12
Tobin venait tout juste de s’accoutumer à la voir installée chez lui à demeure quand la magicienne annonça qu’elle allait partir. Lui et Ki la regardèrent d’un air morose empaqueter ses rares effets personnels.
« Mais nous ne sommes plus qu’à quelques jours de la Fête de Sakor ! protesta Ki. Vous devez bien avoir envie de rester pour y assister, non ?
— Non. Aucune », ronchonna-t-elle en fourrant un châle dans son sac.
Tobin savait que quelque chose la tracassait. Elle avait passé beaucoup de temps en ville et n’appréciait manifestement pas ce qu’elle y avait trouvé. Il savait que ce quelque chose avait plus ou moins de rapport avec les Busards, mais elle ne voulait même plus l’entendre prononcer leur nom à haute voix.
« Tiens-toi loin d’eux », lui lança-t-elle en guise d’avertissement. Elle avait lu sur sa figure à quoi il pensait. « Ne pense pas à eux. Ne parle pas d’eux. Et tout ça vaut aussi pour toi, Kirothius. Rien ne passe inaperçu, de nos jours, pas même ce que se jacassent comme des pies les petits garçons.
— Petits garçons ? » crachouilla Ki.
Elle interrompit sa besogne pour lui jeter un coup d’œil attendri. « Il se peut que tu aies grandi d’une miette depuis le jour où je t’ai découvert. Mais il n’empêche que vous deux, même additionnés, vous pesez moins qu’un clignement de magicien.
— Vous retournez au fort ? questionna Tobin.
— Non.
— Où, alors ? »
Ses lèvres décolorées grimacèrent un petit sourire bizarroïde pendant qu’elle se plaquait l’index sur une aile du nez. « Moins on en sait, mieux on le garde. »
Elle refusa mordicus d’en dire davantage. Ils l’escortèrent à cheval jusqu’à la porte sud, et la dernière image qu’ils eurent d’elle fut celle de sa maigre natte lui rebondissant dans le dos tandis qu’elle s’engloutissait au petit galop dans la foule amassée sur le pont Mendigot.
C’est à grand fracas que fut célébrée la Fête de Sakor, en dépit de l’opinion publique unanime et ouvertement exprimée selon laquelle l’absence du roi et les rumeurs de graves revers colportées à leur retour par des vétérans se prêtaient mal aux fanfaronnades et à la pompe ordinaire de ces trois journées de réjouissances. En revanche, elles firent à Tobin, qui n’avait assisté jusque-là qu’à leur version de Bierfût, campagnarde et grossière, l’effet d’une féerie grandiose au-delà de toute expression.
À la première heure de la Nuit du Deuil, les Compagnons se rendirent avec Korin et la crème des nobles d’Ero dans le plus grand des temples de Sakor que possédât la ville, juste en dessous de la porte Palatine, à mi-hauteur de la colline. La place du parvis, dehors, était noire de monde. D’étourdissantes acclamations retentirent lorsque le prince, en lieu et place de son père, abattit d’un seul coup le taureau dédié à Sakor. Après avoir scruté les entrailles de la victime en fronçant les sourcils, les prêtres se montrèrent fort laconiques, mais la populace ovationna derechef l’héritier du trône quand, brandissant l’épée, il voua sa famille à la défense de Skala. Le clergé lui remit le pot à feu sacré, les cors du temple résonnèrent, et la cité sombra peu à peu dans les ténèbres comme par magie. Au-delà des remparts, le port, la rade et le moindre hameau, là-bas, jusqu’à l’horizon, tout fit de même. Durant cette nuit, la plus longue de toute l’année, l’extinction de toute espèce de flamme dans Skala tout entière symbolisait la mort annuelle de Vieux Sakor.
Korin et ses Compagnons assurèrent la veillée de bout en bout durant cette interminable nuit froide et, au point du jour, contribuèrent à rapporter par toute la ville le feu de l’an neuf.
Les deux jours suivants ne furent qu’un tourbillon miragineux de bals, de balades à cheval et de médianoches. Comme il n’y avait pas dans la capitale de convive plus recherché que Korin, le chancelier Hylus et ses secrétaires avaient à l’avance dressé la liste des demeures, temples et hôtels des guildes où il était absolument obligé de paraître avec ses Compagnons, ne serait-ce, dans nombre de cas, que le laps de temps juste inévitable pour y procéder à la libation rituelle du Nouvel An.
