14
Tobin eut beau retourner plusieurs fois dans la salle du Trône, les visitations des fantômes ne se renouvelèrent pas. Il n’était encore qu’un gosse et, comme tous les gosses, il lui était facile d’omettre ses frousses, une fois passé le moment fâcheux. Les fantômes ou les dieux, voire Iya, l’avertiraient quand il serait temps de franchir le pas. Pour l’heure, il était simplement Tobin, le cousin chéri d’un jeune prince et le neveu d’un roi qu’il n’avait encore jamais rencontré. En quelque lieu qu’ils se rendissent, les Compagnons recevaient un chaleureux accueil, et Korin était le chouchou de tout un chacun.
Le général Marnaryl et maître Porion avaient beau les faire travailler dur, la saison d’hiver avait ses plaisirs spécifiques. C’était pendant les mois sombres que les théâtres d’Ero montaient leurs spectacles les plus somptueux ; de véritables merveilles qui, sans bouder pour autant les feux d’artifice et les grands déploiements de machinerie, mettaient en scène des animaux. L’Arbre d’or surpassait tous les autres établissements avec une pièce un rien longue mais exclusivement jouée par de vrais centaures issus des montagnes Ashek et en l’espèce les premiers que Tobin et Ki eussent jamais vus.
Les marchés embaumaient la châtaigne grillée et le cidre chaud, ils rutilaient des beaux lainages à couleurs vives en provenance des contrées septentrionales sises au-delà de Mycena. Des vendeurs ambulants débitaient dans les rues des bonbons faits de miel et de neige fraîche et luisants comme ambre au soleil.
Le chancelier Hylus était un aimable tuteur et veillait à ce que Tobin ait toujours les poches fort bien garnies, infiniment mieux qu’Orun n’avait jugé bon de le faire. Ne s’étant pas encore habitué à tripoter de l’or ni à le dépenser à tout bout de champ, le petit prince aurait laissé les moutons s’amasser sur le magot dans ses appartements si Korin ne l’avait quasiment forcé à courir les boutiques de ses tailleurs favoris, de ses forgeurs de lames et autres marchands. Entraîné de la sorte, il en vint à débarrasser sa chambre à coucher des tentures de velours noir défraîchies et à les faire remplacer par des tentures à ses propres couleurs, bleu, blanc et argent.
Il rendit également visite aux artisans de la rue des Orfèvres et se remit à la sculpture afin d’en réaliser des pièces de joaillerie. Un jour, il surmonta sa timidité pour aller montrer une broche dont il était particulièrement satisfait à un bijoutier aurënfaïe pour les travaux duquel il éprouvait la plus vive admiration. Il s’agissait d’un filigrane coulé dans le bronze et qui figurait un entrelacs de branches dénudées dans lequel il avait même inclus des feuilles minuscules et serti un semis d’infimes cristaux neigeux. Il s’était inspiré pour ce faire du firmament nocturne qui dominait la clairière de Lhel lorsque, l’hiver, les étoiles scintillaient à travers la membrure du chêne.
Maître Tyral était un homme mince aux yeux gris clair dont le sen’gaï bleu vif laissait s’échapper des cheveux d’argent. Fasciné par leur exotisme, Tobin était déjà capable d’identifier une demi-douzaine des clans qui composaient ce peuple à la seule vue de leurs coiffures respectives et de la façon qu’avait chacun d’eux de s’en nouer autour du crâne les longues bandes de laine ou de soie. Tyral et ses ouvriers portaient tous le leur en une espèce de turban trapu qui descendait bas sur le front et dont les pans flottaient librement sur l’épaule gauche.
Après l’avoir accueilli avec sa chaleur coutumière, le joaillier invita Tobin à déposer son œuvre sur un carré de velours noir. Ce qu’il fit, une fois la broche de bronze retirée du tissu qui l’enveloppait.
« C’est vous qui l’avez faite ? murmura Tyral de sa voix douce à l’accent chantant. Et cela aussi, n’est-ce pas ? reprit-il en désignant le cheval-amulette en or qu’il lui voyait au cou. Vous permettez que je le regarde ? »
Tobin le lui tendit puis ne put s’empêcher de se tortiller comme un ver tandis que l’homme examinait les deux objets sous toutes les coutures. À la seule vue des bagues et des colliers superbes exposés tout autour dans le luxe de la boutique, il commença à se repentir de son incroyable culot. Il en était venu à savourer les éloges que son travail inspirait à ses camarades, mais ils n’étaient pas des artistes, eux. Quel cas pourrait bien faire l’éminent orfèvre de si pitoyables balbutiements ?
« Parlez-moi de cette broche. Comment vous y êtes vous pris pour obtenir pareille finesse du trait ? » lui demanda finalement Tyral en le regardant d’un air qu’il fut incapable de déchiffrer d’emblée.
Il expliqua non sans bafouiller quelque peu sa manière de procéder. Il avait d’abord ouvragé dans la cire chaque brindille puis les avait enchevêtrées à chaud et pressées dans du sable humide avant de couler dessus le métal fondu. Il en était là de son exposé quand le ‘faïe l’interrompit d’un gloussement puis leva la main.
