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Tout englué qu’il se trouvait encore sur la bordure de songes ténébreux, Tobin prenait conscience, petit à petit, du fumet qu’exhalait le bouillon de viande et d’une rumeur feutrée de voix indistinctes dans les parages. Trouant le noir à la manière d’un fanal, elles le firent émerger du sommeil. C’était la voix de Nari, ça. Que diable sa nourrice venait-elle fabriquer à Ero ?

Il ouvrit les yeux et se rendit compte avec un soulagement mêlé de perplexité qu’il occupait son ancienne chambre, au manoir. Installé près de la fenêtre ouverte, un brasero diffusait les motifs rougeoyants de son couvercle en cuivre criblé de trous. De la petite veilleuse de chevet émanait une lueur plus vive qui faisait danser plein d’ombres parmi les chevrons du plafond. Les draps du lit fleuraient la lavande et le grand air frais, tout comme la chemise de nuit qu’il portait. La porte était close, mais cela ne l’empêchait pas d’entendre toujours Nari qui bavardait tout bas, dehors, avec quelqu’un.

La cervelle encore engourdie de sommeil, il laissa son regard parcourir la pièce, tout au contentement pour l’instant d’être là, chez lui. Une poignée de ses sculptures en cire trônait sur le rebord de la fenêtre, et les épées d’exercice en bois se dressaient dans l’angle voisin de la porte. Les araignées n’étaient pas restées oisives entre les poutres ; le moindre vent coulis faisait doucement ondoyer l’ampleur de leurs toiles, aussi fines qu’une mantille de grande dame.

Un bol se trouvait sur la table qui jouxtait le lit. Et il y avait à côté, prête à servir, une cuillère en corne. La cuillère dont Nari s’était toujours servie pour le faire manger quand il était malade. Je suis malade ?

Et Ero ? se demanda-t-il du fond de sa somnolence, Ero n’avait-elle été rien d’autre qu’un rêve issu de la fièvre ? Et la mort de Père, et la mort de Mère, des cauchemars aussi ? Il souffrait un peu, et le milieu de sa poitrine lui faisait mal, mais il se sentait beaucoup plus affamé que malade. Comme il tendait la main vers le bol, il entr’aperçut quelque chose qui réduisit en miettes ses lubies de réveil vaseux.

Cette vieille horreur de poupée de chiffon gisait bien en évidence sur le coffre à vêtements, de l’autre côté de la chambre. Même de sa place, il distinguait nettement le fil blanc tout neuf qui recousait le flanc défraîchi du fantoche.

Tobin dut se cramponner à l’édredon lorsqu’un raz-de-marée d’images fragmentaires menaça de le submerger. La dernière chose dont il conservait un souvenir net était qu’il se trouvait allongé sur la paillasse de Lhel, dans le chêne qu’elle avait élu pour demeure au fond des bois dominant le fort. La sorcière ouvrait la poupée d’un coup de canif et lui exhibait de petits morceaux d’os puérils - des os de Frère - jusqu’alors dissimulés dans le rembourrage. Des os dissimulés par Mère lorsqu’elle avait fabriqué cet informe machin. Après quoi Lhel s’était servie non plus de peau mais d’une esquille pour lier de nouveau l’âme de Frère à la sienne à lui.

Tobin glissa dans l’encolure de la chemise de nuit des doigts tout tremblants mais précautionneux pour tâter le point douloureux de son torse. Oui, c’était bien-là ; une bride étroite de peau saillante qui courait verticalement jusqu’au milieu de son sternum marquait l’endroit où Lhel l’avait recousu comme une liquette déchirée. Il sentait parfaitement l’infime bourrelet des points, mais ça ne saignait pas du tout. Au lieu d’être à vif comme celle que Frère avait sur la poitrine, la plaie était déjà presque cicatrisée. En appuyant légèrement dessus, Tobin découvrit le petit grumeau dur que le fragment d’os faisait sous sa peau. Il était possible de le faire vaguement bouger comme une minuscule dent branlante.

