LXXXVI

– Mon cher enfant, dit sir Williams à Rocambole d’un ton paternel, à première vue, j’ai des torts sérieux envers toi.

– Dame ! fit ingénument Rocambole, à moins que les torts sérieux ne commencent que lorsque les gens qu’on assassine meurent de leur blessure.

– Je t’ai, il est vrai, un peu assassiné.

– Un peu est superbe, dit Rocambole.

– Un niais, au lieu de me tendre la main comme toi, me dénoncerait à la rousse ; mais toi, tu es un homme d’esprit.

– Du moins, je suis sans rancune.

– Tu vas donc comprendre en deux mots combien ma conduite a été logique.

– Vraiment ? fit Rocambole.

– Je t’en fais juge. Tu étais perdu quand je suis arrivé ; le comte Artoff ou le marquis Van-Hop allaient te tuer, ceci est positif.

– Je le crois.

– Tu mourais sans profit ni pour toi ni pour moi, mourant de leur main. J’ai préféré te tuer, moi ; d’abord c’est moins pénible de la part d’un ami, ensuite cela me permettait de changer brusquement la situation. Devenu ton meurtrier, je n’étais plus ton complice et pouvais conserver l’espoir de te venger. Ensuite, je courais la chance de ne pas te tuer…

– Avec deux chances pareilles on va droit au cimetière.

– Avec une seule on recommence tout doucement ses petites affaires.

– Ah !

– Et l’on revient sur l’eau.

– J’en ai besoin, mon oncle. Car, entre nous, cette panne où je suis m’afflige outre mesure.

– Tu es jeune.

– Ce n’est pas une raison pour grelotter dans une mansarde, après avoir eu deux mille écus de loyer.

– Tu manques de patience, mon fils. Cette mansarde que tu méprises est le point de départ de ta fortune. Elle t’aura caché pendant deux mois et t’aura servi à faire perdre ta trace à Baccarat.

– Une fière femme, mon oncle !

– Rira bien qui rira le dernier, murmura sir Williams dont l’œil étincela, et chez qui le nom de Baccarat souleva des tempêtes de haine et de courroux.

– Mon oncle, dit Rocambole, qui ne pouvait se défendre d’une naïve admiration pour cette organisation de génie tenace et patiente qui, sans cesse vaincue, se redressait toujours, je crois que nous finirons par réussir, car vous ne vous découragez pas.

– Jamais, dit sir Williams.

– Mais avouez, continua l’ex-vicomte, que nous avons raté sept millions : deux millions de Fernand Rocher et cinq de Daï-Natha.

– Je songe à retrouver l’équivalent.

– C’est difficile.

– Mais non impossible.

– Le diable vous entende !

– Dis donc, fit gravement sir Williams, tenais-tu beaucoup à ton titre de vicomte suédois ?

– Mais, dame ! j’étais assez bien posé dans le monde.

– Je te crée marquis brésilien.

– Peste !

– À l’avenir tu t’appelleras don Inigo, marquis de los Montes ; tu seras le descendant d’une vieille race espagnole, établie au Brésil depuis un siècle. Tes ancêtres, ruinés au service de l’Espagne, ont fait une fortune fabuleuse au Brésil en défrichant de vastes solitudes, et tu dépenses follement à Paris les revenus de tes nombreux troupeaux de buffles, de moutons et de chevaux. Tu es un gentilhomme pasteur.

– Fort bien, dit Rocambole ; mais vous oubliez une chose, mon oncle.

– Laquelle ?

– C’est que nous n’avons plus le sou. Les cinq cent mille francs de Daï-Natha se sont évanouis en trois mois.

– Peuh ! dit sir Williams avec calme, nous ne sommes pas à bout de ressources. Cet excellent frère que tu me connais, M. le comte Armand de Kergaz, n’est-il pas là ?

– Vous lui demanderez de l’argent ?

– C’est-à-dire qu’il a mis hier cent mille francs à ma disposition.

– Pour quel usage ?

– Pour sauver une honnête famille de commerçants d’une ruine imméritée.

– Et cette famille est imaginaire ?

– C’est nous, mon fils ; ne sommes-nous point des industriels malheureux ?

– C’est vrai. Mais cent mille francs, irons-nous bien loin ?

