LXXVIII
L’existence du marquis Van-Hop était, depuis quelque temps, un véritable supplice dont rien au monde ne saurait donner une exacte idée. Depuis ce soir où Daï-Natha lui avait dit qu’elle lui fournirait la preuve du crime de la marquise, M. Van-Hop ne vivait plus. Il comptait les jours, les heures, les minutes qui le séparaient de l’instant fatal annoncé par l’Indienne. Et, à mesure que le temps marchait, il avait des alternatives d’espoir et de terreur. Daï-Natha avait-elle dit vrai ? Daï-Natha mentait-elle ?
Ce dilemme était épouvantable…
Quelquefois, au milieu de la nuit, une rage folle le prenait ; il se levait et se dirigeait sans bruit vers la chambre de sa femme, armé de ce poignard qu’il avait pris sur la cheminée de Daï-Natha. Il allait chez elle avec l’intention de lui appuyer ce poignard sur la gorge et de lui dire :
– Dites-moi la vérité comme à Dieu. Êtes-vous coupable ? Êtes-vous innocente ?
Mais, sur le seuil, le souvenir du serment qu’il avait fait à sa cousine le prenait à la gorge et le forçait à rebrousser chemin. Quelquefois, dans la journée, il se laissait aller à regarder sa femme à la dérobée, cherchant à deviner la vérité sur ce visage calme, sur ce front sans nuages. Alors il se disait avec une sorte de joie vindicative :
– Daï-Natha a menti, et je la laisserai mourir, puisque moi seul puis la sauver.
Mais, loin de sa femme, le marquis était repris par tous ses doutes, par toutes ses angoisses, et il ne se souvenait plus que de l’imperturbable assurance de l’Indienne lui affirmant qu’elle lui donnerait des preuves.
Le jeudi, c’est-à-dire le jour où madame Malassis alla le soir chez la marquise par ordre de Rocambole, M. Van-Hop avait dîné en tête à tête avec sa femme. Il fallait que cet homme eût une bien grande puissance de concentration en lui-même, car il s’était montré affectueux, presque gai. Mais il était sorti tout de suite après le dîner, et la pensée qui le torturait était revenue l’assaillir.
– C’est aujourd’hui le cinquième jour, s’était-il dit. Daï-Natha n’a plus que deux jours à vivre, et je n’ai point encore cette preuve… Oh ! Daï-Natha a menti.
Le marquis se coucha de bonne heure ce soir-là, vers onze heures ou minuit, et, chose bizarre, lui qui ne dormait plus, il fut pris d’un lourd sommeil, – le sommeil qui suit les grandes lassitudes, – et il ne s’éveilla le lendemain que vers dix heures. Son valet de chambre, en entrant pour ouvrir ses rideaux, lui apporta une lettre.
Le marquis tressaillit.
– Qui a apporté cela ? demanda-t-il, hésitant à déchirer l’enveloppe.
– Un commissionnaire de coin de rue.
Le marquis eut une lueur d’espoir : ce pouvait être un solliciteur, un mendiant à domicile, celui qui faisait porter ses lettres par un Savoyard. Il eût été capable de renvoyer cette enveloppe bourrée de billets de banque.
Peut-être même en fit-il le vœu tout bas, car sa main était prise d’un tremblement nerveux, tandis qu’il ouvrait lentement cette lettre et courait à la signature.
La missive était signée Daï-Natha.
Une pâleur livide couvrit le visage du marquis ; il eut un éblouissement et crut qu’il allait mourir. Cependant, cet homme était si fort qu’il eut le courage de ne pas jeter un cri, de ne pas verser une larme.
– Habillez-moi, dit-il à son domestique ; je sors.
Or, tandis que son valet de chambre l’habillait, M. Van-Hop se disait :
– Il est évident qu’elle est coupable, puisque Daï-Natha m’écrit. Je ferais mieux, au lieu d’attendre cette preuve, de passer dans sa chambre et de la tuer ! Je souffrirais moins.
En parlant ainsi, M. Van-Hop se mentait à lui-même, car il doutait encore, comme il avait toujours douté, comme il douterait jusqu’à sa dernière heure.
Il prit alors son parti en homme de cœur.
– Si elle est coupable, se dit-il, elle et moi nous serons morts demain. Il est midi, je ne dois aller qu’à sept heures chez Daï-Natha, j’ai donc six heures à dépenser.
Le marquis prit une plume, une feuille de papier et écrivit dessus :
« Ceci est mon testament.
« N’ayant ni enfants, ni proches héritiers, je lègue toute ma fortune, sans restriction, aux hospices civils de la ville d’Amsterdam, ma patrie. »
Il data et signa. Puis, après avoir cacheté le testament, il le mit dans un tiroir de son secrétaire dont il prit la clef, et la donnant à son valet de chambre :
– Pierre, lui dit-il, il y a dans ce tiroir un portefeuille contenant quarante-trois mille francs, plus ce papier que tu viens de m’y voir mettre. Si une affaire imprévue m’éloignait de Paris, si je venais à mourir ou à disparaître, – il faut tout prévoir, – tu prendrais le portefeuille et ce papier. Tu garderais l’un pour toi, tu porterais l’autre chez mon notaire.
