CIII
John Bird avait mis le nez dans son verre après avoir prononcé le nom du comte Artoff. Il ne remarqua donc pas le trouble de Rocambole, qui pâlit, et il continua avec volubilité :
– Mais ce n’est point de cela qu’il s’agit, et je viens vous voir pour un tout autre motif, à ce que m’a dit hier le capitaine Williams.
– C’est juste, dit le faux marquis, retrouvant tout son sang-froid.
– Je viens donc me mettre à vos ordres.
– Très bien.
– Il paraît qu’il est question d’enlever une petite fille d’abord ?
– Oui.
– Farceur de capitaine ! murmura John Bird en clignant de l’œil.
« Et puis de conduire une belle dame chez les sauvages ?
– Précisément.
Tout en répondant à John Bird, Rocambole se faisait le raisonnement suivant :
– Il est évident que John Bird tient à passer pour un très honnête homme aux yeux du comte Artoff. Je n’ai donc pas à craindre qu’il évente la mèche ; mais, d’un autre côté, si John Bird voit Baccarat avec le comte, tout est perdu. Décidément mon oncle joue de malheur ; il trouve partout une pierre d’achoppement imperceptible qui fait verser le char de ses combinaisons. Pas de chance !
– À quoi songez-vous donc, monsieur ? demanda John Bird, qui s’aperçut que Rocambole était devenu tout rêveur.
– Je réfléchis au moyen le plus sûr d’enlever cette petite, répondit-il. Et il continuait à se dire à part lui : – La petite enlevée, il est évident que Baccarat, si elle court après le Fowler, se fera accompagner par le comte et, le comte et John Bird en présence, nous sommes flambés… Il faut aviser sur-le-champ.
Puis il reprit tout haut :
– Cet enlèvement est fort difficile, mon cher monsieur John Bird.
– Bah ! fit l’Anglais, un marin comme moi, doublé de pickpocket, enlèverait le diable lui-même. Fiez-vous-en à moi… Seulement…
– Seulement ?… interrogea Rocambole.
– Il faut que j’aie une connaissance exacte des lieux et des habitudes de la maison où nous allons opérer.
– Eh bien, répondit Rocambole, trouvez-vous ce soir, à huit heures, rue de Seine, à l’angle de la rue Mazarine, nous prendrons nos renseignements et arrêterons un plan.
Et Rocambole se leva, jeta cent sous sur la table, et tendit la main à John Bird.
– Adieu, lui dit-il, à ce soir !
Depuis que l’Anglais avait avoué son dévouement au comte Artoff, Rocambole était sur les épines ; John Bird disait avoir rencontré le comte. C’était sans doute à l’entrée du bois de Vincennes. Or, le hasard, qui a souvent de perfides combinaisons, pouvait, si John Bird et lui sortaient ensemble du cabaret, les mettre face à face avec le comte, et c’était une pareille rencontre que M. le marquis don Inigo de los Montes voulait éviter à tout prix.
– À ce soir ! répéta-t-il.
Et il sauta lestement en selle et se hâta de sortir du bois au grand trot, laissant maître John Bird s’en aller tranquillement du pas d’un honnête homme à qui tout est riant dans la vie.
Pendant vingt minutes, M. le marquis don Inigo de los Montes se prit à creuser sous toutes ses faces cette idée terrible, que si John Bird venait à apprendre que la petite fille qu’il voulait enlever, que la femme qu’il avait mission de livrer aux anthropophages étaient les protégées du comte, non seulement il renoncerait à exécuter les ordres de sir Williams, mais encore il le trahirait peut-être… Seulement, comme on se familiarise très vite avec le danger, les vingt minutes écoulées et son cheval entrant dans la cour de l’hôtel Meurice, le marquis se trouva rassuré à moitié.
– Bah ! se dit-il, enlevons toujours l’enfant. Si la reconnaissance doit avoir lieu, ce ne peut être qu’à bord du Fowler, et le plus simple est d’aviser à ce que le comte Artoff ne puisse suivre Baccarat.