L’hiver au sens strict suivit de fort peu. La pluie se changea en grésil, et le grésil en neige dense et drue. Des nuages scellaient le ciel depuis la mer jusqu’aux montagnes, et Tobin ne tarda guère à avoir l’impression qu’il ne reverrait jamais le soleil.
Sans tenir aucun compte du temps, maître Porion continuait de leur imposer la course du matin jusqu’au temple et l’entraînement au combat monté, mais il avait tout de même fini par consentir à ce que les exercices d’escrime et de tir à l’arc aient désormais lieu entre quatre murs. La salle des banquets avait été débarrassée de ses meubles et le sol nu marqué à la craie de lices pour le tir et de cercles pour les duels. Le fracas de l’acier vous y assourdissait, des fois, et mieux valait faire gaffe à ne pas vous aventurer entre les archers et leur cible, mais, mis à part ces inconvénients, il n’était pas déplaisant de travailler là. Les autres jeunes sang bleu de la cour, filles et garçons, traînassaient en touche comme d’habitude, en simples spectateurs des Compagnons, quand ils ne s’adonnaient pas à des joutes entre eux.
Una se trouvait là presque tous les jours, et force fut à Tobin de remarquer, non sans éprouver des bouffées de remords, de quel œil elle le traquait. Et pourtant, s’il lui avait manqué de parole jusqu’à présent, tâchait-il de se persuader, c’était uniquement parce que l’accomplissement de toutes ses tâches ne lui laissait pas une seconde à lui. En fait, chaque fois qu’elle lui tombait sous les yeux, il avait l’impression qu’elle lui écrasait de nouveau les lèvres, avec ses baisers.
Ki l’asticotait volontiers sur ce chapitre et lui demanda plutôt cent fois qu’une s’il comptait vraiment remplir un jour ou l’autre sa promesse.
« Oui, rétorquait toujours Tobin. Je n’en ai pas encore trouvé le temps, voilà tout. »
L’hiver ne fut pas sans apporter d’autres changements à leur train-train quotidien. Durant les mois froids, tous les garçons de la noblesse reçurent les leçons du général Mamaryl, un vieux de la vieille qui avait servi le roi Erius et les deux reines précédentes. Aussi rauque qu’un croassement, son timbre de voix - il le devait à une blessure à la gorge reçue sur le champ de bataille - lui avait comme par hasard valu d’être surnommé « le Corbeau », sobriquet que l’on ne prononçait toutefois que sur le ton du plus profond respect.
Son enseignement consistait à raconter d’illustres batailles à nombre desquelles il avait personnellement pris part. En dépit de son âge, il se montrait un professeur vivant, et il pimentait ses récits de digressions piquantes sur les us, coutumes et singularités des divers peuples auxquels il s’était frotté, tant comme adversaire que comme allié.
Il illustrait également ses cours d’une manière qui frappa Tobin d’admiration. Lorsqu’il entreprenait de décrire une bataille, il descendait de son estrade afin d’esquisser par terre, à la craie, les grandes lignes du champ de bataille, puis il se servait de cailloux peints et de bâtonnets de bois pour représenter les forces en présence et faisait avancer, reculer chacune d’elles tour à tour avec l’embout d’ivoire de sa canne.
Il y avait certains garçons que ces leçons faisaient bâiller à se décrocher la mâchoire et se tortiller tout du long, tandis que Tobin s’en délectait. Elles lui rappelaient les heures qu’il avait passées en compagnie de Père à s’amuser avec son Ero miniaturisée. Il éprouvait aussi de secrètes délices chaque fois que le Corbeau se mettait à évoquer les femmes célèbres en tant que généraux ou comme guerriers. Loin d’afficher la moindre condescendance à leur égard, le vieillard ne se privait pas de fustiger de coups d’œil cinglants ceux qui se permettaient d’en ricaner.
L’Aurënfaïe Arengil se trouvait parmi les jeunes aristocrates à qui ces cours permettaient de se joindre aux Compagnons, et les relations amicales qu’il avait toujours entretenues avec Tobin et Ki ne tardèrent pas à se faire beaucoup plus intimes. Il possédait, en plus d’une intelligence vive et pleine d’humour, des dons exceptionnels de comédien qui le rendaient capable d’imiter n’importe lequel des personnages de la cour. Au cours des soirées qui le réunissaient aux cadets des Compagnons dans la chambre de Tobin, il leur donnait à tous des fous rires irrépressibles en parodiant les mines hautaines et les airs guindés d’Alben puis se transformait à vue pour incarner quelqu’un d’autre, cette brute épaisse et rechignée de Zusthra, par exemple, ou bien cette antiquité voûtée de Mamaryl.
