26

Durant les semaines qui suivirent les exécutions, pas un des Compagnons n’osa parler ouvertement de l’effrayante explosion de colère du roi ni du meurtre perpétré sur la personne d’un captif sans défense avec l’Épée de Ghërilain. Mais il en alla tout autrement de l’évanouissement de Tobin.

Erius avait été furieux qu’un membre de sa propre famille gâche la cérémonie par une démonstration de faiblesse pareille. Et Ki eut beau s’empresser de souligner que si Tobin avait bel et bien failli vider les arçons, il n’était en définitive pas tombé de cheval et s’était déjà rétabli tout seul en selle lorsque lui-même était intervenu, le mal était fait, tout le monde avait vu. Et le Palatin, dès le lendemain, ne parlait d’autre chose, au moins sous main.

Les plus charitables avaient mis l’incident sur le compte de la jeunesse du coupable et du fait qu’il avait été élevé complètement à l’écart du monde, mais d’autres en jasaient avec beaucoup moins d’indulgence. Et si les Compagnons ne se risquaient pas plus à lâcher un seul mot de trop en présence de Korin qu’à venir ricaner sous le nez de Tobin, dans son dos, l’Alben et sa clique mimaient les fillettes pâmées, Ki les y prit plus d’une fois.

Mais le plus douloureux pour Ki était le silence têtu de Tobin avec lui. Il avait manifestement trop honte pour se confier, même à ses amis, et Ki se sentait d’autant moins le courage de l’y forcer que la crémation l’avait lui-même horrifié au point qu’il s’en était fallu de ça qu’il régurgite son dîner.

Mieux de ne rien dire et d’oublier tout bonnement ça pour l’instant, se dit-il enfin.

Vers la même époque, ils étaient tous les deux sur le point de pénétrer au mess quand de l’intérieur leur parvint aux oreilles un bout de conversation qui noua les tripes de Ki.

« Entre ça et la façon dont il a réagi à la mort de Lord Orun  ? » La voix, plus fielleuse que jamais, était celle d’Alben. Et de qui il parlait ne faisait pas l’ombre d’un doute.

Tobin s’arrêta juste avant de franchir la porte et se rabattit dos au mur pour écouter la suite. Ki mourait d’envie de l’entraîner pour lui épargner d’entendre un mot de plus, mais il se garda sagement d’essayer. Tobin était devenu blême. De l’endroit où il se tenait, Ki ne pouvait voir que la moitié de la pièce et quelques-unes des personnes qui l’occupaient. Le cul confortablement calé contre la longue table, Alben pérorait au profit d’Urmanis et Zusthra. Korin et Caliel ne devaient pas se trouver par là, gagea Ki, sans quoi l’autre petite ordure n’aurait pas osé parler de Tobin de cette façon.

« Oh, mais qu’est-ce qu’on en a à foutre, à la fin ? » gronda Zusthra, mettant par là du baume au cœur de Ki. Zusthra pouvait être un ours mal léché, il était juste, d’habitude. Seulement, ce qu’il ajouta massacra la bonne impression première. « S’il ne peut pas supporter de voir une bande de traîtres obtenir leur dû, il servira à quoi sur le champ de bataille ? »

C’en était trop. Ki se rua dans le mess, les poings serrés, prêts à cogner. « Vos gueules, vous ! » aboya t-il, sans se soucier qu’ils soient des lords et lui-même un simple écuyer. Il aimait mieux prendre une nouvelle raclée que de laisser Tobin subir un mot de plus. Mais lorsqu’il jeta un coup d’œil en arrière, le vestibule était désert.

Il ressortit aussi sec sous l’œil décontenancé de Zusthra. Les autres, eux, rigolaient doucement.

Cette triste histoire se vit éclipser petit à petit par de nouveaux ragots et par des sujets d’inquiétude autrement plus sérieux.

En dépit de ses propos prometteurs d’Atyion, Erius persistait à refuser de les envoyer se battre. Chaque jour semblait apporter son lot de nouvelles fâcheuses, brigands terrorisant les villages par ici, par là pirates appareillant des îles afin d’attaquer la côte. Et pourtant, l’été touchait à sa fin que le roi n’avait toujours pas exaucé les supplications de son fils et consenti au baptême du sang qu’ils espéraient tous.

C’est peut-être à cause de cela que les aînés des Compagnons retournèrent plus assidûment à leurs plaisirs des bas quartiers, comme toujours sous la houlette de Korin.