Cette dernière réflexion en fit surgir tout à coup une autre dans le cerveau de Rocambole.
– Parbleu ! se dit-il, à la rigueur, je le tuerai en duel, le comte ! Le coup de mille francs n’a point été inventé pour rien.
Rentré chez lui, M. le marquis don Inigo de los Montes s’enferma avec son nègre et lui dit :
– Maître Venture, je vous donne congé pour la journée. Vous allez prendre le chemin de la rue de Flandre, à la Villette, et vous irez trouver la veuve Fipart, que vous connaissez, du reste.
Venture s’inclina.
– Vous lui annoncerez une petite pensionnaire que nous lui confierons au premier jour, et vous l’engagerez à se présenter rue de Buci, chez une dame charitable et pieuse, madame Charmet, pour lui demander des secours. Bien entendu qu’elle ne dira point son vrai nom, et indiquera un autre domicile que le sien.
– Parbleu ! murmura Venture.
– Par la même occasion, poursuivit le faux marquis, elle prendra quelques renseignements sur la topographie intérieure de la maison, les habitudes de madame Charmet et de ses domestiques, et, enfin, elle tâchera de savoir où couche d’ordinaire une jeune fille juive appelée Sarah, et qui plaît fort au chef.
– Très bien, répliqua Venture. Ce soir, à sept heures, monsieur aura tous les renseignements qu’il désire.
Et Venture s’en alla.
Le soir, à l’heure indiquée, il revint.
– Eh bien, demanda Rocambole qui se disposait à sortir, quoi de nouveau ?
Venture s’assit avec la familiarité d’un valet complice de son maître.
– Madame Fipart, dit-il, s’est présentée aujourd’hui rue de Buci.
– Ah !
– Madame Charmet était absente.
– Par qui a-t-elle été reçue ?
– Par une vieille servante appelée Marguerite, et que sa maîtresse charge de distribuer des aumônes en son absence. Maman Fipart a conté une histoire attendrissante, et elle a eu dix francs… et le plan exact de la maison. La maison est précédée par une cour dont les murs sont peu élevés. On entre dans un grand vestibule. À droite sont les cuisines et l’office ; à gauche un salon, et, au fond, une chambre où couche madame Charmet. La petite couche auprès d’elle. Maman Fipart l’a jugé ainsi, du moins, en voyant deux lits dans la même pièce.
– Comment a-t-elle pénétré dans la chambre à coucher ?
– Tout naturellement, en suivant la vieille servante, qui est allée prendre les dix francs dans la chambre de sa maîtresse.
– Est-ce tout ?
– Non… Les détails sont complets.
– Voyons ?
– Madame Charmet est souvent absente le soir. Elle rentre de dix à onze heures, quelquefois même à minuit.
– Ceci est parfait.
– Elle n’a auprès d’elle que la petite juive, la servante nommée Marguerite et un vieux valet de chambre.
– Cependant elle a une voiture ?
– Oui, une voiture au mois. Le cocher rentre chez lui chaque soir, le vieux domestique couche dans les combles. Marguerite a sa chambre au rez-de-chaussée, à gauche de la cuisine, et cette chambre est reliée à celle de sa maîtresse par un couloir.
– Allons ! murmura Rocambole, maman a toujours bon pied et bon œil, la pauvre vieille ! J’avais peur qu’elle ne baissât…
Venture tira de sa poche un petit paquet enveloppé soigneusement dans du papier.
– Qu’est-ce que cela ? demanda M. le marquis don Inigo.
– Ça, dit le faux nègre, c’est une surprise que vous a ménagée maman Fipart.
Et il défit le paquet.
– Voilà, lui dit-il, les empreintes des serrures. De cette façon, on ne brisera rien.
– Ah ! s’écria Rocambole, ceci est parfait. Maman a toujours une sorbonne d’élite.
