LXXVI

Une heure avant que Chérubin se présentât rue Moncey, Baccarat et le comte Artoff se trouvaient seuls.

– Mon ami, disait la jeune femme, je ne sais quelle foi on peut avoir dans cette révélation étrange et fugitive qu’on nomme le somnambulisme, et cependant moi, qui en ignorais jusqu’au nom il y a quinze jours, j’ai déjà obtenu des résultats extraordinaires. C’est grâce aux visions de cette enfant, que le hasard a jetée sur mon chemin, et qui s’endort sous mon regard, que j’ai pu savoir, il y a cinq jours, que Chérubin était allé chez vous, et j’ai deviné ce qu’il allait y faire. C’est encore grâce à ces visions qui déroutent la logique humaine, que j’ai pu sauver Léon Rolland et Fernand Rocher, l’homme que j’ai tant aimé. Vous comprenez à présent, n’est-ce pas, pourquoi, dès le premier jour, je vous ai dit que ce Chérubin était un infâme ?

– Oui, je le comprends, murmura le comte rêveur.

– Oh ! reprit-elle, croyez-le bien, il n’a point été question de moi, alors. Cet homme, parlant de la Baccarat, était dans son droit. Mon passé justifie, hélas ! toutes les insultes ; mais il était une femme à qui je songeais, en parlant ainsi, une femme que le misérable poursuit sans pudeur, une femme dont il a juré la perte. Comment ? dans quel but ? Voilà ce que je n’ai pu savoir encore, et ce que je veux connaître à tout prix.

– Nous le saurons, madame.

– Oh ! il faut que cet homme rachète sa vie, voyez-vous… il le faut absolument… il doit tout nous dire, tout !

– Mon amie, interrompit le comte, vous m’avez prié de ne pas vous interroger, et j’ai été fidèle à ma promesse.

– C’est vrai, dit-elle en lui tendant la main.

– Mais aujourd’hui me permettez-vous une seule question ?

– Oui, car vous êtes aussi discret que brave, aussi bon qu’intelligent.

– Eh bien, dites-moi quel est cet homme qui nous a échappé hier, et sur qui j’ai fait feu ?

– Cet homme, murmura Baccarat avec un amer sourire, c’est le génie du mal. C’est un Protée aux formes infinies, un homme qui se métamorphose si bien que nul ne peut le reconnaître. Cet homme, poursuivit-elle avec véhémence, a tué sa mère, assassiné sa maîtresse, attenté à la vie de son frère et à son honneur. Cet homme est plus hideux que Satan.

Alors Baccarat raconta au jeune comte, désormais son ami et son bras droit, cette longue et terrible histoire que nous déroulions naguère page à page ; elle raconta sa vie honteuse et souillée, la criminelle et diabolique existence de ce grand coupable appelé le vicomte Andréa ; puis son faux repentir et sa merveilleuse habileté à capter l’affection, l’estime, le pardon de toutes ses victimes.

Le comte l’écouta, muet d’étonnement et d’horreur.

– Eh bien, acheva-t-elle, ce misérable que je suis dans l’ombre, dont j’épie chaque pas ; ce monstre, que j’aurais dû tuer hier quand je le tenais au bout d’un pistolet, je ne parviendrai peut-être pas à le démasquer. C’est pourtant dans ce but que j’ai abandonné ma retraite ; c’est pour lui donner le change, car il se défie de moi seule ; c’est pour lui que je suis, en apparence, redevenue la Baccarat.

– Vous l’avez donc reconnu hier ?

– Oui, au regard, la seule chose peut-être que l’homme ne puisse déguiser. Or, acheva-t-elle, cet homme connaît ou doit connaître Chérubin ; il y a entre eux quelque pacte abominable, et il n’est que son instrument.

– C’est ce que nous saurons bientôt, dit le comte, car Chérubin mourra s’il ne dit pas son secret tout entier.

Comme il achevait, la cloche se fit entendre.

Onze heures étaient sonnées.

– Le voici, dit Baccarat.

En effet, on entendit la grille du jardin s’ouvrir et se fermer, puis un pas d’homme crier sur le sable.