« Cela crève les yeux, vous êtes bel et bien l’auteur de ces œuvres. Veuillez me pardonner mes doutes, mais il ne m’arrive guère de voir tant d’habileté à un Tirfaïe de votre âge.
— Vous les trouvez réussies ? »
Le ‘faïe reprit le cheval-amulette. « Lui est ravissant. Vous avez eu la sagesse de vous en tenir à la simplicité des lignes et de suggérer les détails au lieu d’en encombrer le format réduit de la figurine. On perçoit la vitalité de la bête dans l’extension de son encolure et dans la manière dont vous avez distribué la position de ses jambes comme en pleine course. Des artistes médiocres les auraient plantées toutes droites, comme celles d’une vache. Oui, c’est là un morceau ravissant. Mais celui-ci… ! » Il saisit la broche et la berça dans le creux de sa paume. « Il y a là plus que de l’habileté. Vous étiez triste quand vous avez fait ce bijou. Le mal du pays, peut-être ? »
Littéralement soufflé, Tobin se contenta d’acquiescer d’un signe de tête.
Tyral lui saisit la main droite et en scruta les doigts et la paume avec autant d’attention que pour la broche. « Vous vous entraînez pour être un guerrier, mais vous étiez né pour être un artiste, un créateur de choses. Est ce que l’on vous entraîne également en vue de cette vocation, là-haut, sur la colline ?
— Non. Ce n’est rien de plus qu’une activité personnelle. Ma mère aussi créait des choses.
— Elle vous a doté d’un don prodigieux, prince Tobin. D’un don que l’on ne vous a peut-être pas appris à évaluer à son juste prix. L’Illuminateur a placé de la dextérité dans ces jeunes mains rudes que vous possédez. » Il soupira avant de reprendre : « Votre famille est réputée pour sa vaillance au combat, mais je vais vous parler en toute vérité. Avec des mains pareilles, vous serez toujours plus heureux de créer que vous ne le serez jamais de détruire. Je ne suis pas en train de vous flagorner ni de chercher à me faire bien voir de vous, mais croyez-moi quand je vous dis que si vous étiez non pas un prince mais un gars du commun, je vous inviterais de bon cœur à venir travailler avec moi. Proposition que je n’ai jamais faite à aucun Tirfaïe, sachez-le aussi. »
Le regard de Tobin parcourut les établis qui l’entouraient, avec leurs pierres rouges, leurs creusets, leurs râteliers de maillets, de marteaux minuscules, d’étampes et de limes.
Tyral sourit d’un air triste en lisant la convoitise dans ses yeux. « Nous ne choisissons pas notre naissance, n’est-ce pas ? Il ne serait pas bienséant qu’un prince de Skala devienne un vulgaire négociant. Mais vous saurez trouver des biais, je pense. Venez me voir autant qu’il vous plaira, et je ferai pour vous aider tout ce qui est en mon pouvoir. »
Les paroles du joaillier trottèrent un bon bout de temps dans la cervelle de Tobin. Il allait en effet de soi qu’il ne pouvait vendre ses ouvrages comme un vulgaire négociant, mais rien ne s’opposait à ce qu’il continue de les offrir, ainsi qu’il l’avait toujours fait jusque-là. Il se mit donc à fabriquer pour ses amis des amulettes et des épingles de manteau ornées de têtes d’animaux et de pierreries. Nikidès lui passa commande pour l’anniversaire de son grand-père d’une bague d’émeraude dont Hylus fut si content qu’il ne cessa plus de la porter. La nouvelle se répandit parmi la noblesse, et de nouvelles commandes affluèrent bientôt, chacun fournissant l’or et les gemmes nécessaires à leur exécution. Ce n’était apparemment point déroger, observa Ki, que de travailler pour sa propre espèce.
Lorsque Porion leur accordait, de-ci de-là, une journée de liberté, Korin emmenait ses cadets faire la tournée de ses nouveaux lieux favoris : des tavernes où de jolies filles en corsage fort décolleté n’étaient pas plus longues à s’asseoir sur les genoux des plus âgés qu’à s’extasier sur les plus jeunes en les poulottant. Actrices et acteurs les accueillaient dans les coulisses des théâtres les plus cossus, et les marchands des quartiers les plus huppés avaient toujours l’air de leur avoir tout spécialement réservé des articles exceptionnels.
Il arrivait également de temps à autre - et de préférence lorsqu’il avait trop bu, ce dont Ki ne tarda pas à s’aviser - que Korin aille jusqu’à entraîner les benjamins dans ses bordées nocturnes. Il fallait pour ce faire échapper à la surveillance de maître Porion, mais le jeu n’en était que plus amusant. Cela donnait, les nuits de gel au clair de lune, des parties de course-poursuite dans les ruelles sinueuses puis s’achevait dans les quartiers les plus minables du front de mer. Même au plus fort de l’hiver, ceux-ci puaient la merde et le chien crevé, les gargotes y étaient infectes et la vinasse à l’avenant. Mais Korin n’avait l’air nulle part plus heureux que là, à brailler comme un pochard en compagnie de ménestrels à la gorge éraillée, à coudoyer marins et portefaix, sans parler de gaillards encore moins reluisants, à se rincer l’œil de pugilats de rue ou de combats de molosses et d’ours.
