15
Tandis que les derniers orages de Klesin se pourchassaient mutuellement en mer, les Compagnons attendaient fébrilement des nouvelles de la reprise des combats ; sûrement que le roi ne pourrait plus continuer de maintenir Korin planqué comme une fille, maintenant qu’il avait atteint l’âge adulte ? Or, si l’on eut bien vent de quelques escarmouches sur les frontières, en effet, ni Erius ni l’Overlord plenimarien ne semblaient bien pressés de se livrer bataille.
Comme à l’accoutumée, Nikidès fut le premier informé de la tournure que prenaient les choses. « D’après Grand-Père, il y aurait en ce moment des pourparlers en vue d’une suspension d’armes », annonça-t-il d’un air morose aux autres, un matin, pendant le petit déjeuner.
Tout le monde se mit à rouspéter. La paix, cela voulait dire que l’on n’aurait aucune chance de s’illustrer au combat. Korin eut beau demeurer muet, Tobin comprit que la nouvelle l’affligeait plus que quiconque, lui qui était l’unique raison pour laquelle on les avait tous écartés si longtemps des opérations.
Le vin n’en coula dès lors au mess qu’avec d’autant plus de libéralité, tandis que la mauvaise humeur et les coups de gueule des garçons s’exacerbaient sur le terrain d’exercice.
On en était là depuis quelques jours, sans plus rien savoir de ce qui se passait, quand Tobin fit un cauchemar qui l’avait laissé tranquille durant des mois.
Il se trouvait blotti dans un coin, regardant sa mère arpenter la petite pièce tout en haut de la tour de guet. Elle se précipitait d’une fenêtre à l’autre. Elle étreignait contre son sein, tel un nouveau-né, la poupée de chiffon, cependant que Frère, accroupi dans l’ombre, dardait sur lui ses prunelles noires d’un air entendu.
« Il nous a retrouvés ! glapit Ariani tout en l’empoignant par le bras pour l’entraîner de force vers la fenêtre occidentale, celle qui surplombait la rivière. - Il arrive », confirmait Frère de son coin à lui. Tobin se réveilla. Installé au pied du lit à baldaquin, Frère le dévisageait.
Il arrive. Comme il se répétait à part lui l’avertissement de son rêve, les lèvres fines du fantôme ne remuaient pas.
Ki s’agita à ses côtés, puis marmonna quelque chose d’un ton vaseux dans l’oreiller.
« Ce n’est rien. Rendors-toi. » Il avait la cervelle lancinée par tout le vin lampé au mess dans la soirée, mais ce n’étaient pas ces excès-là qui lui barbouillaient si fort l’estomac.
« Est-ce que le roi revient pour de bon ? » chuchota t-il à l’adresse de Frère.
Le fantôme acquiesça d’un hochement de tête avant de s’évaporer.
Trop chamboulé pour songer au sommeil, il se glissa hors du lit et s’enveloppa dans la robe de laine que Molay disposait toujours à son intention sur un siège voisin. Les rideaux masquaient encore les baies du balcon, mais les premières lueurs du jour en dessinaient vaguement les contours. Dehors, dans le jardin, des corbeaux se chamaillaient, quelque part.
« Avez-vous besoin de moi, mon prince ? bredouilla Baldus d’une voix comateuse, sur sa paillasse.
— Non. Dors. »
Il sortit sur le balcon. Le jabot tout ébouriffé contre le froid, trois corbeaux étaient perchés parmi les bourgeons d’un chêne juste au-dessous de la rambarde. De tous les toits de la ville montait vers les roses et les ors du ciel la fumée des feux du petit matin, droite et fine dans l’air paisible comme un fil bleu. Au-delà du goulet du port, la mer pétillait de crêtes écumantes. Tobin scruta l’horizon. Le roi devait être là-bas, quelque part. Peut-être était-il même en train de faire déjà voile pour rentrer.
Mais nous en aurions entendu parler ! Le roi n’allait tout de même pas revenir à Ero furtivement, de nuit, comme un vulgaire pirate. Cela faisait des années qu’il était parti. Des fanfares et des fêtes allaient forcément saluer son retour.
Tobin s’assit sur la balustrade de pierre, histoire d’attendre que s’estompe un peu le sentiment d’oppression laissé par le rêve. Mais celui-ci s’aggrava, au contraire, lui donnant de telles chamades que des taches noires se mirent à danser sous ses yeux.