La jeune femme indiqua du doigt une porte.

Le comte se leva sans bruit, et se dirigea vers le cabinet de toilette, dont la porte fut fermée sur lui.

La petite juive dormait dans ce même cabinet, étendue tout habillée sur un divan. Elle dormait de ce sommeil extraordinaire pendant lequel sa protectrice la consultait souvent comme un oracle.

Demeurée seule, la jeune femme s’allongea sur sa bergère et attendit.

Deux coups discrets furent frappés à la porte.

Chérubin parut.

À sa vue, Baccarat feignit un mouvement de surprise.

– Comment ! dit-elle, sans ma permission !

Ces mots, articulés simplement, firent tressaillir Chérubin, et une étrange idée traversa soudain son cerveau.

Il se demanda si cette lettre qu’il avait reçue le matin, au lieu de venir de Baccarat, n’était point un piège que lui tendait le comte. Quelques gouttes de sueur perlèrent à son front, surtout lorsqu’il se souvint avoir trouvé la grille fermée, alors que la lettre disait, au contraire, qu’elle serait entrouverte à onze heures.

La sirène avait un joli sourire aux lèvres, et Chérubin crut lire dans ses yeux son prochain triomphe.

– Mais, dit-il, lui souriant aussi et s’avançant pour lui baiser la main, vous ai-je jamais désobéi ?

– Dame ! fit Baccarat, je vous ai dit avant-hier, car c’était avant-hier que je vous ai reçu pour la seconde fois, que je ne voulais pas vous revoir avant trois jours.

– Vous êtes charmante de dissimulation.

– Moi ! dissimulée ?

Et elle souriait toujours, comme on sourit à l’homme aimé.

Chérubin lui tendit la lettre.

– Qu’est-ce que cela ? fit-elle.

– Ça, c’est ma justification.

Et elle lut.

– Mais qui vous a donc écrit cela ?

Et son accent fut si naïf que Chérubin, dont l’œil se tournait involontairement vers le cabinet de toilette où devait être le comte, frissonna jusqu’à la moelle des os.

– C’est vous…

– Moi ? Ah ! par exemple ! Mais je le nie formellement.

– Alors, dit Chérubin ému, vous l’avez fait écrire.

Elle ne répondit pas. Ce silence était la moitié d’un aveu.

Chérubin respira. Et, comme s’il avait eu hâte de terminer cette explication :

– Allons ! dit-il d’un ton léger, j’ai été mystifié, paraît-il… Mais enfin… puisque… me voilà ?

– Restez, dit-elle.

Et elle souriait toujours.

Chérubin crut voir reluire des monceaux de louis d’or, et il lui semblait qu’il tenait les cinq cent mille francs dans ses doigts.

– Décidément, pensa-t-il, le flacon de mon ami le vicomte était inutile ; mais enfin, puisque je l’ai, autant m’en servir.

Et il tira le flacon de sa poche.

– Qu’est-ce que cela ? demanda Baccarat, qui tressaillit involontairement.

– Cela, répondit Chérubin, c’est un modeste cadeau que je mets à vos pieds.

Et il lui tendit le flacon, qui était hermétiquement bouché.

Baccarat le prit et le regarda, faisant miroiter au travers de ses facettes la flamme des bougies.

– Que peut-il donc y avoir là-dedans ? demanda-t-elle… c’est rouge clair, il me semble.

– C’est une essence indienne, répondit Chérubin, dont la voix laissa percer une légère anxiété.

– Et à quoi sert-elle ?

– Oh ! mon Dieu ! à la toilette… Son parfum est exquis.

Un soupçon, soupçon terrible et rapide comme l’éclair qui sillonne l’obscurité d’une nuit d’orage, traversa l’esprit de Baccarat.

– C’est un narcotique, pensa-t-elle, peut-être même un poison.

Et l’ombre de sir Williams sembla se dresser devant elle.

– Eh bien ! dit-elle, nous allons voir.

Elle fit mine de déboucher le flacon et de l’approcher de ses narines ; mais soudain elle s’écria :

– Je suis folle et j’oublie mes affaires pour vous et votre flacon. Donnez-moi dix minutes, je reviens.