Les plus âgés de la bande étaient déjà connus comme le loup blanc dans ces lieux immondes, et l’on y saluait le prince héritier sous l’appellation de « milord Anonyme » avec force clins d’œil et hochements de tête entendus. À plus d’une reprise, ils firent plan tonner les autres à quelque coin de rue bien noir et glacé pendant qu’ils s’envoyaient leurs putes contre le mur d’une impasse voisine. Le seul d’entre eux qui refusait de participer à ces répugnantes orgies était Lynx. Planté dans le froid à attendre avec Tobin et les autres et à écouter les cris et les grognements qui leur parvenaient en écho, il avait souvent l’air malade à crever. Barieüs voletait près de lui dans l’espoir de lui offrir un peu de réconfort, mais Lynx ne s’en apercevait même pas.
« Je ne comprends pas ça ! » s’insurgea Ki d’un ton révulsé, un soir où ils rentraient chez eux de leur côté. « Alors que ces putes et ces marins de la populace poignarderaient leur propre mère pour passer une seule nuit sous un toit décent, ces pourritures de fines lames dévalent du Palatin comme de la crotte de bique se jeter dans des bouges où mes frères eux-mêmes refuseraient de mettre un seul orteil. Ils s’y vautrent comme des porcs, et Korin est le pire de tous ! Je t’en demande bien pardon, Tobin, mais c’est vrai, et tu le sais parfaitement. Il est notre chef, et il donne le ton. Ah, comme je voudrais que Caliel lui mette un peu de plomb dans la cervelle ! » Seulement, la chose était peu probable, et ils le savaient tous les deux.
On ne faisait pas que se rouler dans le ruisseau, toutefois. Chaque jour arrivaient des invitations pour des sauteries, des feux de joie, des parties de chasse. Des rouleaux de parchemin crémeux bariolé d’encres de couleur s’empilaient comme feuilles mortes au mess des Compagnons. Ils avaient toujours été très recherchés comme hôtes pendant l’absence du roi, et ils l’étaient d’autant plus maintenant que Korin serait bientôt en âge de se marier.
Le prince n’était pas du genre à décliner des invitations. Avec ses quinze ans et l’allure d’homme déjà fait que lui donnait la belle barbichette neuve de son menton, il suscitait l’admiration partout où il allait. La crinière noire bouclée qui cascadait jusqu’à ses épaules encadrait son beau visage carré où pétillait un regard sombre. Il savait faire fondre les femmes de n’importe quel âge rien que d’un sourire ou d’un baisemain ; les jeunes filles l’assaillaient comme des chattes un bol de crème, pendant que les mères se démanchaient fébrilement le col dans l’espoir d’entr’apercevoir un signe de faveur.
Celles qui se trouvaient en possession de donzelles plus jeunes commençaient aussi à jeter les yeux sur Tobin, ce qui le plongeait dans une détresse secrète et provoquait l’amusement mêlé de jalousie de son cercle d’amis. Il était riche, en fin de compte, et de la meilleure famille de Skala. Ses douze ans n’étaient pas un âge trop tendre pour qu’on l’envisage comme parti. Les œillades en coin des gamines et l’approbation manifeste des mères lui donnaient envie de rentrer sous terre. Même s’il avait été ce qu’elles se figuraient qu’il était, il doutait fort que ces regards de prédateurs auraient risqué de le séduire. Une fois accomplies les inévitables salutations à leurs hôtes de la soirée, il se dépêchait de chercher un coin où demeurer caché.
Ki, pour sa part, prenait autant de goût à cette existence qu’un canard à l’eau. Sa bonne apparence et ses manières aisées, rieuses attiraient des attentions qu’il était tout sauf fâché de rendre. Il s’attachait même à danser.
Les autres Compagnons taquinaient Tobin sur sa timidité, mais c’est Arengil qui finit par trouver un moyen pour le mettre davantage à l’aise.
Vers la mi-Dostin, la mère de Caliel, la duchesse Althia, donna un grand bal en l’honneur du seizième anniversaire de son fils dans sa villa, voisine du Palais Vieux. Ce fut une fête grandiose. La grande salle était illuminée par des centaines de bougies de cire, les tables ployaient sous les mets les plus délicats, et deux troupes de ménestrels enchantaient tour à tour l’assistance parée de joyaux.
La plus jeune des sœurs de Caliel, Mina, finit, à force de cajoleries, par entraîner Tobin dans la danse, et il se couvrit de honte, comme à l’ordinaire, en s’empêtrant les pieds dans ceux de sa partenaire. Aussitôt la chanson finie, il se confondit en excuses et fila se réfugier dans un coin. Ki vint l’y rejoindre afin de lui tenir compagnie, mais il suffit à Tobin de voir de quel œil il suivait les évolutions des danseurs en tapant du pied et en martellant ses genoux au rythme de la musique pour comprendre qu’il brûlait de repartir tournicoter.
« Vas-y, ça m’est égal », bougonna-t-il quand une volée de jolies filles passa non loin, leur faisant les yeux doux.
