LXXXIX

Il nous est impossible de perdre de vue Baccarat et son jeune ami le comte Artoff.

Quelques lignes rétrospectives sont indispensables à la suite de notre histoire. Deux jours après le dénouement de ce drame terrible que sir Williams appelait, en le préparant avec sa lente et merveilleuse habileté, l’affaire Van-Hop, l’hôtel de la rue Moncey redevint tout à coup désert. La veille encore, les passants attardés dans ce quartier isolé avaient vu filtrer des lumières à travers la soie des rideaux, aperçu le coupé de la jeune femme stationnant près du perron, les domestiques aller et venir, la grille s’ouvrir et se refermer. Le lendemain, la solitude la plus complète régna dans l’hôtel et le jardin. Les persiennes furent fermées, les voitures vendues, les domestiques congédiés.

Or, voici ce qui s’était passé.

La veille de ce déménagement furtif et inattendu dans le quartier, Baccarat était seule avec le jeune comte Artoff, dans cette petite pièce du rez-de-chaussée convertie en bibliothèque et dans laquelle le jeune Russe avait été reçu lors de sa première visite.

– Mon ami, disait Baccarat, vous savez aussi bien que moi, maintenant, quel est le but que je me suis proposé. Je vous ai tout dit, vous seul n’avez point été incrédule. Pour tous les autres le vicomte Andréa est un saint.

– Les autres n’ont point, comme moi, rencontré son regard, répondit le comte Artoff, je le tiens pour un misérable !

– L’audace et le courage de cet homme sont inouïs. À l’heure où je croyais le tenir, à l’heure où j’espérais obtenir de son complice la révélation de son nom, il a tout brusqué, tout changé ; il s’est chargé du dénouement que j’avais préparé, d’accusé il est devenu accusateur, de patient il s’est fait bourreau. Que faire ? que dire ? L’action de cet homme m’a clos la bouche. Il a eu l’audace de me tendre la main et de me dire : « Voilà bien les femmes ! Elles veulent triompher toutes seules… Au lieu de vous appuyer sur moi, vous avez voulu poursuivre les Valets-de-Cœur toute seule… » Et dès lors, mon ami, il a été avéré, patent, irréfutable, que le club des Valets-de-Cœur venait de perdre son chef, grâce à l’énergique vigilance de M. le vicomte Andréa, un homme de bien, qui expiait noblement des erreurs passées en se dévouant au triomphe de la vertu.

– Ah ! murmura le comte Artoff, que ne l’ai-je donc tué le jour où je le tenais au bout de mon pistolet !

– Il est certain, reprit Baccarat, que nous eussions peut-être évité de grands malheurs dans l’avenir.

– Comment ! dit le comte, vous croyez que cet homme, si souvent terrassé, ne se découragera point, enfin ?

– Jamais, j’en ai la conviction.

– Mais, contre qui se tournera-t-il ? Quel but peut-il avoir encore ?

– Écoutez : sir Williams est un homme à renoncer à une vengeance misérable, à se consoler d’un revers en matière d’argent ; mais il a au fond du cœur une haine féroce, inextinguible, dont il enveloppe son frère… Il pardonnerait à tous les autres, s’ils devaient lui livrer celui-là.

– Peut-être l’assassinera-t-il ?…

Baccarat eut un amer sourire.

– Allons donc ! dit-elle, il est plus artiste que cela en vengeance. Ce n’est pas seulement la vie d’Armand qu’il veut…

– Que veut-il encore ?

– Sa fortune, sa femme, son enfant… N’avez-vous donc pas deviné, mon ami, que ce rôle d’hypocrisie si patiemment joué, ce repentir de six mois merveilleusement affecté qu’un homme aussi intelligent que M. de Kergaz s’y laisse prendre à toute heure, devaient être le chemin tortueux, habilement pratiqué dans l’ombre pour arriver à une de ces vengeances qu’on ne pourrait imaginer ? Ce qu’il faut à l’infâme Andréa, c’est se mettre aux lieu et place d’Armand, c’est devenir, plus tard le protecteur, peut-être le mari de sa veuve ; c’est égorger ou faire disparaître son enfant, comme son père, à lui Andréa, fit disparaître Armand et crut l’avoir à jamais enseveli dans les flots de l’Océan.