Il essaya le petit truc que lui avait enseigné Arkoniel et se concentra sur le plumage luisant des corbeaux. Peu à peu, la panique se retira, le laissant face au problème plus immédiat de l’avertissement de Frère.
Tout transi, il réintégra la chambre et se pelotonna dans un profond fauteuil au coin de la cheminée. Quelqu’un passa vivement dans le corridor mais, à part cela, le silence persistait à régner dans l’aile des Compagnons. L’effervescence de la vie diurne épargnait encore le Palais Vieux.
Et s’il arrivait aujourd’hui ? se demanda Tobin, les genoux serrés dans ses bras. Cela fit surgir une inspiration bienvenue. Tharin connaissait le roi, lui ! Lui saurait quoi faire…
« Et qu’est-ce qu’il pourrait bien faire ? » cracha Frère, tapi dans le noir derrière le dossier du fauteuil.
Tobin n’eut pas le loisir d’imaginer une réplique qu’un fracas formidable assorti d’un chapelet de jurons rieurs lui parvint du côté de la garde-robe. Quelqu’un venait d’emprunter le passage dérobé qui reliait cette dernière aux appartements de Korin. À peine eut-il congédié Frère qu’encore en chemises de nuit firent irruption dans la chambre son cousin et Tanil. Baldus se dressa d’un bond avec un petit cri de stupeur, et Ki, du fond du lit, laissa échapper un gémissement étouffé.
« Père est sur le chemin du retour ! gueula le prince royal en arrachant Tobin de son fauteuil pour le faire virevolter à travers la pièce. Un messager vient juste d’arriver pour annoncer que son bateau avait touché Cima voilà trois jours. »
Il nous a retrouvés !
« Le roi ? Aujourd’hui ? » Ki pointa son museau tout embroussaillé de mèches brunes entre les courtines.
« Pas aujourd’hui. » Relâchant Tobin, Korin écarta vivement les tentures et sauta se jucher aux côtés de Ki. « Vu les tempêtes qui sévissent encore au large, c’est par voie de terre qu’il effectue le restant du trajet. Nous devons aller le retrouver à Atyion, Tob. Paraîtrait comme ça que ton souhait de toujours est finalement sur le point de s’exaucer !
— Atyion ? » C’était à peine si son esprit retenait la bonne nouvelle.
Tanil s’affala de l’autre côté de Ki sur lequel il s’accouda sans plus de façons. « Un motif, enfin, pour sortir de cette foutue ville ! Et on fera tous partie du cortège qui ramènera le roi ! » Il paraissait aussi enchanté que Korin.
« Pourquoi Atyion ? s’étonna Tobin.
— Pour te faire honneur, je présume, répliqua Korin. Après tout, Père ne t’a pas revu depuis ta naissance. »
Non, mais je l’ai vu, moi, songea Tobin, se remémorant les flamboiements du soleil sur un heaume d’or.
Korin rebondit sur ses pieds et se mit à arpenter la pièce comme un général mijotant ses plans de campagne. « Le messager est venu me voir en premier, mais la nouvelle ne tardera guère à être connue de tous. D’ici une heure, la ville entière en sera sens dessus dessous, et la moitié de cette maudite cour va vouloir à toute force nous accompagner. » Il ébouriffa les cheveux de Ki puis arracha la couverture qui l’emmitouflait. « Or çà, debout, sieur écuyer, vite à vos devoirs ! Vous allez m’aider à réveiller les autres, Tobin et toi. Dites à chacun de n’emporter qu’un minimum d’effets ; pas de valets ni de bagages. Qu’on puisse filer avant que quiconque se doute de rien.
— Maintenant ? Tout… tout de suite ? bégaya Tobin, affolé par l’idée qu’il n’aurait pas le temps de causer avec Tharin avant le départ.
— Pourquoi non ? Voyons voir… Ta garde et la mienne devraient suffire à satisfaire Lord Hylus… » Korin se dirigea incontinent vers la garde-robe. « En démarrant tôt, nous pouvons nous trouver là-bas demain vers l’heure du dîner. » Il s’immobilisa, radieux, pour lancer à Tobin: « Je ne saurais attendre un instant de plus que Père te connaisse enfin ! »
Le tumulte prévu commençait déjà à se faire entendre quand Tobin et Ki se mirent en demeure d’aller réveiller les autres. Ils trouvèrent Lutha et Nikidès debout, mais il leur fallut cogner pas mal pour faire se lever Orneüs.