Et Baccarat lui jeta un nouveau sourire et sortit en fredonnant du boudoir, légère comme une biche effarouchée, et laissant Chérubin convaincu qu’elle allait défendre sa porte et prendre les précautions les plus minutieuses pour que le comte Artoff ne vînt point troubler leur tête-à-tête.

Pour Chérubin, elle devait être persuadée que le comte était parti depuis longtemps.

Baccarat, cependant, traversa le salon, gagna un corridor qui faisait le tour du premier étage, et pénétra par une autre porte dans le cabinet de toilette.

Le comte était là, assis dans un fauteuil, une paire de pistolets posés sur ses genoux.

Baccarat mit un doigt sur ses lèvres.

– Silence ! dit-elle d’un signe en lui montrant le flacon.

Puis elle se pencha sur le divan où dormait la petite juive. Elle mit une main sur le front de l’enfant et dit tout bas :

– Je t’ordonne de voir.

L’enfant s’agita comme si elle eût été prête à s’éveiller ; elle se redressa, mais ses yeux ne s’ouvrirent point. C’était bien du sommeil somnambulique qu’elle dormait.

– Vois ! répéta Baccarat d’un ton impérieux, regarde au-delà de cette pièce.

Elle étendait le doigt, en parlant ainsi, sur le mur qui séparait le cabinet de toilette du boudoir.

L’enfant laissa échapper un geste d’effroi.

– Que vois-tu ? interrogea la jeune femme.

– L’homme du pavillon, répondit la petite juive, faisant allusion à cette scène qu’elle avait indiquée quelques jours auparavant du haut du belvédère, et qui avait eu lieu chez madame Malassis, entre Chérubin et la marquise Van-Hop.

– C’est bien cela, murmura Baccarat, tandis que le comte observait cette scène avec un curieux étonnement.

Puis, mettant le flacon dans les mains de l’enfant :

– Qui m’a donné cela ?

– C’est lui, répondit-elle sans hésitation.

– Que contient ce flacon ?

L’enfant serra la petite fiole dans sa main, puis elle l’appuya sur son front et parut concentrer sur elle toute son attention.

– Oh ! fit-elle tout à coup avec effroi.

– Qu’est-ce ?… Parle… je veux ! ordonna Baccarat.

– C’est une liqueur qui rend fou.

– Quand on la boit ?

– Non, quand on la respire.

Et la juive articulait ses réponses nettement, sans hésitation.

– Ainsi on perd la raison quand on en a respiré le parfum ?

– C’est-à-dire, répondit l’enfant, qu’on devient très gai, qu’on rit beaucoup, et que l’âme n’a plus de secrets… C’est comme lorsque vous m’ordonnez de parler ; je ne voudrais pas, qu’il faut bien que je parle.

Baccarat et le comte écoutaient stupéfaits.

– Dors ! dit-elle à l’enfant, la recouchant sur le divan.

Elle fit un geste d’adieu au comte, sortit du cabinet de toilette par le même chemin, et revint dans le salon.

En même temps, le comte ouvrait sans bruit l’armoire, afin d’entendre ce qui allait se passer dans le boudoir.

Seulement, elle n’avait plus le flacon dans les mains. Baccarat l’avait dissimulé dans son corsage.

Elle s’assit auprès de son visiteur, sur la bergère, en disant :

– Ainsi, vous êtes tombé dans un piège, mon cher monsieur de Verny ?

Et, en prononçant ces mots, Baccarat devint tout à coup ironique, moqueuse, et le sourire de ses lèvres disparut.

– Ah ! continua la jeune femme, raillant toujours, la lettre qui vous amène ici est, du reste, fort ingénieuse.

– Mais… balbutia Chérubin déconcerté.

– Tenez, jouons cartes sur table, et avouez-moi qu’elle est de votre invention ?

– Par exemple !

– Toujours est-il que ce n’est pas moi qui l’ai écrite…

Le malaise de Chérubin augmentait.