– Il nous faut la vie de cet homme, murmura lentement le comte.

– Après Armand, poursuivit Baccarat, vous sentez bien, mon ami, qu’il y a encore un être en ce monde dont il a juré l’extermination…

– Qui ? demanda le Russe.

– Moi, répondit froidement Baccarat ; moi qui ai tout fait crouler sous ses pieds, moi qui, paraissant ne point le deviner, le poursuis sans cesse ; moi qui, feignant de lutter contre un ennemi inconnu, sais bien que cet ennemi c’est lui.

– Oh ! s’écria le comte, dont un frémissement de colère qui dilata ses narines, rendit son regard étincelant et donna à toute sa physionomie une expression chevaleresque et terrible à la fois, s’il avait le malheur de toucher à un cheveu de votre tête, je le hacherais à coups de poignard.

Baccarat lui tendit la main.

– Vous êtes un noble cœur, dit-elle.

– Oh ! c’est que, murmura le comte d’une voix à la fois respectueuse et enthousiaste, c’est que je vous aime…

– Chut ! dit-elle en lui donnant du revers de sa belle main une tape sur l’épaule, vous allez vous faire gronder, enfant…

Et elle lui jeta un sourire un peu triste, mais plein d’une franche amitié.

Le comte obéit et se tut, mais son regard plein d’admiration et d’amour sembla protester contre ce silence et la défense de Baccarat.

– Mais, dit-il tout à coup, êtes-vous bien certaine que sir Williams n’a pas la conviction que vous l’avez deviné ?

– Voilà, répondit Baccarat, ce que je ne puis affirmer encore ; mais, en tout cas, cette conviction, il l’aura dans une heure.

– Comment cela ?

La jeune femme reprit cet air grave, triste, presque sévère, qu’elle avait tout à l’heure.

– Tenez, dit-elle, écoutez-moi bien, vous allez voir que je suis un profond diplomate, en dépit de mon sexe. Sir Williams va venir ici.

– Ici !

– Oui, dans une heure.

– Est-ce possible ? et pourquoi ?

Baccarat ouvrit un tiroir, y prit une lettre et la tendit au comte.

– Lisez, dit-elle.

La lettre était de sir Williams, et conçue en deux lignes :

« Madame,

« Voulez-vous me recevoir chez vous, aujourd’hui, à deux heures ?

« Celui qui fut sir Williams. »

– Voilà, murmura le comte, une étrange audace.

– C’est une erreur, mon ami. Sir Williams, en osant me demander un rendez-vous, fait preuve de la plus grande prudence. Il vient me dire je ne sais quoi, la première chose venue en apparence ; en réalité, il veut m’étudier une dernière fois, et, pour lui, sa conviction sera parfaitement arrêtée après cette étude et cet examen.

– Vous croyez ?

– Tenez, acheva Baccarat, je vais vous cacher ici. Vous entendrez tout. Si, en sortant de chez moi, sir Williams n’est point convaincu que je n’ai plus l’ombre d’un soupçon relativement à lui, je veux redevenir la honteuse créature que j’étais autrefois.

– Mais, dit le comte, regardant sa montre, il est deux heures.

– Je vais vous cacher.

Le comte regarda autour de lui.

– Où ? dit-il, je ne vois ni portes, ni draperies, ni embrasures de croisée qui puissent me dissimuler.