Korin et Caliel étaient parfois des leurs, mais ils faisaient désormais volontiers bande à part avec les garçons de leur âge et filaient en catimini vers les bas quartiers de la ville. Au lendemain de telles escapades, ils se présentaient pour la course matinale au temple les yeux injectés de sang, un petit sourire supérieur aux lèvres, et ils se dépêchaient de régaler de leurs exploits les petits jeunots dès qu’ils se figuraient pouvoir compter sur l’inattention de maître Porion.
Si leur auditoire était tout ouïe, bavant d’admiration tout autant que d’envie, Ki ne fut pas long à s’alarmer pour Lynx. Ce n’était un secret pour personne qu’il était follement épris d’Orneüs, mais son maître n’avait plus d’autre idée en tête que de damer le pion à Korin en matière de débauche et de soûlographie, toutes choses pour lesquelles il était singulièrement peu doué.
« Je ne comprends toujours pas ce que notre pauvre Lynx peut bien trouver à ce jean-foutre, de toute façon, maugréait Ki, quand il voyait de quel air navré l’écuyer nettoyait les aigres vomissures de son idole ou se tapait de la porter jusqu’à leur chambre lorsqu’elle était trop ivre morte pour mettre un pied devant l’autre.
— Orneüs n’était pas du tout comme ça quand ils sont arrivés ensemble », leur confia Ruan, un soir où ils faisaient rôtir sur le feu des boulettes de fromage à pâte dure dans la demeure de Tobin. Il neigeait à verse dehors et, dedans, chacun se sentait bien au chaud et pleinement adulte en l’absence de tous les aînés.
« Là, tu as raison, convint Lutha entre deux bouchées de fromage. Les propriétés de mon père et du sien sont toutes proches, et nous avons eu fréquemment l’occasion de nous rencontrer, soit à des fêtes ou à des parties de campagne, avant que nous n’entrions tous les deux dans les Compagnons. Lui et Lynx étaient alors comme des frères, mais par la suite… » Il haussa les épaules en rougissant. « Enfin, vous savez comment ça tourne pour certains. En tout cas, Orneüs est un assez brave type, mais je pense que le seul motif qui l’ait fait choisir comme Compagnon n’est pas sans rapport avec l’influence dont jouit son père à la cour. Le duc Orneüs senior possède un domaine presque aussi important, tiens, que ton Atyion.
— S’il m’est jamais permis de m’y rendre, je verrai mieux ce que tu entends par là », grommela Tobin. Orun avait beau n’être plus là pour s’y opposer, non seulement le mauvais temps s’était chargé d’anéantir pour le moment leurs projets d’excursion, mais Korin semblait au surplus avoir complètement oublié sa promesse.
« C’est comme ça que tout se passe, intervint Nikidès. Je ne me trouverais probablement pas là, tranquillement assis avec vous, si je n’étais pas le seul et unique petit-fils de Son Excellence le lord Chancelier.
— À ceci près que ce qui te manque au combat, tu le compenses largement par ton intelligence, répliqua Lutha, toujours aussi prompt à donner plus d’assurance à son ami. Quand nous serons tous en train de nous faire hacher menu sur je ne sais quel champ de bataille, tu te trouveras douillettement à Ero, toi, coiffé de la crêpe en velours de ton grand-père, à gouverner le pays au nom de Korin.
— Pendant que le pauvre Lynx continuera probablement à ligoter Orneüs dans ses étriers parce qu’il sera une fois de plus trop soûl pour tenir en selle, ajouta Ki dans un éclat de rire.
— Des deux, c’est Lynx qui devrait être le seigneur, déclara soudain de sa petite voix timide Barieüs, mais d’un ton singulièrement vibrant. Orneüs n’est pas même digne de lui cirer les bottes. »
Tous les regards s’étant portés stupéfaits sur lui, il s’empressa de s’affairer avec une fourchette à rôties. Il n’était pas dans les habitudes du petit écuyer basané de médire beaucoup de quiconque, et il ne lâchait jamais un seul mot contre un Compagnon.
Ki secoua comiquement la tête.