Un éclat de rire sardonique s’échappa, frais et bruyant, de la bouche de Baccarat.

– En vérité, dit-elle, vous ne doutez de rien, vous autres hommes, et vous vous figurez qu’il suffit de regarder trois fois une femme d’une certaine façon dominatrice pour qu’elle vous adore sur-le-champ.

– Mais enfin, puisque vous m’aviez autorisé à revenir.

Et Chérubin articula cette phrase d’une voix pleine d’émotion, car il commençait à se croire joué.

– Voulez-vous que je sois franche ? dit Baccarat, qui prit un maintien et un visage pleins de gravité.

– Oui, balbutia Chérubin de plus en plus interdit.

– Monsieur de Verny, savez-vous pourquoi, au lieu de vous faire jeter hors de chez moi par mes laquais, ainsi que le mérite un homme qui ose parier une femme, un sot et un fat que quelques succès de grisette ont étourdi outre mesure, et qui s’est persuadé qu’il avait l’œil fascinateur ; savez-vous, dis-je, pourquoi je vous ai, au contraire, tendu la main ?

Le séducteur frissonnait.

Baccarat ne souriait plus, elle ne le regardait plus tendrement. Non, elle l’enveloppait, au contraire, d’un regard chargé de mépris, et Chérubin comprit que son infâme gageure était perdue.

– Savez-vous pourquoi ? continua-t-elle : c’est que je vous savais entêté et tellement sûr de vous-même, que je vous voyais un homme mort par avance, si vous aviez la témérité de tenir votre pari… et je voulais vous sauver. Tenez, regardez-moi, dit-elle, regardez-moi bien en face : ai-je l’air d’une femme qui s’amuse à faire tuer des gens ! Allons donc ! mon cher, ce n’est point Baccarat qui laissera jamais deux jeunes fous jouer leur vie. C’est pour que vous ayez encore de longs jours, mon cher monsieur, que j’ai feint de vous accueillir avec sympathie, avec cet air mystérieux qui promet tant de choses à un fat, et j’ai voulu que vous renonciez à votre pari… Car, tenez, acheva Baccarat froidement, vous ne connaissez point le comte Artoff. Si vous eussiez tenu votre gageure, vous étiez un homme mort ; il vous eût tué sans pitié, sans remords, comme on tue une bête fauve, un chien enragé, un misérable qui prend de la boue dans ses mains pour la jeter à la tête d’une pauvre femme qui n’a ni frère, ni père, ni mari pour la défendre !

Chérubin avait le vertige.

– Ainsi, s’écria-t-il avec désespoir, vous ne m’aimez pas ?

Un éclat de rire fut la réponse de Baccarat.

Puis elle l’enveloppa d’un regard plein de mépris.

– Allons donc ! moi, vous aimer ? Mais vous êtes fou, cher monsieur, fou à lier…

Et Baccarat se laissa tomber sur la bergère d’où elle s’était levée une minute auparavant, en repoussant la main de M. de Verny avec mépris.

Chérubin était devenu immobile, sans voix, sans haleine. On eût dit une statue.

Ce fut alors qu’une porte s’ouvrit. C’était la porte du cabinet de toilette.

Un homme se montra sur le seuil, pâle, muet, solennel comme l’image du destin. C’était le comte Artoff.

À sa vue, Chérubin poussa un grand cri et recula vivement jusqu’à la porte du boudoir.

Mais, d’un bond, Baccarat s’était placée devant cette porte.

– Ah ! ah ! dit-elle, le pari tenait donc toujours ? Vous êtes encore plus vil que je ne pensais ; vous mettez l’amour en actions industrielles, et il paraît que vous m’aviez sérieusement cotée au prix de cinq cent mille francs !

Le comte avait à la main ses pistolets. Il marcha jusqu’à Chérubin, le regarda froidement, et lui dit avec un accent si convaincu que ce dernier ne douta plus du sort qui l’attendait :

– Monsieur, j’avais apporté les cinq cent mille francs, et je vous eusse payé. Vous avez perdu votre pari, vous allez donc trouver tout naturel que j’exécute les conditions de votre contrat. Je vais vous tuer…