LXVII
Nous avons laissé Rocambole et maître Venture au moment où ils venaient de faire monter en chaise de poste Turquoise, repartant seule pour Paris et abandonnant Léon Rolland frappé d’une paralysie singulière ; mais quelques mots, qu’échangèrent alors les deux Valets-de-Cœur, vont nous l’expliquer sur-le-champ.
– Mort de ma vie ! murmura l’hôtelier improvisé en entrant dans l’auberge, si je comprends quelque chose à tout cela, je veux être pendu !
Rocambole se prit à rire.
– Mon brave, dit-il, sachez que jamais, un homme ne saura et ne comprendra tout ; cependant, je veux bien vous expliquer pourquoi ce bélître, qui entend tout et qui a eu tout à l’heure un fameux trac, ne peut dire un mot ni faire un mouvement.
– Ma foi ! murmura l’hôtelier, je ne crois pas aux sorciers et je le regrette, car c’est ou jamais…
– Maître Venture, reprit Rocambole, vous n’avez jamais été en Amérique ?
– Jamais.
– Alors, je vous dirai que les Américains ont pour voisins des sauvages ; des sauvages qui ont la peau huileuse, le teint jaune ou rouge, cela dépend, et des boucles d’oreilles aux narines.
– De jolis cocos, murmura Venture.
– Ces sauvages, continua Rocambole, possèdent les secrets les plus merveilleux en fait de simples et de plantes médicinales. Ce sont eux qui m’ont vendu cette poudre grise qui a le privilège de paralyser, pour un temps donné, tous les sens, à l’exception de l’ouïe.
– Et c’est cette poudre que j’ai mise hier dans le bordeaux !
– Bon ! Mais va-t-il rester longtemps comme cela, l’imbécile ?
– Jusqu’à demain soir.
– Et demain ?
– Cela me regarde.
– Qu’allons-nous faire donc d’ici là ?
– Mais, répondit fort paisiblement Rocambole, nous allons souper d’abord, puis nous nous coucherons.
Et, en effet, dix minutes après, le faux hôtelier et le faux postillon se mirent à table, burent et mangèrent copieusement, et allèrent se coucher.
M. le vicomte de Cambolh se mit au lit en s’adressant le monologue suivant : – Mon illustre maître, sir Williams, a de bien belles idées, et la petite comédie qu’il prépare pour demain soir a bien son mérite ; mais il faut convenir cependant, que j’ai eu tout à l’heure une fière tentation d’oublier mon rôle et d’envoyer mon bon ami Léon Rolland dans l’autre monde, pour lui faciliter le moyen de rejoindre son cher ami Guignon, qui fit une si belle culbute, il y a quatre ans, de la machine de Marly dans la Seine.
* *
*
Tandis que M. de Cambolh s’endormait fort paisiblement, Léon Rolland était toujours en proie à cette paralysie étrange qui ne lui avait laissé intact des cinq sens que celui de l’ouïe.
Douze heures s’écoulèrent pour lui dans cette horrible situation, pendant lesquelles, en proie à une fièvre brûlante, à une surexcitation mentale extraordinaire et qui tenait, pour ainsi dire, de l’ivresse, il analysa ou chercha à analyser, car sa raison s’en allait graduellement, sa situation et les événements qui venaient de s’accomplir. Pour lui, un fait seul dominait tous les autres : Turquoise avait demandé sa grâce à genoux. Mais il y avait un homme, un inconnu, quelque millionnaire sans doute, armé de son or comme d’un glaive invincible, à qui elle obéissait, dont elle s’était faite l’esclave, et qui disposait à son gré de sa destinée. Cet homme, cet inconnu, Léon croyait entendre encore le bruit de ses pas, le son de sa voix stridente et moqueuse ; et comme les colères de l’âme s’accroissent presque toujours de l’impuissance du corps, il jurait une haine mortelle à son rival…
Les yeux de Léon étaient fermés, et vainement il essayait de les ouvrir. Il n’y parvenait pas plus qu’à remuer un bras ou une main.
Cependant le chant matinal des oiseaux et un certain bruit qui s’était fait dans l’auberge lui apprirent que le jour avait succédé à la nuit.
Mais personne n’entra dans sa chambre. L’avait-on oublié ? le croyait-on parti ? Une horrible idée lui vint : dans l’état de léthargie où il était, il devait offrir toutes les apparences de la mort et la plus complète immobilité… Léon se souvint avoir entendu souvent citer des cas identiques au sien : l’histoire de gens enterrés tout vivants ; et il frissonna et sentit la folie le gagner.
Enfin la porte de sa chambre s’ouvrit. Des pas approchèrent.
– Tiens, dit une voix, celle de l’aubergiste, il est bon celui-là, il dort toujours, et il ne s’est pas réveillé cette nuit.
Et Venture s’en alla.
– Il reviendra dans une heure, pensa Léon, puis ce soir… Alors il me touchera, me secouera, croira que je suis mort et ira déclarer mon décès.
