, monsieur le baron, répondit le Brésilien avec un accent méridional très prononcé.

– Je m’en doutais, dit le témoin en souriant, aussi n’était-ce de ma part qu’une simple formalité. Le marquis s’inclina, et on parla d’autre chose.

Alors Baccarat souffla à l’oreille du comte :

– Sa voix est réellement méconnaissable ; il parle très bien le français des Espagnols… Cependant, je jurerais que c’est lui.

– Qui donc ? demanda le comte.

– Mais, répondit Baccarat, le complice, l’âme damnée de sir Williams, ce vicomte de Cambolh dont nous avons perdu les traces depuis quelques jours.

– Oh ! oh ! dit le comte, ce serait fort.

– C’est de la force de sir Williams.

– Mais alors, pourquoi ce duel ?

– Ah ! voilà, dit Baccarat, je me heurte à un nouveau mystère… cet homme a réellement un génie infernal.

Comme elle parlait ainsi, le break entra dans une allée du bois, et M. de Manerve, indiquant du doigt, sur le sable de l’avenue, le sillon tout frais d’une voiture, dit :

– Décidément, nous avons du guignon. Je crois que nous arrivons les derniers au rendez-vous et qu’il me faudra chasser mon cocher.

En effet, M. le marquis don Inigo et ses témoins avaient été devancés par le vicomte Andréa et les siens.