Baccarat se prit à rire :

– En effet, dit-elle, les murs sont tapissés de rayons de bibliothèque montant du sol au plafond et chargés de livres, mais il y a ici, à deux pas, une cachette que trois personnes au monde ont connue. L’un était l’architecte de cet hôtel, l’autre l’ouvrier qui la pratiqua de nuit, aidé de ma blanche main, car je m’étais convertie en apprenti menuisier ; la troisième, c’est moi. Mon pauvre architecte est mort, l’ouvrier s’est retiré en province, et moi je n’ai jamais livré mon secret. Vous allez en être l’unique dépositaire.

– Comment ! quand vous avez vendu l’hôtel, vous n’avez pas…

– Cette cachette n’aura pu être utile qu’à moi, murmura Baccarat en baissant le front, à une époque où je redoutais de voir deux hommes de cœur s’égorger chez moi, et le hasard a voulu que je n’en eusse jamais besoin.

À peine le comte était-il caché, qu’un coup de cloche annonça à Baccarat l’arrivée de sir Williams. Le baronet était exact.

Deux minutes après, on l’annonça.

– Faites entrer, dit la jeune femme dont l’attitude était si naturelle et si calme, que sir Williams, après avoir jeté un regard furtif autour de lui, demeura persuadé qu’ils étaient bien seuls.

M. le vicomte Andréa était devenu humble, triste, et si naturellement, qu’il fallait chez Baccarat une conviction bien arrêtée pour qu’elle n’éprouvât point comme un remords d’avoir accusé ce saint homme.

– Ma chère enfant, dit-il à Baccarat en la saluant, et s’asseyant auprès d’elle avec un reste de familiarité respectueuse, je viens causer sérieusement avec vous.

– Je suis prête à vous écouter, monsieur le vicomte, répondit-elle.

Et elle le regarda avec une nuance de respect et d’indifférence à la fois.

Sir Williams crut même lire dans ses yeux quelque chose comme un remords.

– Ma chère madame Charmet, continua-t-il, avant de vous parler du motif qui m’amène, permettez-moi quelques mots sur notre passé commun.

– Dites, monsieur.

– Vous avez été une femme légère ; un sentiment élevé vous a ramenée, un jour, dans le droit chemin. J’ai été, moi, un misérable, un voleur, un assassin, poursuivit-il en baissant la tête, et je mérite un châtiment plus sévère encore que les outrages dont je suis abreuvé. Mon repentir, en effet, est quelque chose de si inouï, qu’il a fallu une permission du ciel pour que sir Williams, l’impie, tombât un jour à genoux, pour qu’il osât prier, lui qui blasphémait depuis son enfance… Ma conviction devait nécessairement rencontrer des incrédules et vous avez été du nombre.

Baccarat se tut.

– Le jour où Armand nous confia à tous deux la mission de démasquer cette infâme association des Valets-de-Cœur, je devinai à un tressaillement de votre visage que vous me considériez comme un traître.

– Je l’avoue, dit Baccarat en baissant les yeux.

– Vos soupçons m’ont affligé, mais ils m’ont prouvé que Dieu ne m’avait point pardonné encore, et je les ai acceptés comme un juste châtiment. Vous vous êtes défiée de moi… Qui sait même si vous n’êtes pas demeurée convaincue que j’étais moi-même un de ces hommes que je devais poursuivre ?

– Je l’ai cru, monsieur.

– Donc vous avez agi isolément, par quel moyen ? je l’ignore, et vous êtes arrivée au même résultat.

– Monsieur le vicomte, dit Baccarat, voulez-vous un aveu tout entier ?

– Parlez…

– Eh bien, hier encore, après que vous avez étendu cet homme sur le parquet d’un coup de poignard…

Sir Williams eut un imperceptible tressaillement.

– Ma conviction, acheva Baccarat, était à peine ébranlée.

Elle le regarda bien en face, froidement, et il soutint ce regard.

– Maintenant, dit-elle, je vous supplie à genoux de me donner une preuve, de me dire un mot qui fassent évanouir les derniers doutes qui me restent au fond du cœur.