M. le marquis s’oubliait à parler l’argot, cette langue de voleurs, qui désigne le cerveau, par ce mot pittoresque de « sorbonne ».
Puis il dit à Venture :
– Tu vas aller au faubourg Saint-Antoine, au coin de la rue de Lappe, tu sais ?
– Parbleu ! chez le serrurier…
– Précisément.
– Du diable s’il me reconnaît dans une peau noire.
– Tu lui diras le mot d’ordre et il te fera deux clefs sur ces empreintes.
– Ah ! dit Venture, j’oubliais de vous dire que la première est celle de la porte cochère, et la seconde, celle de la maison. C’est tout ce que nous avons… Mais une fois dans le vestibule…
– On enfoncera les autres portes, dit froidement Rocambole. Maintenant, ajouta-t-il, tu verras maman Fipart ce soir. Il faut qu’elle aille rôder demain à l’entour de la maison et qu’elle tâche de savoir à quelle heure, dans la soirée, sortira madame Charmet.
– C’est bien, répondit Venture en s’en allant.
M. le marquis don Inigo de los Montes sortit à pied de l’hôtel Meurice, arrêta le premier coupé de remise qui passait et se fit conduire à la rue de Seine. Là, pour plus de précautions, il paya son cocher et le renvoya.
John Bird, cette fois, fut exact au rendez-vous. Il arriva même un peu avant huit heures, et le marquis le trouva se promenant de long en large dans la rue Mazarine. Mais Rocambole, dans le court trajet qu’il venait de faire, s’était adressé un long discours plein de sens, et ce discours avait singulièrement modifié ses plans de conduite.
– Il est évident, s’était-il dit, que, lorsque mon honorable patron sir Williams m’a ordonné d’enlever Sarah en compagnie de John Bird, il ignorait l’exquise sensibilité de celui-ci à l’endroit du comte Artoff. Or, si John Bird nous aide à faire le coup, il saura non seulement où le coup aura été fait, mais encore il aura parfaitement vu la petite, si bien qu’il en saura assez long pour nous tordre le cou, si le comte, éclairé sur la vérité, vient à le lui ordonner. Or, continua Rocambole se parlant toujours à lui-même, j’ai une idée, moi… une idée qui me vaudra les éloges de sir Williams, et cependant il ne se montre pas prodigue d’approbation. Je vais enlever la petite avec Venture, sans le secours de John Bird, d’abord. Nous avons l’empreinte des serrures, nous choisirons une heure où Baccarat sera sortie. On tordra, s’il le faut, le cou aux deux vieilles gens. Tout cela est simple comme bonjour, et c’est gâter le métier qu’employer trois hommes pour une pareille misère. Maintenant, se dit encore Rocambole, il est évident que si nous nous passons de John Bird pour enlever la petite fille, nous ne pourrons pas nous passer de lui pour emmener Baccarat chez les sauvages ; et il faut supprimer le comte Artoff à tout prix.
Et Rocambole rêva aux moyens de se débarrasser promptement du jeune Russe, ou du moins de le séparer momentanément de Baccarat.
C’était moins facile qu’il ne l’avait pensé à première vue, et, en y réfléchissant, le disciple de sir Williams s’aperçut qu’il fallait renoncer au projet qu’il avait d’abord conçu de le tuer en duel. Un duel avec le comte, n’était-ce point attirer sur lui l’attention de tout le Paris élégant, à trois jours de distance de son affaire avec Andréa ? Il renonça sur-le-champ à cette combinaison.
– Ah ! pensa-t-il, si cette malheureuse affaire Van-Hop n’eût point avorté, nous aurions sous la main cet excellent major Carden… Bah ! peut-être consentirait-il, en y mettant le prix !…
Rocambole s’arrêta à cette idée quelques minutes, et il ne s’était point décidé encore lorsque son coupé s’arrêta à l’entrée de la rue Mazarine.
Il se trouva face à face avec John Bird, qui l’avait devancé au rendez-vous.