Le retour du roi n’avait nullement amendé les penchants du prince pour la noce crapuleuse ou pour la beuverie. Selon Nikidès, par qui leur parvenaient tous les faits et gestes de la cour, Erius avait répondu aux rapports de Porion par un clignement d’œil et déclaré: « Laissez-le donc semer sa folle avoine, tant qu’il le peut ! »

À en juger d’après la fréquence avec laquelle Tanil se voyait réduit à coucher au mess ou dans l’alcôve d’écuyer vacante chez Tobin, Korin avait des quantités d’avoine à semer, et il finissait par en germer, de-ci de-là. Quelques nouvelles femmes de chambre se retrouvèrent de la sorte enceintes, mais on les bannit vite fait de la cour. Le nombre de bâtards qu’il avait pu avoir des putains du port n’était pas connu, des Compagnons du moins.

Malgré l’opprobre dont s’était couvert Tobin le soir de l’exécution, Korin lui manifestait toujours autant d’estime, ce qui ne l’empêchait nullement de sortir de plus en plus souvent la nuit avec sa petite bande en vous plantant là ses cadets.

 

Tobin s’apercevait- il de cette division croissante ?

S’en souciait-il ? Il faisait en tout cas comme si de rien n’était, même avec Ki. Tandis que l’été déclinait vers un automne plus frais, lui et ses copains poursuivaient leurs exercices secrets d’escrime avec Arengil et les amazones d’Una.

Il s’en présentait presque tous les jours près d’une douzaine, mais la plupart, aux yeux de Ki, n’étaient attirées que par le plaisir de se travestir en garçons et la saveur de la clandestinité. Les seules à faire preuve d’une véritable adresse étaient d’ailleurs Una, Kalis, et une certaine Sylani.

En arrivant au rendez-vous avec Ki quelques jours après la célébration de son treizième anniversaire, Tobin trouva les filles en train de rire entre elles. Una rougit d’indignation quand l’une d’elles avoua l’objet de leur discussion: avait-il ou non l’âge légal requis des princes du sang pour se marier ?

« J’ai celui de me battre, et c’est la seule chose qui m’importe », riposta-t-il en s’empourprant jusqu’aux yeux. Il détestait qu’elles le draguent.

« Et toi, alors ? fit Kalis en faisant les yeux de velours à Ki. Tu as quinze ans. C’est assez vieux pour se marier, dans ma ville.

— Si ça te tente d’avoir un mioche pour mari, se gaussa Arengil en écartant Ki d’un coup d’épaule. Et moi, dis ? Je pourrais être ton grand-père…

— Tu n’as pas tellement l’air d’être mon grand-père », rétorqua-t-elle en flattant la joue lisse de l’Aurënfaïe.

Aiguillonné par la jalousie, Ki s’efforça de ramener sur lui les attentions de la volage en réalisant une somptueuse fioriture à deux mains que lui avait enseignée Korin. « Si l’envie te prend jamais de savoir comment ça picote, une barbe, toujours pas lui qui te sera d’un grand secours. » Sa lame fusa vers l’épaule de Nikidès qui n’eut que le temps de se dérober.

« Faudra nous la réussir, cette botte, écuyer Kirothius », le défia Una d’un air moqueur. Elle n’ignorait pas qu’il avait un faible pour Kalis.

 

Ses progrès avaient époustouflé Tobin. Cela faisait moins d’un an qu’avaient débuté leurs exercices clandestins, et elle donnait déjà du fil à retordre à Nikidès. Elle n’admettait pas non plus que les autres garçons lui fassent quartier lorsqu’elle les affrontait. Quitte à devoir ensuite justifier telle crevasse à ses phalanges ou tels bleus dont elle avait écopé, elle arborait ses plaies et bosses avec orgueil.

À la regarder, là, face à Ki, lui revinrent en pensée la Grannia d’Atyion et les filles qu’elle y entraînait en secret, dans l’espoir du jour où une reine les appellerait aux armes. Combien y en avait-il de semblables dans toute Skala ? Et combien d’assez chanceuses pour servir au grand jour, comme Ahra  ?

Il était au beau milieu de ces réflexions quand il aperçut Nikidès qui, planté de l’autre côté du cercle, fixait quelque chose à hauteur des toits d’un air littéralement épouvanté.

Tobin se retourna juste à temps pour voir le roi surgir à moins de dix pas de là. Korin et Porion se trouvaient avec lui, et c’était ce petit salaud de Moriel, l’ennemi de toujours, qui menait le train. La tête que faisait Erius ne présageait rien de bon. En voyant Tobin, Korin secoua la tête, tandis que Porion lui décochait un regard cinglant.

Un par un, les autres s’avisèrent du genre de public qui leur survenait. Plusieurs des filles poussèrent un cri de consternation. Ki lâcha son épée puis mit un genou en terre. Arengil, Lutha, Nikidès et leurs écuyers s’empressèrent de l’imiter. Tobin fut incapable de bouger.