« Pour l’amour de l’enfer ! s’exclama-t-il, il n’y a donc personne qui aime les filles, en dehors de moi ? »
Pendant quelques semaines, les cours du Corbeau laissèrent Tobin muet comme une carpe. Il ne comprenait pas toujours de quoi il y était question, mais il écoutait de toutes ses oreilles et interrogeait ses condisciples après coup. Il ne manquait jamais de consulter Korin, mais il s’aperçut bien vite que Caliel et Nikidès avaient bien davantage de compétence. Fils de général, le premier montrait de sérieuses dispositions pour la stratégie. Le second, très calé en histoire, avait lu plus de bouquins à lui seul que tous les membres de leur groupe réunis. Lorsque Tobin et Ki se furent révélés pris d’un véritable intérêt pour l’histoire ancienne, c’est Nikidès qui les introduisit à la librairie royale, installée dans la même aile du palais que la salle du Trône désaffectée.
En fait, elle occupait presque entièrement ladite aile sur plusieurs étages, chacune de ses salles donnant sur les jardins de l’est. Au début, les gamins se sentirent complètement perdus parmi ces interminables rangées de rayonnages et ces falaises de livres et de rouleaux, mais une fois que Nik et les bibliothécaires en robe noire leur eurent montré comme s’y prendre pour déchiffrer les étiquettes délavées collées sur chaque étagère, ils se plongèrent sans plus tarder dans des traités consacrés aux armes, à la stratégie, la tactique, ainsi que dans des volumes de chroniques et de poésie richement historiés.
Les aîtres n’eurent bientôt plus de secret pour Tobin, qui, à force de tournicoter, découvrit une salle entière vouée à l’histoire de sa famille. Il interrogea le conservateur sur la reine Tamir, mais ce qui la concernait se réduisait à un maigre lot de rouleaux poussiéreux où ne se lisait que le procès-verbal sec et aride des quelques lois et mesures fiscales qu’elle avait pu prendre. Il n’y avait pas d’ouvrage consacré à sa brève existence ou à son règne, et l’archiviste avoua ne connaître aucune autre source.
Tobin se rappela l’étrange réaction qu’avait eue Nyrin, à la nécropole royale, en l’entendant faire état du meurtre de la reine, ainsi qu’il l’avait tout bonnement appris. Le magicien avait nié la chose avec une invraisemblable véhémence, en dépit des versions tout à fait concordantes de Père et d’Arkoniel selon qui Tamir serait bel et bien morte assassinée par son propre frère, lequel n’aurait du reste usurpé le trône que pour peu de jours avant de connaître une fin misérable.
Dans son désappointement, Tobin délaissa en douce ses amis pour s’aventurer vers les portes condamnées de l’ancienne salle du Trône. Plaquant ses paumes contre les vantaux sculptés, il patienta, dans l’espoir de percevoir à travers le bois l’esprit de la reine assassinée tout comme il lui était arrivé de percevoir celui de sa mère au-delà de la porte de la tour. Le Palais Vieux passait pour être hanté par toutes sortes de fantômes. Ce n’était qu’un cri là-dessus. À en croire Korin, le spectre sanglant de leur propre grand-mère persistait à y vagabonder de façon régulière de pièce en pièce ; tel aurait été le motif décisif pour lequel son père avait poursuivi la construction du Palais Neuf.
Il n’était apparemment pas une seule femme de chambre et pas un seul gardien des portes qui n’ait à conter quelque histoire de fantôme, encore que Tobin n’eût pour sa part jamais fait aucune rencontre de ce genre, si l’on exceptait la fois où il avait entr’aperçu Tamir dans les ténèbres de la salle du Trône. Il ne trouvait pas là de raison de s’en plaindre - les fantômes, il en avait déjà plus que son content -, mais il ne lui en arrivait pas moins de souhaiter que la reine se manifeste derechef et s’explique de façon plus nette. Étant donné ce qu’il savait désormais de lui-même, il était persuadé qu’elle avait voulu lui révéler quelque chose d’important lorsqu’elle lui avait offert son épée. Mais la présence de Korin et de toute la bande l’avait empêché de se concentrer comme il aurait fallu, et elle s’était évaporée avant qu’il ne puisse lui adresser la parole.
Se trouvait-elle prisonnière à l’intérieur et dans l’incapacité de sortir ? se demanda-t-il.