Peau forte, mais os plus fort, avait dit la sorcière.

À force de rentrer son menton, Tobin parvint à regarder, et il s’aperçut que rien ne se voyait, ni le renflement ni les points. Exactement comme auparavant, personne ne pourrait se douter de l’opération qu’elle lui avait fait subir.

Une vague vertigineuse déferla sur lui quand il se ressouvint de l’expression qu’avait le visage de Frère flottant à l’envers juste au-dessus de lui pendant que Lhel faisait son travail. La douleur tordait les traits du fantôme, et des larmes de sang tombaient de ses prunelles noires et de la plaie béante sur sa poitrine.

Morts pas pouvoir souffrir, keesa, lui avait-elle affirmé, mais elle se trompait.

Tobin se repelotonna contre l’oreiller puis attacha son regard désolé sur l’affreuse poupée. Tant d’années passées à la cacher, tant d’années dans la peur, l’angoisse, et tout ça, finalement, pour la retrouver là, étalée au vu de n’importe qui…

Mais comment était-elle arrivée ici ? Alors qu’il l’avait laissée là-bas, le jour où il s’était enfui d’Ero ?

Brusquement affolé sans savoir pourquoi, il faillit se mettre à appeler Nari à grands cris, mais la honte le suffoqua. Il faisait partie des Compagnons royaux, puis il était beaucoup trop vieux pour se montrer en manque de nourrice !

D’ailleurs, quelle réflexion Nari lui ferait-elle à propos de la poupée ? Elle l’avait sûrement vue, pour le coup. Et il ne se rappelait que trop la vision dont Frère l’avait autrefois régalé pour lui montrer comment réagiraient les gens s’ils en découvraient l’existence, avec quelles moues écœurées. Il n’y avait que les filles pour avoir envie de poupées…

Des larmes emplirent ses yeux, brouillant la flamme de la veilleuse en une étoile jaune clignotante. « Je ne suis pas une fille ! murmura-t-il.

— Si fait que tu en es une. »

Et voilà que Frère se tenait à côté du lit, bien que Tobin n’eût pas prononcé la formule consacrée de convocation. La présence du fantôme s’enroulait autour de lui par vagues et remous glacés.

« Non ! » Tobin se boucha les oreilles. « Je sais bien qui je suis, moi.

— C’est moi, le garçon ! » siffla Frère. Puis de lui décocher, avec un regard aussi méchant que sournois: «  Sœur.

— Non ! » Tout frissonnant, Tobin enfouit sa figure dans l’oreiller. « Non non non non ! »

De douces mains le soulevèrent. Nari l’étreignit très fort en lui caressant la tête. « Qu’y a-t-il, mon chou ? Qu’est-ce qui ne va pas ? » Elle portait encore sa tenue de jour, mais sa chevelure brune lui cascadait sur les épaules, dénouée déjà. Frère n’avait toujours pas quitté la place, mais elle n’eut pas l’air de s’aviser qu’il était là.

Tobin se cramponna à elle un bon moment, le museau caché au creux de son épaule comme à l’accoutumée, jusqu’à ce que l’orgueil le pousse à se dégager.

« Tu étais au courant, souffla-t-il, assailli par le souvenir. Lhel me l’a dit. Tu as toujours été au courant ! Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ?

— Parce que je lui avais défendu de le faire. » Iya ne s’aventura qu’en partie dans le petit cercle lumineux. Aussi son visage carré, fripé, demeurait-il à moitié dans l’ombre, mais il la reconnut à sa robe de voyage élimée comme à la natte gris fer qui lui pendait par-dessus l’épaule jusqu’à la taille.

Frère la reconnut lui aussi. Il s’évapora, mais une seconde à peine s’était écoulée que la poupée s’envola du coffre et vint frapper la vieille femme en pleine figure. Les épées de bois suivirent, quitte à cliqueter comme un bec de grue quand elle brandit une main pour les repousser. Alors, la pesante armoire se mit à gigoter de façon menaçante et, faisant crisser le sol, s’ébranla en direction de la magicienne.