Sans doute que si l’affreuse situation où se trouvait Léon Rolland se fût prolongée quelques heures encore, il fût revenu à lui les cheveux blancs et vieilli de dix années ; mais sa léthargie cessa brusquement, et lorsque déjà il s’était résigné à cette mort anticipée, ses paupières, qui semblaient collées sur ses yeux, se détachèrent tout à coup, et il put voir…
Il éprouva comme un frissonnement dans tout le corps et put étendre un bras, puis un autre. Enfin sa bouche crispée s’ouvrit, ses dents se desserrèrent, et il retrouva l’usage de sa langue ; il s’en servit pour appeler.
L’aubergiste monta.
Maître Venture avait un air bonhomme et naïf qui excluait la pensée qu’il eût pu jouer un rôle actif dans la comédie de la nuit.
– Ah ! ah ! mon bourgeois, dit-il, enfin vous voilà réveillé ?
– Où est-elle ? demanda Léon avec exaltation.
Et, par un effort, il parvint à se mettre sur son séant.
– Vous avez un fameux sommeil tout de même, mon bourgeois, poursuivit l’hôtelier.
– Où est-elle ? répéta Léon.
– Qui, elle ?
– La dame qui était avec moi.
– Ah ! mon bon monsieur, répondit Venture, faut croire qu’elle ne tenait pas autant à vous qu’à l’autre… elle est repartie pour Paris.
Léon poussa une exclamation de rage. Ces mots lui enlevaient son dernier espoir, celui d’avoir eu le cauchemar et le délire. Ainsi tout était vrai… Turquoise était partie !
Léon sauta en bas du lit, sur lequel, on s’en souvient, il avait été porté tout habillé.
– Je veux aller à Paris ! s’écria-t-il.
Et il passa, pour ainsi dire, sur le corps de l’hôtelier, sortit de la chambre nu-tête, dans un état d’exaltation extraordinaire, et s’élança dans l’escalier.
Comme il allait traverser la cuisine sans s’y arrêter, une voix enrouée lui dit : – Hé ! notre bourgeois, si vous allez à Paris, je vous y conduirai.
Léon se retourna et aperçut assis au coin du feu, fumant sa pipe tranquillement, le postillon à cheveux roux qui, la veille au soir, conduisait à la Daumont la chaise de poste de Turquoise.
– Eh bien, dit Léon, des chevaux… des chevaux tout de suite !
– On y va, répondit le postillon sans se déranger. Le temps de casser une croûte et de prendre un verre de vin. Ohé ! Venture !
L’aubergiste descendit.
– Je ramène mes chevaux à Paris avec la voiture vide de l’Anglais ; je vais emmener monsieur par la même occasion. Par conséquent, donne-nous quelque chose à boire et à manger.
– Je n’ai pas faim, dit Léon.
– Bah ! vous avez soif… Et puis je vous conterai peut-être le secret de la petite dame.
– Vous ! exclama Léon.
– Moi.
Et le postillon s’attabla.
Ces dernières paroles avaient fouetté le sang de Léon, dont le délire mental était au comble.
Machinalement le pauvre fou se mit à table avec son convive, machinalement il tendit son verre, le fit emplir et le vida d’un trait.
Il voulait savoir.
L’aubergiste vint s’asseoir avec eux et versa de nouveau à boire à Léon Rolland.
– Que savez-vous donc ? demanda l’ouvrier, qui, pour la seconde fois, vida son verre d’un trait.
– Moi, dit le postillon, j’ai été au service de la dame et du monsieur.
– Ah ! rugit Léon.
– Mais buvez donc, dit l’aubergiste. Quand on va se mettre en route, il faut avoir l’estomac chaud.
Et il emplit encore son verre.
– Le monsieur est une canaille, un misérable, poursuivit le postillon, qui bat comme plâtre la petite dame, et qui, pour sûr, finira par la tuer…
– Oh ! s’écria Léon en prenant sur la table un grand couteau de cuisine, malheur à lui, alors !
– Si cet homme était mort, poursuivit le postillon, la petite dame, qui est folle de vous, serait la plus heureuse des femmes.
– Eh bien, murmura d’une voix sourde celui que l’ivresse commençait à gagner, je le tuerai !
Léon Rolland était un ouvrier sobre et laborieux, il ne s’était peut-être pas grisé deux fois en sa vie : aussi l’état de surexcitation nerveuse où il avait été jeté par sa léthargie et le vide de son estomac, car il n’avait rien pris depuis la veille, le rendaient très facile à enivrer. Ses hôtes lui versaient sans relâche du vin mélangé d’alcool, et il ne fallut pas un quart d’heure pour qu’il eût atteint un degré d’ivresse et de folie furieuses. Comme les hommes du peuple en général, Léon devait avoir le vin féroce.
L’aubergiste et le postillon le jetèrent dans un cabriolet attelé de deux chevaux.
– Venez, dit le postillon, si vous voulez le tuer, je vais vous mener au bon endroit.