Le chapelet de jurons feutrés qui leur parvint de l’intérieur fendit Ki jusqu’aux oreilles. Au bout d’un moment, la porte s’entrebâilla d’un pouce, et Lynx y passa le nez. Tout vaseux d’avoir trop bu qu’il était encore, il se montra aussi affable que de coutume.
« Que se passe-t-il ? demanda-t-il en bâillant. Orneüs est touj… , euh… , jours au pieu.
— Au pieu ? » Ki se tordit le nez. Une bouffée d’aigres vomissures venait d’empuantir le corridor.
Lynx haussa tristement les épaules mais s’illumina en apprenant les nouvelles. « Z’en faites pas, me charge qu’il soit prêt dans une seconde ! »
Les plans de Korin enthousiasmèrent maître Porion. « En guerriers, les gars, pour vous présenter au roi, et fi des cohues de plats courtisans ! » s’exclama-t-il en administrant une claque dans le dos du prince.
Molay et Ki tinrent à tout superviser. On dépêcha Baldus prier Tharin de faire équiper hommes et montures. Quant à Tobin, il mit à profit le branle-bas général pour se faufiler dans la garde-robe.
S’il avait suffi d’y laisser la poupée pour être débarrassé de Frère durant quelques jours, il aurait sans peine adopté cette solution, mais l’habitude nouvellement prise par le fantôme d’apparaître où et quand cela lui chantait rendait sa maîtrise trop aléatoire. Tobin descendit donc la poupée de sa cachette et la fourra au fond de son paquetage. Et, pendant qu’il ficelait celui-ci le plus étroitement possible, l’idée le traversa qu’Atyion, somme toute, aurait dû être la demeure de Frère autant que la sienne.
En dépit de toute leur hâte, il était près de midi quand le cortège de Korin eut dûment formé ses rangs dans la cour de devant. Les Compagnons arboraient chacun les couleurs et les armoiries de sa propre maison, comme le voulait l’usage lorsqu’ils sortaient de la ville, le seigneur comme son écuyer n’en ayant pas moins le torse barré par le baudrier écarlate frappé aux armes - le dragon blanc - du prince royal. Le soleil au zénith faisait fièrement flamboyer les heaumes et les boucliers.
La garde personnelle de Korin resplendissait, en écarlate et blanc, celle de Tobin était vêtue de bleu. Comme toujours en pareille occasion, Tharin portait une robe de gentilhomme et un baudrier aux couleurs de Tobin.
Une foule de courtisans s’était rassemblée pour assister à leur départ, et elle les acclamait en brandissant mouchoirs et couvre-chefs.
« Regarde, Tobin, ta dame est là ! » lança Korin, en désignant Una qui se trouvait avec Arengil et plusieurs des filles de l’école d’escrime clandestine. À ces mots, le reste des Compagnons se mit à rire. Non sans rougir, Tobin suivit Ki pour aller leur dire au revoir.
Arengil plongea dans une révérence outrée. « Chapeau bas devant les glorieux guerriers de Skala ! » Il flatta les naseaux de Gosi tout en admirant les rosettes d’or qui ornaient son harnais tout neuf. « Eh bien… , tout ça pour un prince péquenot ! Tu sais que tu as l’air de sortir à l’instant d’une tapisserie ?
— Tout à fait, dit Una. Je suppose qu’il va nous falloir laisser tomber nos leçons de danse pour le moment ? Combien de temps seras-tu absent ?
— Je l’ignore, répondit-il.
— En route, holà ! rugit Korin en faisant volter son cheval et en brandissant son épée. Ne faisons pas attendre mon père. Tous à Atyion !
— À Atyion ! » s’écrièrent les autres en sautant en selle.
Comme Tobin se détournait pour partir, Una l’embrassa sur la joue puis se fondit vivement dans la foule.
Si l’ardeur fébrile des préparatifs avait permis à Tobin d’oublier quelque peu ses appréhensions, l’inévitable ennui d’une aussi longue chevauchée leur laissa tout loisir de revenir insidieusement l’assaillir.
Il allait rencontrer le roi. L’homme à cause duquel sa mère n’avait jamais été reine. Eût-elle porté la couronne qu’elle ne serait peut-être pas devenue folle ? Et peut-être que Frère ne serait pas mort, et qu’au lieu de grandir planqués dans les montagnes ils auraient été tous les deux élevés côte à côte à la cour ou à Atyion ?
N’eût été le roi, songe a-t-il avec une amertume poignante, mon vrai visage m’aurait été familier depuis ma naissance…