Ki lui adressa un regard chargé de remords. « Non, je suis très bien ici. »
Le chancelier Hylus bavardait avec Nikidès à quelques pas de là. Repérant Tobin dans son coin, ils vinrent l’y relancer.
« Je viens à l’instant d’avoir la conversation la plus passionnante avec mon petit-fils, lui dit le vieil homme. Il se trouve que l’on vous traite avec la dernière désinvolture. »
Tobin leva des yeux ahuris. Hylus était tout sourires, et Nikidès avait l’air très content de lui. « Dans quel sens l’entendez- vous, messire ?
— Rien n’a été fait pour vos armoiries, mon prince ! J’aurais dû le remarquer moi-même, mais c’est Nikidès qui me l’a signalé. » Il pointa le doigt vers l’entrée principale de la salle, où se trouvaient exposées toutes les bannières des invités nobles, et où la rouge de Korin bénéficiait de la plus haute hampe, la bleue de Tobin flottant juste un peu plus bas.
« Tu es pleinement fondé à arborer la bannière de ton père, bien entendu, fit Nikidès comme si Tobin savait pertinemment de quoi il était question. Mais, en ta qualité de prince du sang, tu devrais également y adjoindre celle de ta mère. Dans un cas tel que le tien, rien ne s’opposerait à ce que soient combinés les blasons.
— Avec votre permission, mon prince, je vais prier le collège des héraldistes de s’atteler toutes affaires cessantes à vos nouvelles armes », ajouta le chancelier.
Tobin haussa les épaules. « Eh bien, soit. » Manifestement enchantés, les deux autres s’éloignèrent en discutant déjà de barres et d’écussons.
Ki secoua la tête, lui. « Ferait pas de mal à Nik de danser un peu plus, lui aussi. »
Comme la chanson s’achevait, Arengil se détacha de la foule, aussi beau qu’exotique d’aspect. Outre son sen’gaï vert et jaune, il portait une longue tunique blanche à la façon d’Aurënen, un torque d’or massif et des bracelets sertis de cabochons plats en saphirs et cristaux. Tobin avait déjà vu des bijoux similaires dans les boutiques de joailliers aurënfaïes, mais jamais aucun d’une telle finesse d’exécution.
« Tu as battu en retraite plus tôt que d’habitude, observa-t-il en souriant tandis que le petit prince lui saisissait le poignet pour mieux admirer l’un de ses bracelets.
— Quelle merveille ! s’exclama Tobin, qui n’aurait pas demandé mieux que d’avoir sur lui de quoi crayonner les rinceaux ciselés complexes de la monture. Il est ancien, n’est-ce pas ?
— Laisse tomber ça pour l’instant ! s’esclaffa le ‘faïe en lui retirant sa main. Viens, plutôt. Toutes les filles de la salle se dessèchent à attendre que tu les invites à danser ! »
Tobin se croisa les bras. « Sûrement pas. J’ai tout du taureau à trois pattes. Tu n’as pas vu comme Quirion se fichait de moi ? Par les couilles à Bilairy, j’aurais tellement préféré que Korin m’autorise à rester bien peinard chez moi ! »
Una s’approcha de son pas discret, jolie comme un cœur dans sa robe de satin bleu, ses cheveux noirs entre-tressés de fils de perles et de lapis. Elle ne caquetait jamais comme le faisaient ses compagnes, mais Tobin devina qu’elle était ravie, ce soir, d’attirer les regards. Tout en faisant papillonner sous son menton, avec une féminité consommée d’adulte, un éventail scintillant de pierres précieuses, elle fit une grande révérence à Tobin. « Encore à vous cacher, mon prince. ?
— J’étais justement en train de lui faire observer qu’il se devait d’être l’ornement de ce genre de réunions, dit Arengil.
— Un ornement. .. Mais c’est exactement ce que j’ai le sentiment d’être, maugréa Tobin. C’est si barbant, tous ces papotages debout en rond !
— J’avais eu l’impression que vous preniez plaisir à la conversation de ce vieux duc-là, tout à l’heure », objecta Una.
Tobin haussa les épaules. « Lui est un artiste.
Charmé par un pendentif que j’ai fait pour sa petite fille, il m’a invité à venir voir son propre travail.
— Prends bien garde à lui, prévint Arengil en baissant la voix. Il a invité quelqu’un que nous connaissons tous les deux à venir voir son "travail" et, une fois dans le carrosse, a essayé de l’embrasser. »
Una grimaça. « Mais c’est un vieillard ! »
Arengil émit un reniflement puis repoussa derrière son épaule les longs pans à franges de son sen’gaï. « Il n’y a pas pire que les vieillards. » Il jeta un coup d’œil furtif alentour avant de souffler en confidence. « J’ai ouï dire deux ou trois trucs à propos de Lord Orun… Vous n’avez pas dû être fâchés de vous voir débarrassés de lui. »
Ki fit une moue d’écœurement. « Vieilles Tripes molles ? Je te l’aurais bien étripé, moi ! Mais, au nom des Quatre, Tobin, ne me dis pas qu’il t’a jamais…
— Non ! se récria Tobin, révulsé rien que d’y penser. Sa mauvaiseté suffisait largement sans ça.