Sir Williams baissa les yeux.

– Écoutez, dit-il, vos soupçons, vos défiances me semblent être la main de Dieu qui continue à me frapper, et je devrais m’incliner sous le fouet vengeur et ne point chercher à vous persuader. Mais que voulez-vous ! Je suis homme encore, j’ai le cœur faible, et votre mépris me pèse…

– Mon Dieu ! murmura Baccarat qui parut subitement émue, si cependant vous étiez sincère, si, au lieu d’être un traître et un hypocrite, vous vous repentiez réellement… Mon Dieu ! quel remords me poursuivrait désormais !…

Le baronet sentit une joie féroce lui monter du cœur au cerveau et le prendre à la gorge. Cependant il conserva son visage impassible et résigné.

– Si je vous demandais un serment, dit-il, un serment solennel, me le feriez-vous, même en me croyant coupable, même en croyant le faire à ce misérable qui foula tous ses serments aux pieds ?

– Si je faisais un serment à un forçat, je le tiendrais.

– Eh bien ! je vous en demande un, celui d’ensevelir éternellement en vous le secret que je vais vous confier.

– Je vous jure, dit Baccarat, que jamais je ne répéterai un mot de ce que vous m’aurez dit.

– Eh bien, reprit Andréa, vous allez peut-être trouver au fond de votre cœur, vous que l’amour toucha un jour, l’explication de mon repentir.

Baccarat tressaillit visiblement.

– Un jour, après la ruine de mes abominables espérances, je m’aperçus que j’aimais, moi, l’homme sans cœur, que j’aimais ardemment, avec un respect sans bornes, la femme que j’avais le plus outragée… J’aimais la femme de mon frère, j’aimais Jeanne.

Baccarat jeta un cri.

– Ah ! dit-elle, je vous comprends… Pardonnez-moi… pardonnez-moi…

Et elle se jeta à genoux et lui prit la main ; et sir Williams frémissant de joie, vit briller des larmes dans ses yeux.

Il croyait avoir vaincu le sphinx.

– Ah ! dit-il, vous comprenez enfin, n’est-ce pas ? Vous comprenez que le monstre ait pu se repentir un jour, qu’un jour soit venu où il ait eu horreur de lui-même en songeant qu’il avait outragé, foulé aux pieds, violenté la seule femme qu’il eût aimée ?…

Baccarat se releva et tendit la main à sir Williams.

– Monsieur le vicomte, dit-elle, voulez-vous, à votre tour, une preuve de ma conviction que vous vous êtes repenti, et que j’ai dû vous faire souffrir mille tortures par mes injustes soupçons ?

Il secoua la tête, et un sourire indulgent, le sourire du père qui pardonne à l’enfant rebelle, vint à ses lèvres.

– À quoi bon ? dit-il. Ces larmes que je vois dans vos yeux…

– Oh ! ce n’est rien encore, poursuivit-elle, tenez, tenez…

Elle retira de dessous ses vêtements une de ces armes alors tout nouvellement arrivées d’Amérique et qu’on nomme revolver.

Puis elle le lui tendit.

– Croiriez-vous, dit-elle en souriant au travers de ses larmes, que j’ai craint un moment que vous n’eussiez sur vous un stylet et que vous ne vinssiez ici pour m’assassiner ?… Eh bien, prenez cette arme que je destinais à me défendre… Maintenant, me voilà à votre merci ! Si vous êtes encore le sir Williams que j’ai connu, le voleur, l’assassin, tuez-moi… Si vous êtes, comme je le crois maintenant, le grand coupable touché par le remords pardonnez-moi mes soupçons…

Et elle se remit à genoux.

– Merci, mon Dieu ! murmura Andréa d’une voix étouffée… la noble confiance de cette femme ne sonne-t-elle point pour moi l’heure de votre clémence ?

Et Baccarat vit rouler deux larmes sur la joue amaigrie du pénitent.