– Nous irons trois mois. Nous serons fastueux et économes. Nous n’achèterons rien, nous louerons. Au lieu de te meubler une maison, tu descendras à l’hôtel Meurice. Je te trouverai un valet de chambre noir, c’est-à-dire que je te ferai teindre Venture.

– Bravo ! mon oncle.

– Je t’obtiendrai, en outre, une lettre de recommandation pour un personnage important, M. le comte de Kergaz…

Rocambole fit un soubresaut dans son lit.

– Armand ! dit-il, j’aurai une lettre pour lui ?

– Sans doute, et il t’ouvrira les portes du monde à deux battants. C’est chez lui que nous travaillerons.

– Oh ! oh !

– Mon Dieu ! fit naïvement sir Williams, j’ai fait une école. C’est par lui que j’aurais dû commencer et non par Fernand. Je devais m’attendre à voir Baccarat ouvrir un œil et me regarder obliquement le jour où son cher Fernand a été en péril.

– C’est juste, cela. Ainsi, c’est à Armand que nous en avons ?

– Précisément. À propos, dit sir Williams, connais-tu bien le coup des mille francs ?

– Celui qu’indique le portier maître d’armes, au numéro 41, rue Rochechouart ?

– Oui.

– J’en suis sûr comme d’un simple coup droit ou d’un coupé.

– Très bien, il te servira au premier jour, marquis Inigo de los Montes.

– Contre qui ?

– Es-tu bête ! je ne suppose pas que ce soit moi qui en doive faire l’essai, en tous cas. Maintenant, résumons-nous. Tu peux, dès ce soir, sortir de ton lit ; ta situation le permet.

– Je me sens fort comme un Turc.

– Tu mettras une bonne blouse, des souliers ferrés, une casquette, tu feras un paquet de quelques hardes, et tu t’en iras, à dix heures, prendre le train omnibus et les troisièmes classes du chemin de fer du Havre.

– Et j’irai au Havre ?

– Tu l’as dit. Là, tu te logeras modestement dans un hôtel garni de troisième ordre, et tu y attendras mes instructions.

– C’est convenu, mon oncle.

Sir Williams tira cinq louis de sa poche et les laissa tomber sur le grabat de Rocambole.

– Un instant, dit celui-ci, peut-on faire une question ?

– Sans doute.

– Si jamais vous épousez la veuve de ce pauvre comte Armand de Kergaz, quelle sera ma part ?

– Quarante mille livres de rente, et un passeport pour l’Amérique.

– Comment ! nous nous séparerons !

– Hélas !

Et sir Williams ajouta en baissant modestement les yeux :

– J’ai toujours rêvé de devenir un homme de bien, un bon gentilhomme vivant l’hiver dans un vieil hôtel à Paris, l’été et l’automne dans ses terres, auprès d’une charmante femme, un peu triste, comme Jeanne, par exemple, et d’un pauvre orphelin dont je serai devenu le protecteur et le père… Tu comprends donc, mon fils, que ce résultat obtenu, il ne me sera plus possible de voir un vaurien de ton espèce…

Et sir Williams eut un rire cynique, et Rocambole tressaillit en songeant à cet orphelin dont le monstre voulait devenir le protecteur et le père.

Le baronet tendit la main à son élève.

– Adieu… à bientôt ! dit-il.

Et il s’en alla, toujours modeste et humble, les yeux baissés ; et la portière de la maison, qui le rencontra dans l’escalier, le prit pour un pauvre prêtre portant des aumônes à domicile, et elle le salua avec respect.

Quand il fut dans la rue, sir Williams monta dans un omnibus, et tira six sous d’une bourse de coton à mailles usées et graisseuses qui laissaient voir au travers plus de cuivre que d’argent.

Et il regagna le Marais, descendit place Royale, et, pensif comme un mathématicien qui cherche à résoudre un problème, entra dans la rue Culture-Sainte-Catherine.

Trois mois avaient suffi à cet homme vomi par l’enfer pour échafauder, inventer un nouveau plan, une nouvelle machination plus abominable que les autres, et à l’aide de laquelle il allait poursuivre son but : sa fortune et sa vengeance !

* *

*

À huit heures, ce soir-là, Rocambole, vêtu en ouvrier, embrassa maman Fipart et partit pour le Havre, selon la recommandation de sir Williams, par le train omnibus.