— Bon, il est mort, oubliez-le. Allons, prince Tobin, une danse avec moi ! fit Una gaiement, en lui tendant la main. Ça m’est égal, que vous m’écrasiez les orteils. »
Il se recula. « Non merci. J’ai assez fait rire à mes dépens pour ce soir. » Il n’avait pas une seconde eu l’intention de la rembarrer d’un ton si maussade, et il fut navré de voir mourir le rire dans ses yeux.
« C’est vrai, lâcha Ki par inadvertance. Il est comme un bœuf sur la glace.
— Vraiment ? » Arengil prit un air pompeux pour détailler Tobin de pied en cap. « Tu devrais être un danseur-né, d’après ta façon de combattre et de monter à cheval. » Tobin eut beau secouer la tête, le ‘faïe ne se laissa pas rebuter pour si peu. « Tu as l’équilibre et le sens du rythme et, en vérité, c’est tout ce qu’il faut pour danser. Viens par là, j’ai envie d’essayer quelque chose. »
Ignorant les protestations de Tobin, il les entraîna tous trois jusqu’au bout du couloir dans une pièce inoccupée. Les murs en étaient décorés de trophées de guerre. Arengil décrocha deux épées et en jeta une à Tobin.
« Allons-y, mon prince, à vous de m’affronter. » Il se mit en garde comme pour une séance d’entraînement.
« Ici ? Avec tous ces meubles en travers du passage ? »
Le ‘faïe haussa un sourcil de défi. « Nous avons la frousse, c’est bien ça ? »
D’un air rechigné, Tobin prit place en face de lui. « Tu prétends quoi ? Que je n’aurais qu’à assaillir ma cavalière l’épée au poing ? Parce qu’à la rigueur, ça, peut-être que j’y arriverais.
— Je prétends simplement que l’attitude est similaire. Si je fais ceci… » Il avança vivement d’un pas, Tobin recula de même, prêt à parer. « Voilà ce que tu fais, toi. Et si tu veux me forcer à battre en retraite ? »
Tobin écarta la lame de l’Aurënfaïe avec la sienne et s’empressa de lui pousser une pointe fictive. Celui-ci céda du terrain sous l’assaut. « Continue de me presser. Que me réserves-tu d’autre ? »
Tobin le régala prestement d’une série de bottes factices qui l’amenèrent à l’autre bout de la pièce.
« À présent, laisse-moi te conduire. » Lentement mais de manière systématique, Arengil le contraignit à rebrousser chemin. En atteignant le point par où ils avaient débuté, il abaissa sa lame et s’inclina. « Merci pour la danse, mon prince. »
Tobin roula des yeux abasourdis. « De quoi diable me parles-tu là ?
— C’est ébouriffant ! s’exclama Una. Tout l’art de la danse y est, Tobin. La cavalière réplique à chacun des pas que fait son partenaire. Exactement comme au cours d’un duel. »
Arengil lança son épée à Ki puis prit la posture d’un danseur, et, la main droite en l’air, la gauche au creux des reins, défia derechef Tobin du regard.
Conscient qu’il avait l’air tout à fait idiot, Tobin vint d’un pas hésitant occuper la place à contresens qui lui revenait, puis plaqua sa paume droite contre celle du ‘faïe.
« Bon. À présent, si je fais ceci… » Arengil fit un petit pas en avant, tout en exerçant une pression sur la main de Tobin. « Que dois-tu faire, toi ? »
Tobin avança d’un pas, puis d’un autre, et ils se mirent à tourner sur place tous deux. Arengil tourna tout à coup les talons et changea de main. Tobin l’imita gauchement.
« Toi aussi ! » Una s’empara de la main de Ki. En élève beaucoup plus docile, il lui passa un bras autour de la taille et la fit virevolter en riant.
Brusquement distrait, Tobin marcha sur le pied d’Arengil. Celui-ci l’enlaça par la taille pour l’empêcher de perdre l’équilibre et lui chuchota : « N’aie crainte. Elle ne se laissera pas enlever par Ki. » Avec un clin d’œil, il lui fit faire quelques pas à reculons. « C’est moi qui désormais passe à l’offensive en te donnant l’impulsion. À moins que tu n’aies envie de tomber à la renverse ou de te battre contre moi, tu dois consentir à te laisser conduire. Essayons maintenant ceci… »
Il se planta face à Tobin et leva les deux mains.
D’assez mauvais gré, Tobin fit de même et recula du pied gauche pendant que le ‘faïe avançait le droit.
Et ainsi de suite, pas après pas, si bien que la danse prenait peu à peu les allures du maniement d’armes. Quitte à trouver cet exercice-là plutôt rasoir, Tobin commençait toutefois à discerner les diverses figures.
Ki progressait plus vite avec Una. Il la faisait tourbillonner à travers la pièce en sifflotant une gigue rustique.
« Ce que nous faisons là n’a pas grand-chose à voir avec la danse, de toute façon. C’est une pauvre parodie », gémit Tobin. Il branla le pouce en direction du couple qui passait derrière en virevoltant. « Nous faudrait encore y ajouter tous ces sauts, toutes ces gambades et autres pirouettes.
