CVIII
Il y avait, à un quart de lieue environ de l’endroit où Rocambole était sorti de l’eau, une sorte de cabaret borgne, rendez-vous des canotiers, des débardeurs et des paysans en goguette des environs. Rocambole se rappelait parfaitement ce cabaret, tenu par un vieux radoubeur de canots, nommé le père Jean, dit la Trogne rouge.
Ce fut vers l’auberge de la Trogne rouge que Rocambole dirigea sa course. Une pâle clarté filtrant à travers du papier huilé posé en guise de carreaux de vitre, sur le châssis de l’unique croisée du taudis, lui apprit que le père la Trogne, comme on nommait encore le radoubeur, par abréviation, n’était pas couché.
Rocambole frappa à la porte.
Un grognement de chien, suivi d’un juron sorti d’une gorge humaine, lui répondit d’abord. Puis des pas lourds se mirent en marche ; la porte s’ouvrit, et le père la Trogne, car c’était lui, se trouva face à face avec un beau monsieur de Paris, crotté et mouillé comme un caniche.
D’un coup d’œil, Rocambole, qui pénétra sur-le-champ dans le cabaret, se convainquit du complet isolement du père la Trogne. Le bonhomme raccommodait ses filets, lorsque ce visiteur inattendu s’était présenté.
À la vue d’un client aussi bien mis, le père la Trogne salua jusqu’à terre.
– Mon ami, dit rapidement Rocambole, qui ne songea plus à reprendre son accent espagnol, il faut me donner des vêtements secs. Vous le voyez, je suis trempé.
Et il jeta un louis sur la table graisseuse du cabaret.
– Je sors de l’eau.
– Vous avez pris un bain par accident ?
– Non, on me l’a fait prendre.
Et Rocambole eut un air mystérieux.
– Il y a par ici, à quelque distance, dit-il, au bord de l’eau, la maison d’une jeune et jolie dame qui m’y reçoit tous les soirs. Le mari nous a surpris…
– Et il vous a jeté à l’eau ?
– Précisément.
Le père la Trogne se prit à rire ; puis, tandis que Rocambole se dépouillait de ses vêtements, il décrocha du mur une vareuse de canotier, un vieux pantalon et des espadrilles.
– Voilà, dit-il, tout ce que je puis vous offrir. C’est pas superbe.
– Bah ! fit Rocambole, d’un ton de bonne humeur, ce sera suffisant pour aller jusqu’à Paris. Je vais trouver ma voiture au pied de la côte de Charenton.
Le père la Trogne alluma un feu de paille dans l’âtre, donna au jeune homme une vieille couverture dans laquelle il se roula avant d’endosser ses vêtements secs.
– Tiens ! dit Rocambole après avoir pris dans ses poches sa bourse, sa montre, son portefeuille et le fameux bon de cent mille francs, garde mes habits ; tu les feras sécher, et je les enverrai prendre par mon valet de chambre.
Il se fit donner un verre d’eau-de-vie, jeta un second louis sur la table, et s’en alla en courant.
– J’ai de bonnes jambes, se dit-il, et j’aurai peut-être la chance de trouver un fiacre à la barrière.
Rocambole atteignit la barrière, et trouva en effet un fiacre qui regagnait sa remise. Il y monta et se fit conduire rue de Flandre, à La Villette.
– Allons chez maman Fipart, se dit-il ; c’est encore au sein de sa famille qu’il faut se réfugier dans les moments difficiles. Elle me couchera jusqu’à demain.
* *
*
La veuve Fipart était rentrée chez elle quelques heures plus tôt, suivie de Venture, qui escortait la petite juive. L’enfant, à demi morte de terreur, s’était prêtée à tout ce qu’on avait exigé d’elle. Et comme ses larmes coulaient silencieuses, l’horrible créature l’avait battue et elle n’avait plus osé se plaindre.
Lorsque Rocambole arriva, la mère Fipart, à moitié ivre d’eau-de-vie, dormait profondément sur le lit où son fils d’adoption avait passé trois mois avant sa nouvelle métamorphose. Comme elle avait laissé la clef sur la porte, Rocambole entra sans l’éveiller.
Sarah, elle aussi, avait fini par s’endormir, brisée de fatigue, de terreur et d’émotion, et Rocambole la trouva couchée sur le grabat où la veuve Fipart s’étendait, lorsqu’il occupait, lui, l’unique lit de la mansarde.
Rocambole éveilla la veuve Fipart.
Celle-ci ouvrit de grands yeux, regarda son fils adoptif à deux fois avant de le reconnaître, tant il était changé par son nouveau déguisement, et finit par sauter à bas de son lit. Elle s’était couchée toute vêtue.
– Maman, lui dit Rocambole, tu vas fermer ta porte à double tour et me céder ton lit. Si on frappe, tu n’ouvriras pas.
– Qu’est-il arrivé ? demanda la vieille.
– Rien, si ce n’est que je suis mort.
– Mort ! fit-elle stupéfaite.
– On m’a noyé.
Et Rocambole raconta à la vieille stupéfaite, et qui se dégrisa sur-le-champ, ce qui venait de lui arriver.
Cependant il crut devoir, en homme prudent, ne pas lui souffler mot de l’histoire des cent mille francs.
Son récit terminé, Rocambole regarda la veuve Fipart :
– Tu comprends, dit-il, qu’il faut pour tous ces gens-là que je sois bien noyé. Il est même prudent que je ne me montre point aux abords de l’hôtel Meurice et que je parte demain matin pour rejoindre le capitaine ; mais toi tu iras flâner par-là, et tu tâcheras de savoir si le comte n’a pas passé un mauvais quart d’heure.
– On ira, dit la vieille.
Rocambole se jeta tout vêtu sur le lit où elle dormait quelques minutes auparavant, et ne tarda pas, tant il était fatigué, à laisser échapper un ronflement sonore. À neuf heures du matin, il dormait encore, lorsque la veuve l’éveilla.
– Je crois le comte mort.
– Hein ? fit Rocambole qui se dressa sur son lit et ouvrit de grands yeux.
– J’étais à huit heures du matin à la porte de l’hôtel Meurice.
– Bah !
– J’avais emporté la clef d’ici de peur que la petite ne s’éveillât et ne voulût s’échapper.
Rocambole jeta un regard sur le grabat.
Sarah dormait toujours.
– Eh bien ? fit-il.
– J’étais dans un fiacre. J’ai vu passer l’Anglais et Venture. Ils avaient l’air content et se frottaient les mains.
– Ah !
– J’ai pensé que le coup était fait.
– C’est probable, murmura Rocambole. Alors… adieu, maman. Je m’en vais.
Et Rocambole se leva, s’habilla et quitta la mansarde de maman Fipart. Une heure après, il se présentait chez le banquier du comte Artoff, lequel, vraisemblablement, ne pouvait être encore instruit de l’assassinat du jeune Russe, présentait son bon de cent mille francs, et touchait, sur sa demande, cette somme en traites sur Londres et New York. Une heure plus tard, il se rendait à la gare du chemin de fer et partait pour la Bretagne, persuadé que le comte était mort, et que John Bird, à qui, la veille, il avait donné de minutieuses instructions, enlèverait Baccarat, accourue au Havre sur une lettre anonyme écrite par Venture lui-même. Il allait rejoindre sir Williams.