Erius vint en trois foulées se camper parmi eux et se mit à les dévisager tour à tour pour être sûr de se remémorer chacun de ceux qu’il châtierait ensuite. Et, pour finir, il apostropha durement Tobin :

« Qu’est-ce qui se passe ici, neveu ? »

Tobin se rendit bien compte qu’il était le seul encore debout, mais ses jambes refusèrent à nouveau de lui obéir. Il darda un coup d’œil rapide au fond des prunelles du roi pour y repérer les signes d’intempérie. Bien évidemment s’y lisait la colère, mais aussi l’ombre dangereuse d’une folie de vif-argent.

« Eh bien ? questionna Porion d’une voix bourrue. - Nous… nous sommes juste en train de nous amuser », réussit-il enfin à bredouiller. Une réponse dont il perçut aussitôt lui-même tout le ridicule.

« De vous amuser ?

— Oui, Sire », fit une voix tremblante. C’était Una.

Elle déposa son épée sur le sol devant elle comme afin de l’offrir au roi. « C’est juste un jeu pour nous amuser… à faire semblant d’être des guerriers. »

Du coup, c’est à elle qu’il demanda: « Et qui en a eu l’idée ?

— Moi, Votre Majesté, répliqua-t-elle du tac au tac.

C’est moi qui ai demandé à To… au prince Tobin s’il consentirait à nous montrer comment ça se tient, les épées. »

Le roi se tourna vers Tobin, les sourcils froncés. « Est-ce vrai ? Vous montez jusqu’ici vous cacher rien que pour jouer ? »

Moriel jubilait ouvertement, là. Depuis quand s’était-il mis à les espionner ? se demanda Tobin avec plus d’aversion que jamais. Et qu’avait-il au juste déballé au roi  ?

« Una m’a prié de lui apprendre, et je l’ai fait, répondit-il. Nous montons ici parce que son père désapprouverait. Et puis parce que nos aînés se moqueraient de nous voir nous battre avec des filles.

— Toi, Nikidès  ? interrogea le roi. Tu as trempé là-dedans, toi aussi, et tu n’as jamais pensé à en avertir ton grand-père ? »

Nikidès baissa piteusement la tête. « Non, Sire. C’est ma faute. J’aurais dû…

— Parbleu oui, tu aurais dû ! tonna Erius. Et c’est du joli aussi, de votre part, ma jeune damoiselle ! » jappa-t-il à Una. Puis il retomba sur Tobin, les traits tordus par une rage grandissante. « Et toi, mon propre sang, qui prêches la sédition ! Si mes ennemis l’apprenaient, s’ils… »

Du coup, les genoux de Tobin consentirent enfin à ployer, et il se laissa tomber aux pieds du roi, persuadé que celui-ci allait le frapper. Mais c’est alors qu’il discerna du coin de l’œil une ombre mouvante, et une terreur sans bornes acheva de lui couper la respiration.

Frère se découpait contre le ciel, debout sur la corniche même par où le roi avait dû faire tout à l’heure son apparition. La distance n’empêcha pas Tobin de voir le meurtre inscrit sur la figure de son jumeau qui commença à s’avancer, droit sur le roi qui poursuivait sans se douter de rien ses véhémentes divagations.

Chez Orun, Tobin s’était trouvé trop stupéfié pour réagir. Cette fois, il joignit les mains devant sa bouche, tel un suppliant, et chuchota le plus nettement qu’il osa le faire derrière ses doigts la formule fatidique.

Frère s’arrêta pour le regarder fixement, les lèvres retroussées sur un grondement de rage silencieux. Il n’était plus qu’à quelques pas du roi, l’avait presque à portée de main. Sa fureur affamée se déversait sur les ardoises du toit comme une nappe de brouillard glacé, mais Tobin l’obligea à baisser les yeux tout en articulant du bout des lèvres un ordre muet. Va-t’en. Va t’en. Va-t’en.

Il n’eut pas le temps de savoir si Frère avait obéi qu’Erius lui boucha la vue en s’avançant plus près. « Qu’est-ce que tu me pleurniches là, sale garnement ? » questionna-t-il d’un ton de forcené.

Affolé de son impuissance, Tobin s’attendit à le voir tomber raide mort devant tout le monde.

« Tu es aussi sourd que muet ? hurla le roi.

— Non, Oncle », murmura-t-il. En déportant son poids si peu que ce soit, il parvenait à voir ce qu’il y avait juste au-delà.

Rien. Frère était reparti.

« Pardonnez-moi, Oncle, dit-il, tellement soulagé qu’il en devenait téméraire et irréfléchi. Je n’y ai pas vu malice, voilà tout.

— Pas malice ? Quand tu sais fort bien que je défends expressément de…

— On ne leur apprenait pas pour de bon, Sire, intervint Ki. On s’était juste dit que si on acceptait, on les aurait seules, et qu’elles se laisseraient embrasser. Parce qu’à part… , à part ça, il n’y en a aucune qui ait le moindre don. »

Tobin eut envie de rentrer sous terre en entendant ces belles assertions. Una devait bien comprendre qu’il ne s’agissait là que de mensonges éhontés, proférés dans le seul but de leur épargner les foudres royales, mais il se trouva dans l’incapacité de lui adresser le moindre regard.