– Oui, monsieur, balbutia le valet, frappé de stupeur.
Le marquis posa un doigt sur ses lèvres, comme pour lui recommander le silence. Puis il sortit et monta à cheval, décidé à ne pas revoir sa femme avant d’avoir vu Daï-Natha.
M. Van-Hop avait pris la résolution de mourir après avoir tué la marquise, si réellement elle était coupable.
À sept heures moins un quart, le marquis demanda son coupé bas et se rendit chez Daï-Natha. Il avait pris une paire de petits pistolets et les avait serrés soigneusement dans la poche de côté de son paletot. La balle de l’un était pour sa femme. Celle de l’autre pour le traître. Quant à lui, il avait résolu de se frapper avec le poignard de sa cousine.
Pendant le trajet, un souvenir lui vint.
– J’ai promis à Daï-Natha de l’épouser, dit-il, mais la mort affranchit de tous les serments. Cette femme m’est odieuse.
Le coupé s’arrêta avenue Lord-Byron, tandis que sept heures sonnaient à Saint-Philippe-du-Roule.
On était alors en hiver et il était nuit. Les Champs-Élysées étaient déserts.
Le marquis fut introduit chez Daï-Natha, mais pas par l’escalier aux peintures hiéroglyphiques, comme l’avait été Rocambole ; on ne le conduisit point dans l’espace de pagode où, la veille, l’Indienne avait reçu le vicomte. Non, on le fit entrer dans ce beau salon à l’européenne où Daï-Natha lui était apparue quelques jours auparavant, vêtue à l’européenne et belle à tenter un anachorète.
Le salon était vide. Le domestique qui avait introduit le marquis le pria d’un signe de s’asseoir et d’attendre. Le marquis s’assit et attendit. Il était fort pâle, mais son cœur battait régulièrement, et cet homme qui sentait sa vie s’en aller, cet homme qui ne voulait point survivre à sa honte, avait en ce moment le calme résolu des martyrs.
* *
*
Tandis qu’on introduisait M. Van-Hop au salon, dans ce même boudoir où, six jours auparavant, elle l’avait entraîné pour lui parler seule à seul, Daï-Natha se trouvait en présence de deux hommes.
L’un était le vicomte de Cambolh.
L’autre, maître Venture, l’intendant de madame Malassis.
– Ainsi, tout est prêt ? demandait-elle.
– Tout, miss.
– Je n’ai plus qu’à parler ?
Rocambole fit un signe affirmatif, et ajouta :
– Vous pouvez recevoir le marquis, et n’avez plus besoin de moi. Je reviendrai à dix heures.
Rocambole souleva une draperie et disparut par le petit escalier dérobé.
Rocambole parti, l’Indienne se trouva seule avec Venture.
Alors celui-ci, sur un signe d’elle, ouvrit la porte qui donnait dans le salon, et dit au marquis :
– Voulez-vous entrer, monsieur ?
M. Van-Hop entra dans le boudoir, et Venture passa dans le salon, prêt à revenir au premier signal.
Le marquis enveloppa l’Indienne d’un clair et rapide regard.
Daï-Natha, drapée dans une robe de chambre d’un vert foncé, couchée à demi sur une causeuse, la tête appuyée sur une pile de coussins, était plus pâle et plus affaissée encore que la veille.
Le marquis fut frappé de ces ravages.
Daï-Natha comprit la pensée du marquis ; elle le regarda en souriant :
– C’est le poison, fit-elle.
Le marquis étendit la main et montra sa bague.
– Si vous avez dit vrai, fit-il, vous serez sauvée.
– J’ai les preuves.
Ces trois mots furent pour M. Van-Hop ce qu’est la lecture de l’arrêt pour le condamné, au pied même de l’échafaud. Mais il demeura fort.
– Où sont-elles ? dit-il.
– Connaissez-vous, reprit l’Indienne, un jeune homme appelé Oscar de Verny ?
Le marquis frissonna et se souvint de ce visage si remarquablement beau dont, à son bal, la vue lui avait fait éprouver un si grand malaise.
– Oui, dit-il, je l’ai vu.
– M. Oscar de Verny porte un autre nom encore.
– Ah !
– Il s’appelle Chérubin.
Ce nom fut toute une révélation pour le marquis. Il avait souvent entendu parler de ce séducteur des beautés de second ordre, connu dans le monde galant sous le nom de Chérubin le Charmeur.
– Eh bien, dit Daï-Natha, c’est lui.
– La preuve, la preuve !
Et la voix du marquis était stridente et sourde.
– Il habite, poursuivit Daï-Natha, la maison d’une amie de votre femme, madame Malassis.
Le marquis se souvint que, depuis quelque temps, sa femme était allée beaucoup, en effet, chez madame Malassis.
– Chérubin s’est battu dernièrement, ajouta l’Indienne, à qui Rocambole avait merveilleusement fait la leçon, et il a été blessé. Votre femme est allée le voir chaque jour.
– La preuve ! répéta le marquis avec rage.