En rebroussant chemin vers la bibliothèque, il découvrit une pièce inoccupée, non loin de la salle du Trône. Après avoir soulevé l’espagnolette d’une des fenêtres, il ouvrit celle-ci puis s’aventura au-dehors sur la large corniche de pierre qui courait au-dessous le long de la façade. La neige emplit ses chaussures pendant qu’il progressait pouce après pouce vers la fenêtre démantibulée par laquelle il s’était déjà faufilé, la nuit où Korin et les autres s’étaient amusés à jouer les revenants.
Les ténèbres étaient alors beaucoup trop denses pour permettre une vue un peu détaillée des lieux. En s’y glissant cette fois, Tobin se retrouva planté sur le bas-côté d’une immense pièce plongée dans l’obscurité. Les fissures des grands volets clos ne laissaient filtrer au-dedans qu’une pauvre lumière hivernale.
Le dallage de marbre usé permettait encore de discerner l’ancien emplacement de bancs et de fontaines. Tobin prit ses repères et se dépêcha de gagner le centre de la salle qu’occupait toujours le trône de marbre massif juché sur sa haute estrade.
Il avait eu trop peur, la dernière fois, pour se livrer à un examen attentif de celui-ci, mais ce qui le frappait à présent, c’était sa beauté. Les bras en étaient sculptés en crêtes de vagues, et son grand dossier portait les symboles des Quatre incrustés en bandes horizontales rouge, noir et or. Des coussins avaient dû occuper le vaste siège, mais ils avaient disparu, et des souris bricolé leur nid dans un angle.
Autour, tout respirait d’ailleurs la désolation d’un abandon complet. Tobin s’installa sur le trône et, les mains reposant sur les accoudoirs ciselés, promena un regard circulaire et imagina ses aïeules écoutant requêtes et doléances, accueillant des dignitaires de contrées lointaines. Le poids des années écoulées lui était nettement perceptible. L’arête des degrés de l’estrade était usée, polie par les centaines de genoux venus se poser là devant les souveraines.
Là-dessus s’exhala un soupir, tellement proche de son oreille qu’il bondit sur ses pieds et jeta un rapide coup d’œil alentour.
« Salut, vous. » Il aurait dû être effrayé, mais il ne l’était pas. « Reine Tamir ? »
Il eut l’impression qu’une main fraîche lui frôlait la joue, mais cela pouvait s’attribuer tout simplement au hasard de quelque vent coulis qui s’était infiltré par les fissures de tel ou tel volet. Il entendit néanmoins s’exhaler un nouveau soupir, plus fort cette fois, et juste à sa droite.
Tournant les yeux du côté du son, il avisa sur le sol, auprès de l’estrade, une longue tache rectangulaire. Elle pouvait avoir trois pieds de long, mais n’était pas plus large que sa paume. Les souches rouillées de boulons de fer et quelques bribes d’un ouvrage en pierre démoli marquaient encore l’emplacement qu’avait occupé quelque chose.
Quelque chose. Le cœur de Tobin fit une embardée. Rétablis…
La voix était presque inaudible, mais il percevait maintenant la présence de quelqu’un - sa présence.
Rétablis…
Leur présence, rectifia-t-il à part lui, car d’autres voix faisaient désormais chorus. Des voix féminines. « Rétablis… Rétablis… » Aussi tristes et ténues que le bruissement de feuilles lointaines agitées par la brise.
Même à présent, Tobin n’éprouvait aucun effroi. Ses sentiments n’avaient rien à voir avec ceux que lui inspiraient Frère ou sa mère. Il n’y avait que de la bienveillance dans l’accueil qu’il recevait ici.
Se laissant tomber à genoux, il toucha l’endroit où s’était autrefois dressée la tablette d’or de l’Oracle.
Tant qu’une fille issue de la lignée de Thelâtimos… Depuis l’époque de Ghërilain et pendant tant et tant d’années consécutives sous le règne de tant de reines, les mots gravés sur la tablette avaient proclamé pour quiconque approchait de ce trône que la femme qui l’occupait ne l’occupait que par la volonté d’Illior.
Rétablis.