Sans préambule aucun, le jeune homme prit l’Anglais sous le bras et le ramena sur le quai.
La nuit était noire, le quai désert. Un regard rapide jeté autour de lui convainquit Rocambole de leur isolement.
– Eh bien, demanda John Bird, sommes-nous prêts ?
– Pas encore.
– Avez-vous des renseignements ?
– Pourquoi ?
– Parce que nous ferons peut-être le coup sans esclandre.
– Comment cela ?
– L’enfant sort souvent seule.
– Ah !
– Et j’ai aposté mon nègre en bon lieu. S’il ne réussit pas, nous aborderons la maison.
– Ça me va ! murmura John Bird, qui ne soupçonna pas un seul moment la pensée défiante de son interlocuteur.
– Dans tous les cas, reprit l’ancien président des Valets-de-Cœur, trouvez-vous demain à onze heures du soir sur le boulevard, à l’angle de la rue du Helder. Si mon nègre n’a pas fait le coup tout seul, vous nous aiderez.
John Bird serra la main de Rocambole.
– À demain, dit-il ; je suis tout content d’avoir à travailler pour le capitaine…
Et John Bird s’en alla.
M. le marquis don Inigo, demeuré seul, se réfugia un moment sous les arcades du palais Mazarin, car il commençait à pleuvoir un peu, et il attendit patiemment qu’une voiture vide vînt à passer. Tout en attendant, il reprit sa méditation à l’endroit du comte Artoff, dont la suppression lui paraissait désormais nécessaire.
– Le major Carden, se dit-il, ne voudra pas tuer le comte à moins d’une vingtaine de mille francs d’avance et de tout autant après. C’est cher. Et puis encore, qui sait s’il accepterait ? Ma foi ! d’ailleurs, le budget dont je dispose est trop mince pour que je prenne sur moi de le grever de quarante mille francs. Sir Williams serait capable de les rogner sur ma part… Tandis que Venture… Bah ! Venture lui plantera un couteau dans la poitrine, au coin d’une rue, et sera content de mille écus. Ceci est le parti le plus sage.
Après s’être définitivement arrêté à cette combinaison, le bandit appela un cocher qui passait à vide, monta en voiture, rentra à son hôtel, où il remit un peu d’ordre dans sa toilette, et se fit conduire ensuite chez le baron de Manerve, qui donnait un bal tout exprès pour lui.
Nous savons quelles furent les conséquences de ce bal.
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*
Lorsque le lendemain, vers midi, M. le marquis don Inigo de los Montes rentra chez lui, il trouva maître Venture fort inquiet sur son compte.
– Rassure-toi, lui dit-il en riant ; en ma qualité de riche étranger, je me suis perdu hier soir rue Saint-Lazare, et une dame charmante, un peu légère, ne m’a point remis dans mon chemin.
Le marquis se roula dans sa robe de chambre et regarda Venture d’un air significatif.
– Eh bien ? demanda-t-il.
– J’ai vu maman Fipart.
– A-t-elle du nouveau ?
– Elle rôde, depuis ce matin, aux environs de la rue de Buci, n’attendant, pour se présenter, que le départ de madame Charmet. J’irai flâner par-là vers deux heures.
– Dis donc, fit tout à coup Rocambole, verrais-tu quelque inconvénient à donner un bon coup de couteau à quelqu’un qui me gêne singulièrement… pour un bon prix ?
– Cela dépend.
– Si j’étais raisonnable ?
– En affaire d’argent, dit froidement Venture, le mot raisonnable n’est pas un chiffre : cela équivaut à récompense honnête offerte à celui qui rapportera un portefeuille gonflé de billets de banque et à qui on donnera cent sous.
– Oh ! oh ! pensa Rocambole, le drôle a des prétentions… il faudra marchander.
Et Rocambole s’apprêta à discuter la mise à prix de la vie du comte Artoff qui, à cette heure, songeait fort sérieusement avec Baccarat à rayer du livre des vivants M. le marquis don Inigo de los Montes.