— Ce ne sont que des fioritures, affirma le ‘faïe.
Pourvu que tu tiennes compte de l’ordre des pas et de la battue, il te suffit de t’abandonner aux caprices de l’offensive et de la défensive.
— À propos, intervint Una, tout en se libérant de l’étreinte de Ki pour s’éventer. Tu ne pourrais pas m’apprendre à me battre en faisant comme si nous dansions ? » S’ensuivit un bout de silence au cours duquel Tobin vit à nouveau vaciller son sourire. « Tu n’as pas oublié ta promesse, n’est-ce pas ? »
Prêt à sauter sur n’importe quel prétexte pour échapper à sa leçon de danse, Tobin fut trop content de ramasser les épées délaissées puis de lui en tendre une. Elle s’empressa de prendre position dans un tourbillon de jupes et salua. Dès que Tobin lui eut rendu la pareille, elle se posta légèrement en biais et, pas mal du tout, se mit en garde.
Arengil haussa un sourcil. « Tu veux apprendre le maniement de l’épée, toi ?
— J’ai du sang de guerrier dans les veines tout autant que vous ! » riposta-t-elle.
Cinq ou six fêtards passèrent au même instant devant le seuil. « Qu’est cela ? Un duel ? demanda l’un d’eux que la vue de la jouvencelle équipée d’une épée fendait jusqu’aux oreilles.
— Rien d’autre qu’un jeu, Lord Evin, dit-elle en faisant ballotter l’arme le plus gauchement du monde.
— Attention de ne pas la blesser, les gars », conseilla-t-il avant de disparaître sur les talons de ses compagnons. Una releva l’épée d’une main ferme, cette fois.
« Tu crois que c’est bien prudent ? chuchota le ‘faïe.
Il t’en cuira déjà bien assez si ton père apprend que tu te trouvais ici toute seule avec trois garçons. S’il se figurait…
— Evin ne dira rien.
_ Quelqu’un d’autre pourrait le faire à sa place.
C’est une gageure que de garder quoi que ce soit de secret n’importe où sur le Palatin. Les domestiques y déblatèrent comme une nuée de corneilles.
— Eh bien, dans ce cas, nous n’aurons qu’à nous rendre dans un endroit où ils ne puissent pas nous voir, rétorqua-t-elle. Venez me retrouver sur le balcon de Tobin après vos leçons, demain après-midi.
— Sur le balcon ? s’esbaudit Ki. Il n’y a qu’un millier de fenêtres qui donnent dessus, de tous les jardins alentour !
— Tu verras bien, fit-elle d’un air taquin, avant de s’esquiver, non sans un dernier regard de défi pardessus l’épaule.
— Des filles armées d’épées ? » Arengil secoua la tête. « Elle va tous nous mettre dans le pétrin. À Aurënen, les femmes s’en tiennent à leur rôle de femmes.
— À Skala, la guerre entre dans leur rôle, répliqua Tobin du tac au tac, avant de rectifier bien vite : Y entrait autrefois. »
Ce qui ne l’empêchait pas de trouver par-devers lui la témérité toute neuve d’Una passablement déconcertante.
Le jour suivant, lui et les deux autres se retrouvèrent à l’heure indiquée sur le balcon de la chambre, mais sans qu’elle se manifeste d’aucune façon.
« Peut-être que le grand jour a dissipé toute sa hardiesse, finit par déclarer l’Aurënfaïe, la main en visière pour scruter les jardins enneigés.
— Ici ! » les héla une voix qui tombait du ciel. Una leur adressa un grand sourire du haut de l’avant-toit qui les surplombait. Elle portait une tunique unie, des cuissardes, et avait coiffé sa chevelure sombre en une natte raide. L’air frisquet de l’hiver lui avait planté des roses aux joues, comme disait volontiers Nari, et ses yeux noirs étincelaient d’une espièglerie que Tobin ne leur avait jamais vue jusque-là.
« Comment t’es-tu perchée là ? demanda Ki.
— En grimpant, cela va de soi. Il doit vous être possible d’utiliser le vieux treillage qui se trouve un peu plus loin. » Elle indiqua du doigt, sur la gauche, un recoin d’ombre, à quelques pieds au-delà des ferronneries.
« C’était toi, n’est-ce pas, le lendemain matin de notre arrivée à Ero ? » s’écria Tobin, se rappelant soudain la mystérieuse silhouette qui les avait nargués avant de s’évaporer.
Elle haussa les épaules. « Peut-être oui, peut-être non. Je ne suis pas la seule à monter ici. Bon, vous venez, ou vous avez trop peur pour essayer ?
— Sûrement ! » riposta Ki.
Une fois devant la rambarde, ils distinguèrent un châssis de bois vermoulu festonné d’églantines roussies hérissées d’épines.
« Va falloir sauter, dit Tobin en jaugeant la distance. - En souhaitant que ce maudit truc tienne bon. » Ki jeta un œil en contrebas, les sourcils froncés. Le terrain était sacrément abrupt, en dessous du balcon. Tu ratais le treillage, et c’était une chute d’au moins vingt pieds.