« Je ne sais pas comment m’y prendre, chuchota t-il. Je sais bien que je suis censé le faire, mais je ne sais quel acte accomplir. Aidez-moi ! »
La main fantomatique lui caressa de nouveau la joue, d’un geste aussi tendre qu’indubitable. « J’essaierai, promis. De quelque façon que ce soit. J’en fais le serment par l’Épée. »
Tobin ne souffla mot de son aventure à personne, mais il passa davantage encore de temps à bouquiner dans la bibliothèque cet hiver-là. Les événements historiques qu’Arkoniel et Père s’étaient échinés à lui enseigner prirent vie lorsqu’il entreprit d’en lire les récits de première main mis noir sur blanc par les reines et par les guerriers qui en avaient été les protagonistes. Ki se laissa gagner par la contagion de son enthousiasme, et ils restaient plongés dans ces grimoires jusqu’à une heure avancée de la nuit, se relayant pour en faire la lecture à haute voix chacun son tour, à la lumière d’une chandelle.
Les champs de bataille dessinés à la craie du Corbeau s’enrichirent également de nouvelles significations. En regardant le vieux général pousser dans tel ou tel sens sa cavalerie de cailloux multicolores et ses archers en copeaux de bois, Tobin commença à entrevoir la logique des formations. Il arrivait parfois à s’imaginer les scènes aussi clairement que s’il était en train de lire l’une des chroniques de la reine Ghërilain ou quelque historiette du général Mylia.
« Allez-y, maintenant, l’un de vous doit bien avoir une idée ! » jappa le vieil homme un jour, en martelant impatiemment de sa canne la figure dont il était question. Celle-ci représentait un vaste champ découvert bordé de part et d’autre par une ligne incurvée de bois.
À l’étourdie, Tobin se leva pour répondre. Il n’eut pas le loisir de se raviser que tous les yeux étaient posés sur lui.
« Votre Altesse aurait-elle une stratégie à nous proposer ? lui lança Marnaryl en haussant un sourcil broussailleux sceptique.
— Je… il me semble qu’à la faveur de la nuit je dissimulerais ma cavalerie dans le boqueteau du flanc est…
— Oui ? Et puis quoi ? » Sa physionomie toute ridée demeurait indéchiffrable.
Tobin poursuivit bravement. « Et la moitié, voire davantage, de mes archers par ici, dans les bois de l’autre côté. » Il s’accorda une pause pour repenser à une bataille dont il avait lu le récit quelques jouis plus tôt. « Le restant, je le disposerais en faisceaux ici, devant les hommes d’armes alignés en rangs. » Échauffé par son sujet, il s’accroupit pour montrer du doigt la bande étroite de terrain découvert entre les fourrés, tout au fond de la partie tenue par les troupes skaliennes. « Vu du côté de l’ennemi, cela se présenterait comme une ligne de front dépourvue d’épaisseur. J’ordonnerais à mes cavaliers d’empêcher leurs montures de faire le moindre bruit, de manière que l’ennemi se figure avoir à faire uniquement à des fantassins. Il lancerait probablement sa première charge à l’aube. Aussitôt que ses cavaliers seraient engagés, je dévoilerais les miens qui fondraient leur couper la retraite, et je ferais pleuvoir les traits de mes archers sur son infanterie afin d’y semer la panique. » .
Le général se tirailla la barbe d’un air pensif puis finit par croasser: « Diviser ses forces, hein, c’est ça ? Tel est bien votre plan ? »
Quelqu’un se mit à ricaner, mais Tobin n’en hocha pas moins la tête affirmativement. « En effet, général Mamaryl, voilà ce que j’essaierais de faire.
— Eh bien, il se trouve que c’est tout à fait de cette manière que procéda votre grand-mère à la seconde bataille d’Isil, et que cette tactique lui valut un assez joli succès.
— Bravo, Tobin ! cria Caliel.
— Hein, qu’il est de mon sang ? fanfaronna Korin.
Je n’aurai qu’à me féliciter de l’avoir comme général quand je serai roi, ça, je vous le garantis. »
Cette belle déclaration transforma brusquement le plaisir de Tobin en panique, et il se rassit au plus vite, à peine capable de respirer. L’éloge de son cousin ne cessa de l’obséder tout le reste de la journée.
Quand je serai roi.
Skala ne pouvait avoir qu’un seul souverain, et l’idée que Korin céderait tout bonnement sa place était inimaginable. Après que Ki se fut profondément endormi, cette nuit-là, Tobin se releva pour aller brûler une plume de chouette sur la flamme de la veilleuse, mais il ne sut de quelle prière accompagner l’offrande. Alors qu’il se creusait la cervelle pour trouver quelques mots à dire, son esprit s’obstinait à ne lui offrir que l’affectueux sourire de son cousin.