« Il ment ! piaula Moriel. J’ai tout vu. C’est pour de bon qu’ils leur apprenaient.

— Comme si la différence, toi, tu savais la faire, avec ta gueule enfarinée, toutou de salon ! rétorqua Ki.

— Plus un mot, toi ! » jappa Porion.

N’empêche, Ki venait de tomber pile et de dire exactement ce qu’il fallait. Erius le considéra longuement avant de revenir à Tobin, l’esquisse d’un sourire aux lèvres. « Est-ce vrai, neveu ? »

Tobin baissa la tête de manière à s’éviter la vue de toutes les filles présentes. « Oui, Oncle. Ce n’était qu’un jeu. Pour les avoir seules.

— Et les embrasser, hein  ? »

Tobin se contenta d’opiner du chef.

« Ça, c’est du nouveau ! » s’écria Korin en s’esclaffant trop fort.

Son père éclata de rire. « Eh bien, là, difficile de t’en blâmer, neveu. Mais vous, petites, vous devriez avoir un peu plus de bon sens. Honte à vous ! Retournez chez vos mères, où est votre place, et n’allez pas vous figurer qu’elles ne sauront rien de vos petites frasques ! »

Au moment de se retirer, Una se retourna furtivement pour jeter un regard à Tobin, et le doute qu’il lut dans ses yeux le blessa plus grièvement que n’auraient pu le faire n’importe quels dires ou quels gestes du roi.

« Quant à vous autres… » Erius laissa la phrase en suspens, et Tobin sentit ses tripes se renouer. « Vous pouvez aller me passer la nuit au pied de l’autel de Sakor, à méditer sur votre imbécillité. Rompez ! Vous resterez là-bas jusqu’à ce qu’y arrivent les autres Compagnons, demain matin. »

 

Cette nuit-là, c’est plutôt sur son oncle que se portèrent les méditations de Tobin, et sur tout ce qu’il s’était lui-même une fois de plus laissé aller à oublier. Car en dépit des manquements successifs dont il avait déjà été témoin, il ne s’en était pas moins laissé abuser par les manières paternelles et par la générosité d’Erius.

L’apparition de Frère, aujourd’hui, avait une fois pour toutes rompu le charme, en lui brisant aussi le cœur. Elle prouvait en effet que, pendant au moins un moment, le roi, tout comme Orun, avait eu l’intention de lui faire du mal.

Mais ce ne fut pas cela, ni la punition, qui déclencha ses pleurs étouffés au plus noir de la nuit. Comme il se tenait là, à genoux, anéanti, vanné, tout ensommeillé lors même qu’il oscillait sur ses rotules endolories, la brise s’agita, l’odeur bizarre de la fumée qui émanait de l’autel d’Illior l’enveloppa, et il se rappela… rappela… rappela de quelle façon sa mère l’avait entraîné de force vers cette maudite fenêtre et avait tenté de l’attirer dehors pour qu’il accompagne sa chute mortelle. Il se rappela l’aspect qu’avait la rivière, ce jour-là, noire entre ses berges tapissées de neige. Elle était gelée sur les bords, et il s’était demandé si la glace allait céder quand il atterrirait dessus. Sa mère était en train de le faire tomber. Et il s’était mis à tomber, mais quelqu’un l’avait brusquement rattrapé, au tout dernier moment, et hissé dans la chambre à l’écart de la fenêtre et à l’écart du hurlement d’agonie de sa mère.

Et ce quelqu’un n’était autre que Frère. Mais pourquoi n’avait-il pas sauvé Mère - leur mère aussi ? L’avait-il au contraire poussée dans le vide ?

Des sanglots lui montèrent à la gorge. Il lui fallut chaque once de sa volonté pour les ravaler. Or, à l’instant même où il se croyait sur le point de se couvrir à nouveau d’opprobre en s’abandonnant, la main de Ki trouva la sienne et la pressa. La peine et la peur se retirèrent progressivement, comme le font les vagues à marée descendante, il ne se déshonora pas, et c’est hébété mais étrangement paisible qu’il accueillit le lever du soleil. Frère l’avait sauvé, ce jour fatal, au fort, et sauvé de nouveau chez Orun. Et l’aurait peut-être bien refait, la veille, si le roi n’avait pas finalement réussi à se maîtriser.

Lui besoin toi, et toi besoin lui, avait dit Lhel. Frère devait le savoir, lui aussi.

En retournant avec les autres au palais, plus tard dans la matinée, il apprit par Baldus qu’Una s’était évaporée durant la nuit sans laisser de trace.