LXX

Rétrogradons de quelques heures et revenons à M. de Château-Mailly.

Nous nous souvenons que, dans la journée de la veille, après avoir donné de minutieuses instructions à Rocambole sur le rôle long et important qu’il avait à jouer sous la perruque blonde d’un postillon, dans ce prétendu relais de poste où Turquoise devait descendre avec Léon Rolland, le sinistre inventeur de tous ces drames, sir Arthur Collins, ou plutôt Andréa, s’était rendu chez le comte. On sait à la suite de quel entretien une rupture avait eu lieu entre le jeune homme et lui. On se souvient encore qu’après le départ de sir Arthur, le comte avait pris une plume et écrit à madame Rocher, pour la prier de le vouloir bien recevoir le lendemain dans l’après-midi.

C’était donc quelques heures avant les scènes émouvantes que nous venons de décrire, et qui devaient avoir pour théâtre l’hôtel de la rue Ville-l’Évêque, que M. de Château-Mailly arrêta son dog-cart à la porte d’Hermine.

Nous l’avons déjà dit, depuis le jour où Fernand Rocher, entrant dans la voie de la dissimulation, avait menti à sa femme, Hermine avait senti quelque chose se briser au fond de son cœur.

À partir de ce moment, ses larmes avaient cessé de couler : elle n’avait plus accablé son mari de preuves d’amour ; elle s’était enfermée avec dignité dans sa douleur, muette, silencieuse, recueillie. Depuis cet instant aussi, M. de Château-Mailly, en la sincérité de qui elle croyait, était devenu pour elle un ami sûr, dévoué, l’unique confident de ses douleurs. Avec lui seul elle osait épancher la tristesse de son âme navrée et espérer des jours meilleurs.

Lorsque, la veille, elle reçut son billet, elle espéra, la pauvre femme, qu’il avait quelque bonne nouvelle à lui donner, qu’il viendrait peut-être lui dire que son mari commençait de se lasser de ce bonheur éphémère et d’emprunt qu’il était allé chercher loin du foyer domestique.

Hermine se trompait.

M. de Château-Mailly arriva à l’heure indiquée. Il était pâle, triste, et ses traits altérés témoignaient d’une douleur profonde. On eût dit qu’il avait vieilli de dix années en vingt-quatre heures.

Il baisa silencieusement la main que lui tendit Hermine et demeura debout devant elle.

– Mon Dieu ! lui dit-elle, qu’avez-vous, comte ? vous êtes pâle comme la mort ! Venez-vous m’apprendre quelque nouveau malheur ?

Il secoua lentement la tête :

– Rassurez-vous, madame, dit-il. Je viens vous demander un moment d’entretien et vous dénoncer un grand coupable.

– Un coupable ? fit-elle étonnée.

– Moi, dit-il simplement.

– Mon Dieu ! avez-vous donc perdu la tête ? murmura-t-elle avec un sourire, et de quoi êtes-vous coupable ?

– D’un crime sans nom.

– Êtes-vous fou ?

– Ah ! dit le comte, pour que vous me compreniez, il faut que vous m’écoutiez attentivement.

– Je vous écoute… mais, en vérité…

– Vous verrez, hélas ! si je dis vrai. Mais, s’interrompit le comte, il faut d’abord que vous me permettiez une question, une seule.

– Faites…

– Avez-vous rencontré, un jour, un Anglais du nom de sir Arthur Collins, un gros gentleman à mine grotesque, à face rouge, à cheveux d’un blond ardent, un homme invariablement vêtu d’un habit bleu et d’un gilet de nankin ?

– En effet, répondit Hermine, un peu surprise de la question, il me semble que j’ai entendu ce nom, entrevu ce personnage. Tenez, c’était au bal de la marquise Van-Hop, où je vous ai rencontré.

– Et, demanda le comte, vous ne l’avez vu que là ?

– Mon Dieu, oui.

– Vous ne l’aviez jamais rencontré ?

– Jamais.

– Alors, murmura le comte, il a donc menti, et ceci est bien étrange, en vérité.

Ces paroles étonnèrent madame Rocher au dernier point.

– Mais que voulez-vous dire, demanda-t-elle, et quel mensonge peut avoir fait cet inconnu ?

– Cet homme a prétendu qu’il vous avait aimée, adorée, poursuivie de ses importuns hommages.

Elle se prit à sourire.

– C’est un fat, dit-elle, je ne l’ai jamais aperçu qu’une fois.

Mais le comte demeurait sombre et pensif.

– Madame, reprit-il enfin, votre mari n’aurait-il pas d’ennemi ?

Hermine soupira.

– Fernand est bon, dit-elle, comment en aurait-il ?

– Cependant, continua M. de Château-Mailly, il faut bien que vous ou lui ayez un ennemi acharné, mortel, implacable.

– Ciel ! exclama Hermine, frappée par l’expression de tristesse et de conviction répandue sur le visage du comte.

– Cet ennemi, continua-t-il, celui que je viens de vous nommer, c’est sir Arthur Collins.

– Mais c’est impossible ! s’écria madame Rocher au comble de la stupeur.

– Rien n’est plus vrai.

– Comment ! cet homme que je connais à peine…

– Peut-être votre mari le connaissait-il, lui ?

– Oh ! dit-elle, c’est faux, car je me souviens fort bien à présent que Fernand me le désigna du doigt chez madame Van-Hop, et me dit avec indifférence : « Voilà un singulier personnage. »

– Mystère ! pensa le comte. Puis il reprit : – Eh bien ! écoutez. Au bal de madame Van-Hop, tandis que vous dansiez, sir Arthur Collins, qui ne connaissait personne, ou du moins que personne ne connaissait, sir Arthur, dis-je, avisa un des invités ; il l’appela par son nom, au grand étonnement de celui-ci. Cet invité de la marquise était un jeune homme dévoré de regrets et d’ambition. Un oncle archi-millionnaire était sur le point de le déshériter en contractant un mariage ridicule et honteux. Son patrimoine à lui était en lambeaux.

« – Monsieur, lui dit sir Arthur Collins, je puis vous rendre un grand service, empêcher le mariage de votre oncle et la perte de son héritage. Je n’y mets qu’une condition.

« – Laquelle ? demanda-t-il.

« – Vous êtes jeune, vous portez un nom, vous plairez peut-être à la femme désespérée et abandonnée de son époux qui se trouvera sur votre chemin.

« Et comme son interlocuteur surpris regardait sir Arthur :

« – Cette femme, poursuivit-il, m’a abreuvé de dégoûts et d’amertume, elle m’a foulé aux pieds ; jamais mon amour n’a touché son âme, et je serai vengé si elle venait à vous aimer et à connaître les tortures de l’amour… »

Le comte s’arrêta un moment comme accablé par ses émotions. Puis, s’agenouillant devant madame Rocher, il continua : – Cet homme, madame, à qui sir Arthur proposait un tel marché, cet homme dont l’honneur était pur encore, ne comprit pas l’infamie d’une semblable conduite. Fils du dix-neuvième siècle, appartenant à cette génération de viveurs qui se fait un jeu de la vertu des femmes et compte orgueilleusement ses conquêtes, il ne vit dans tout cela qu’une jeune et belle affligée à consoler, et il accepta la proposition de sir Arthur. Or, acheva le comte, courbant le front comme un criminel, cet homme devenu fou, ce gentilhomme qui déshonorait son écusson, ce misérable qui allait jouer le rôle de Satan auprès d’un ange, – c’était moi…

Et il se courba plus encore, et le fier gentilhomme demanda grâce avec une noble et touchante humilité.