Una posa le menton sur sa main gantée. « Je devrais peut-être aller vous chercher une échelle ? »
Tobin découvrait là un aspect de sa personnalité qu’il n’avait jamais soupçonné. Du haut de son perchoir, elle prenait un plaisir évident à se gausser d’eux. Enfilant aussitôt ses gants, il escalada la rambarde et sauta. Le treillage grinça, craqua, les épines d’églantier transpercèrent les gants, mais le châssis ne céda pas. Non sans jurer entre ses dents, le petit prince entreprit l’escalade afin de rejoindre la jouvencelle.
Elle lui saisit le poignet quand il atteignit l’avant-toit, puis l’aida à s’y rétablir. Ki et Arengil se hissèrent à leur tour auprès d’eux, et ce qu’ils découvrirent les frappa de stupeur.
Le palais formait un ensemble aussi colossal qu’hétéroclite, et les toits couverts de neige montaient doucement comme un paysage de campagne : des acres d’ardoises en pente s’étendaient sous leurs yeux, ponctués de pignons médiocres. Sous leur mitre saillaient un peu partout, tel un bois dévasté, des cheminées dont la souche était suppurante de suie. Des statues de dragons, souvent sans tête ou mutilées des ailes, parsemaient faîtages et corniches, et leur dorure écaillée, passée, semblait du cuivre de bazar à la lumière de l’après-midi. Derrière Una s’étirait comme en pointillé la trace d’empreintes de pas.
« J’ai déjà vu ça une fois, mais de bien plus haut », dit Tobin. En voyant la tête bizarre que faisaient les autres, il expliqua : « Grâce à une vision que m’a offerte un magicien, jadis. Nous survolions la ville comme des aigles.
— Oh, j’adore la magie ! s’exclama Una.
— Et maintenant, on fait quoi ? questionna Ki, impatient de se mettre à l’ouvrage.
— Vous me suivez, mais marchez bien là où je marche. C’est truffé de coins vermoulus. »
Avançant à pas comptés parmi les vallonnements piqués de cheminées, elle les entraîna vers une espèce d’esplanade abritée par deux hauts faîtages et qui, placée sous la garde de trois dragons de toiture intacts, devait avoir dans les cinquante pieds carrés. On se trouvait là loin du bord et parfaitement préservé des regards indiscrets.
À droite étaient alignées sous un léger surplomb plusieurs caissettes en bois. Una ouvrit l’une d’elles et en retira quatre épées de bois. « Bienvenue sur mon terrain d’exercice, messires. » Avec un grand sourire, elle leur fit une profonde révérence. « Cela vous ira t-il ?
— Tu dis que tu n’es pas la seule à monter ici ? questionna Tobin.
— Oui, mais la plupart des gens qui y viennent le font la nuit, l’été, pour… tu vois quoi. »
Ki décocha un coup de coude à Tobin. « Faudra nous souvenir de ça ! »
Una rougit mais fit semblant de n’avoir pas entendu. « Si vous continuez par là, dit-elle en désignant l’ouest entre une vallée de pignons, vous apercevrez vos propres terrains d’entraînement. Et si vous allez par là - elle montra le nord - vous finirez par tomber sur la villa de ma famille, tout au bout du palais… si vous ne vous êtes pas perdus, entre-temps, ou n’avez pas crevé le plafond de je ne sais qui ! »
Arengil se saisit de l’une des épées de bois et poussa quelques bottes fictives comme afin de se dérouiller. « Je ne comprends toujours pas ce que tu veux fiche de leçons d’escrime. Même si tu réussis à apprendre, le roi ne te permettra jamais de te battre.
— Les choses peuvent toujours changer, riposta t-elle. Peut-être reviendra-t-on aux anciens usages.
— Elle est tout à fait capable d’apprendre si elle le veut », dit Tobin qui ne l’avait jamais trouvée si fort à son gré. Puis d’ajouter, après un bref silence, d’un ton goguenard: « C’est comme mes leçons de danse, je pourrais aussi bien continuer de les prendre ici, non ? »
Sans être particulièrement doux, même sur la côte, cet hiver-là vit tomber néanmoins plus de pluie que de neige. Ce qui multiplia pour Tobin et pour ses complices les occasions de s’adonner à leurs leçons clandestines sur le toit sans trop de risques de glisser, tout trempés qu’ils étaient souvent. Ils s’y retrouvaient chaque fois que le permettaient leurs cours officiels et le temps, mais Una avait eu beau leur faire jurer à tous le plus grand secret, elle fut la première à le trahir.
En arrivant au rendez-vous, un après-midi ensoleillé, Tobin et Ki découvrirent en effet une autre fille brune qui les attendait avec Arengil et Una. Ses traits ne leur étaient pas inconnus.
« Vous vous rappelez sans doute mon amie Kalis ? fit Una en décochant à Ki un regard malicieux. Elle veut apprendre, elle aussi. »
Ki piqua un léger fard tout en s’inclinant, et Tobin reconnut en elle l’une des cavalières qu’avait fait tournoyer son ami lors du bal donné pour l’anniversaire de Caliel.