– Attendez, attendez, répondit Daï-Natha. Et elle continua : – Madame Malassis est dans la confidence. Grâce à elle, la marquise a pu se croire toujours en sûreté vis-à-vis de vous.
– Après ? après ?
L’Indienne étendit la main vers un gland de soie et sonna.
À cet appel, maître Venture, qui attendait dans le salon, entra dans le boudoir.
– Voilà, dit-elle au marquis, l’intendant de madame Malassis.
Le marquis regarda ce visage ignoble et fut en proie à une torture infernale, en pensant que le secret de sa honte était aux mains de ce laquais. Il lui jeta un regard hautain, dominateur, comme s’il eût voulu l’écraser, et il dit à Daï-Natha :
– Qu’ai-je besoin de cet homme ?
– Cet homme vous dira, répondit l’Indienne, qu’il a vu votre femme venir chez madame Malassis et y rencontrer Chérubin.
Le marquis eut un frémissement d’espoir. Il crut que c’était là l’unique preuve qu’on pouvait lui donner… Et le témoignage d’un seul homme sera-t-il jamais une preuve ?
M. Van-Hop se redressa altier, dédaigneux, superbe. Il regarda froidement sa cousine :
– Ceci, dit-il, n’est point une preuve. Le témoignage d’un laquais, à propos d’une femme, est plus honteux encore qu’une calomnie.
Mais un cruel sourire vint aux lèvres de Daï-Natha :
– Vous êtes bouillant, Hercule, dit-elle. Attendez donc…
Et elle tira un papier de son sein et le tendit au marquis.
Ce papier, c’était cette odieuse lettre dictée par Rocambole à madame Malassis, la veille ; lettre dont la suscription portait :
À madame la marquise Van-Hop.
– La marquise a reçu cette lettre ce matin, dit l’Indienne, et elle sera exacte au rendez-vous.
Le marquis lisait avec une terrible attention ces lignes qui, pour lui, paraissaient tracées en lettres de flamme :
« Chère belle, ce vilain jaloux de Chérubin veut vous voir ce soir, etc.… »
– Douterez-vous encore ? murmura la tigresse avec une joie cruelle.
– Je veux voir… je veux les voir tous deux ! s’écria enfin le marquis.
– Eh bien, alors, suivez cet homme. Vous verrez Chérubin aux genoux de madame Van-Hop.
– Allons ! dit le marquis redevenant tout à coup froid, calme, solennel, l’heure du châtiment est venue.
Daï-Natha essaya de se lever, mais ses forces commençaient à la trahir. Elle retomba sur la causeuse.
– Oh ! le poison, dit-elle, le poison agit… Hâtez-vous, Hercule, mon bien-aimé, hâtez-vous… Je crois que je vais mourir…
– Tenez, dit le marquis jetant sa bague aux pieds de l’Indienne, voilà la pierre bleue. J’aurai toujours le temps de vous tuer, si cela n’était qu’une horrible machination.
En présence de ce qui pour lui était l’évidence, le marquis essayait de douter encore. Il poussa Venture devant lui.
– Allons, drôle ! lui dit-il, conduis-moi et fais ta dernière prière en route, car je te tuerai si tu as menti.
Et le marquis sortit, tandis que Daï-Natha rassemblait ses dernières forces pour s’emparer de la bague dont la pierre allait lui rendre la vie.
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Le marquis monta en voiture avec le laquais.
Celui-ci, au lieu de faire arrêter rue de la Pépinière, devant la porte du numéro 40, pria le marquis de descendre à la hauteur de la rue Rumfort et de renvoyer son coupé. Puis il le conduisit par la place Laborde jusqu’à cette ruelle dans laquelle le jardin de madame Malassis avait cette petite porte secrète dont le vieux duc de Château-Mailly possédait une clef.
Venture en avait une autre, car ce fut par cette porte qu’il introduisit le marquis et le conduisit jusqu’au pavillon, qui était plongé dans l’obscurité, à l’exception d’une seule pièce, la chambre à coucher de madame Malassis, où l’on voyait briller une lumière derrière les rideaux. Venture conduisit le marquis dans cette pièce et le cacha dans un cabinet de toilette.
– Madame est sortie et ne rentrera pas, dit-il, avant minuit. La femme de chambre fait le guet chez la concierge pour voir passer la marquise, qui ne peut tarder, car il est bien près de huit heures ; je vais prévenir M. Chérubin. À présent, acheva Venture, monsieur n’a plus besoin de moi ?
Le marquis ne répondit pas.
Il s’assit dans le cabinet de toilette, posa ses pistolets tout armés devant lui, et attendit l’arrivée de madame Van-Hop, résolu à la tuer, elle et son complice.
– Filons ! se disait Venture en s’en allant : j’aime autant ne me point trouver dans une maison où va se commettre un double crime… Et ce pauvre M. Chérubin qui s’est imaginé de bonne foi qu’on avait réservé sa vie… Pas si bête ! Ce sera un Valet-de-Cœur de moins et une part de dividende de plus au gâteau de cinq millions.
Sur le seuil de la porte cochère, Fanny attendait la marquise pour la conduire à la mort.
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