Léon s’était emparé du couteau de cuisine et le brandissait avec rage. Ses yeux étaient injectés de sang, et il voyait tout en rouge autour de lui.
Le postillon s’était muni d’une bouteille d’eau-de-vie ; il fouetta ses chevaux, qui filèrent comme le vent et s’élancèrent vers Paris. Durant le trajet, il ne cessa d’exalter Léon et de le faire boire. Quand le cabriolet atteignit la barrière du Roule, l’ouvrier n’était plus un homme, l’ivresse en avait fait une bête fauve.
Le cabriolet descendit rapidement le faubourg, prit la rue de la Ville-l’Évêque et entra bruyamment dans la cour de l’hôtel de Turquoise.
– Venez, venez ! hurlait le postillon.
Léon descendit en trébuchant du cabriolet et gravit, le couteau à la main, les marches du perron.
La cour et l’escalier étaient déserts.
Le postillon le guidait en lui disant : – Tenez, je gage qu’il est là-haut… avec elle…
Et le pauvre ouvrier, rendu féroce par la jalousie et l’ivresse, le suivait, étreignant dans sa main crispée le manche de son couteau.
Ils traversèrent l’antichambre et arrivèrent à la porte du boudoir.
Là ils trouvèrent un laquais.
– Où allez-vous ? dit celui-ci.
Léon le repoussa brutalement.
– Je veux voir madame, dit-il.
– Madame n’y est pas, ou plutôt elle est avec monsieur.
Ces derniers mots achevèrent d’exaspérer l’ouvrier ; il renversa le laquais et frappa violemment à la porte du boudoir en criant :
– Ouvrez ! ouvrez ! ou j’enfonce la porte.
* *
*
– Maintenant, murmura Rocambole en s’esquivant, arrive que pourra… moi, je file…
Et il descendit sans bruit l’escalier.
Après avoir remis les lettres de change à sir Williams, Turquoise était rentrée dans le boudoir, où Fernand était à demi couché sur un divan, livré tout entier à cette béatitude extatique qui provient de l’ivresse mêlée à une surexcitation morale.
– Vous êtes noble et bon, mon ami, murmura-t-elle en s’asseyant près de lui, et il y a, à cette heure, un homme qui quitte cet hôtel en vous bénissant.
– C’est toi qu’il doit bénir, répondit Fernand, toi, qui es un ange !
Elle lui tendit son front.
– Mon Dieu ! dit-elle, je n’avais jamais été heureuse ainsi.
Et, pendant dix minutes, ils échangèrent les serments les plus solennels.
Mais, tout à coup, un bruit se fit au-dehors. Des pas gravirent l’escalier, des pas d’hommes… Des voix confuses se firent entendre.
À ces bruits Fernand se leva étonné.
– Ciel ! murmura Turquoise.
Et Fernand la vit pâlir et se troubler.
Les pas approchaient ; une voix irritée disait dans l’escalier :
– Je vous dis que madame est chez elle !
– Elle n’y est pas, répondait une autre voix, celle d’un laquais.
– Elle y est, vous dis-je, et je veux la voir !
Cette fois, Turquoise jeta un cri, se précipita vers celle des portes du boudoir qui communiquait à l’antichambre et donna un tour de clef.
– Que faites-vous ? s’écria Fernand stupéfait.
– Silence ! murmura Turquoise d’une voix éteinte.
On entendit une lutte, puis un poing vigoureux ébranla la porte.
– C’est lui ! exclama Turquoise, qui manifesta la plus vive terreur.
– Qui, lui ? demanda Fernand.
– Lui… lui !… dit-elle avec l’accent de l’épouvante. Fuyez… fuyez… par cette porte… là… Au nom du ciel… fuyez !
– Fuir ! s’écria Fernand. Mais, quel est donc cet homme qui ose ainsi pénétrer chez vous ?… Fuir !…
– Il vous tuera ! murmura-t-elle avec un redoublement d’effroi.
– Jenny ! ma bien-aimée, criait une voix au-dehors, une voix menaçante et que la fureur rendait méconnaissable.
« Jenny, ouvre-moi… Je te pardonnerai… c’est à lui que j’en veux…
Et on ébranla la porte au-dehors.
– Fuyez, Fernand, au nom du ciel ! répéta Turquoise. Cet homme qui vient, cet homme qui parle en maître, c’est lui, celui que j’aime !… Je vous ai trompé… pardonnez-moi…
Et comme la porte cédait, Turquoise renversa la bougie, qui s’éteignit.
Un homme s’élança au milieu des ténèbres, brandissant un couteau, cherchant dans l’ombre celui qu’il voulait égorger, et poussant des rugissements de fureur.
En même temps, Turquoise se glissait vers la porte du cabinet de toilette pour se sauver.
Mais, soudain, cette porte s’ouvrit et livra passage à un flot de clarté qui dissipa les ténèbres et illumina cette scène d’horreur.