« Vous n’y voyez pas d’inconvénient, n’est-ce pas ? » demanda Una.
Tobin haussa les épaules et se détourna pour ne pas laisser voir sa rougeur mensongère.
Deux nouvelles recrues les rejoignirent après cela, et lui-même amena Nikidès, qui avait plus besoin que quiconque de s’entraîner davantage. D’où découla bien entendu qu’il devint vite impossible d’exclure Lutha du groupe, ainsi que leurs écuyers respectifs. Ki surnomma du coup tout ce joli monde « Académie d’escrime du prince Tobin ».
Ce dernier n’était d’ailleurs pas mécontent de posséder sa petite conjuration personnelle occulte, et sa gratitude envers Una reposait également sur un autre motif. Les toits du Palais Vieux se prêtaient admirablement à la convocation de Frère. Il y grimpait seul en catimini au moins une fois par semaine pour prononcer la formule fatidique.
Il ne le fit d’abord qu’à contrecœur. La cicatrice qui ornait le front de Ki lui rappelait trop volontiers l’attentat qu’il prêtait à Frère, et la mort d’Orun continuait de hanter ses songes. Les toutes premières fois où il l’y manda, il apporta bien la poupée mais refusa de se laisser escorter par Ki, tant il se défiait encore du comportement du fantôme.
Or, non content de se tenir actuellement très à carreau, Frère ne manifestait pas le moindre intérêt pour lui ni pour son entourage. À se demander s’il n’allait pas retourner à l’évanescence, ainsi qu’il l’avait déjà fait avant la mort de leur père. Mais, au fur et à mesure que s’écoulaient les semaines, il n’en conservait pas moins son apparence étrangement tangible. Était-ce alors…dans la nouvelle liaison pratiquée par Lhel qu’il avait puisé la force de tuer ?
Quand finalement Tobin se décida à monter avec Ki, ce fut pour découvrir que son ami ne pouvait plus voir Frère, à moins que celui-ci ne reçût l’ordre exprès de se montrer à lui.
« C’est aussi bien ainsi. Je ne meurs pas franchement d’envie de le voir », dit Ki.
Tobin n’y tenait pas davantage. La cicatrice de celui-ci avait beau s’estomper, sa rancune à l’endroit du coupable demeurait tenace.
Plus l’hiver avançait, plus il devenait évident pour Tobin que certaines des filles de son « Académie » se passionnaient moins pour les leçons que pour les galanteries, sans que les garçons trouvent rien à redire à cet état de choses. Kalis et Ki s’égaraient parfois dans le dédale des cheminées et finissaient par en resurgir avec des échanges de petits sourires mystérieux. Barieüs cessa de languir après l’inaccessible Lynx ; il perdit son cœur au profit de la rousse Lady Mora quand elle lui eut brisé un doigt au cours d’une joute et se montra dès lors beaucoup plus expansif.
Una ne se risqua pas à tenter d’embrasser Tobin de nouveau, mais il ne fut pas sans s’apercevoir qu’elle brûlait parfois de récidiver. Au cours de leurs exercices d’affrontement, il ne pouvait s’empêcher de remarquer l’éclosion de certaines rondeurs… Les filles mûrissaient plus tôt, d’après Ki, et les idées aussi leur venaient plus tôt. Tant mieux pour lui s’il en profite, songeait Tobin avec désolation.
Même s’il avait désiré plaire aux filles, il était dans l’incapacité de se figurer ce qu’Una pouvait bien lui trouver. Croisaient-ils le fer sur les toits, dansaient-ils au cours d’un bal, toujours il la percevait à l’affût d’un signe révélateur de sentiments réciproques. Il en éprouvait des remords cuisants, tout certain qu’il était de n’avoir strictement rien fait pour l’induire en erreur. Tout contribuait à son embarras, et il ne fit qu’aggraver les choses en réalisant pour elle un pendentif d’or en forme d’épée. Car elle ne se fit pas faute de s’y méprendre et de l’arborer ouvertement comme un gage d’amour.
Il pouvait du moins lui offrir, pendant les leçons, quelque chose de loyal et de non équivoque. Ils étaient bien assortis pour la taille et s’appariaient souvent pour s’exercer. Elle était prompte à apprendre et les ahurissait tous par ses progrès.
Tobin trouva un adversaire autrement coriace en la personne d’Arengil. Alors qu’il ne paraissait pas plus âgé qu’Urmanis, le ‘faïe avait sur n’importe lequel d’entre eux l’avantage de beaucoup plus d’années d’entraînement. Loin d’en profiter cependant pour regarder quiconque de son haut, il leur enseigna le style d’escrime aurënfaïe, qui reposait plus volontiers sur l’adresse à frapper de biais que sur l’empoignade frontale. Tobin et sa bande n’ayant pas été longs à mettre efficacement en pratique ce type de procédés lors des exercices avec le reste des Compagnons, force fut à ceux-ci d’en faire le constat, surtout après que Ki eut fendu la lèvre à Mago d’un magnifique coup de coude. L’écuyer de_merde en rayonna pendant deux jours, et il offrit à Arengil sa meilleure dague dès qu’ils se revirent.