« Arrête ! » cria Tobin.

Aussitôt, l’armoire cessa de bouger, et Frère réapparut à côté du lit, haineux au point que l’atmosphère en crépitait tout autour de lui, son regard furibond dardé sur l’ennemie. Iya tressaillit mais sans battre d’un pouce en retraite.

« Vous pouvez le voir ? » demanda Tobin.

« Oui. Il ne t’a pas quitté un seul instant depuis que Lhel a réalisé la nouvelle liaison.

— Et toi, Nari, tu peux le voir ? »

Un frisson la secoua. « Non, louée soit la Lumière.

Mais le percevoir, ça oui. »

Tobin se tourna de nouveau vers la magicienne. « Lhel a dit que c’est vous qui lui aviez fait faire ça ! Elle a dit que c’est vous qui vouliez que je ressemble à mon frère.

— J’ai fait ce qu’Illior exigeait de moi. »Elle s’installa au pied du lit. À présent, la lumière l’éclairait en plein. Elle avait l’air lasse et vieille, et cependant ses yeux avaient une telle dureté qu’il se sentit bien aise d’avoir encore Nari près de lui.

« Telle était la volonté d’Illior, répéta-t-elle. Ce qui fut fait fut fait pour le salut de Skala tout autant que pour toi. Le jour approche où tu vas devoir gouverner, Tobin, comme ta mère elle-même aurait dû gouverner.

— Je ne veux pas le faire !

— Je ne devrais pas en être surprise, enfant. » Iya soupira, et ses traits perdirent un peu de leur dureté. « Tu n’étais pas censé découvrir la vérité si tôt, si jeune. Ç’a dû être un choc terrible, et surtout dans les circonstances où tu l’as fait. »

Tobin se détourna, mortifié. Alors qu’il s’était figuré que le sang qui suintait entre ses jambes était le premier symptôme de la peste, la réalité s’était révélée bien pire…

« Même Lhel s’est trouvée prise au dépourvu.

Arkoniel m’a conté qu’elle t’avait fait voir ton véritable visage avant de tramer ses nouvelles opérations magiques ?

— Mon véritable visage, c’est celui-ci !

— Le mien ! » jappa Frère.

Au bond que fit Nari, Tobin devina que même elle avait entendu ça. Il examina Frère plus attentivement. Le fantôme semblait beaucoup plus tangible qu’il ne l’avait été de longtemps, vous auriez presque dit réel. Tobin eut aussi l’impression qu’il venait d’entendre son jumeau parler à haute voix, bien fort, et non plus comme auparavant sous la forme d’un simple chuchotement dans son propre esprit.

« Il est plutôt encombrant, repartit Iya. Te serait-il possible de le congédier, s’il te plaît ? Et prie-le de nous épargner partout son remue-ménage, cette fois-ci. »

Tobin éprouva une démangeaison de se récuser mais, par égard pour Nari, n’en murmura pas moins les mots enseignés par Lhel. « Sang, mon sang. Chair, ma chair. Os, mes os. » Frère se dissipa aussi instantanément que la flamme d’une chandelle mouchée, et il fit meilleur dans la chambre.

« Ah, voilà qui va mieux ! » S’emparant du bol, Nari fila vers le brasero et puisa du bouillon dans le pot qu’elle avait mis à chauffer sur les braises. « Allez, avale-moi toujours quelques lampées de ce truc-là. Ça fait des jours et des jours que tu n’as pour ainsi dire rien mangé. »

Dédaignant la cuillère, Tobin saisit le bol et y but à même. C’était là de ce consommé que Cuistote mijotait spécialement pour les alités. Il identifia les saveurs complexes de moelle de bœuf, de persil, de vin et de lait qu’elle y mettait invariablement, non sans quantité de plantes médicinales.

Après qu’il eut vidé le bol, Nari le lui emplit à nouveau. Iya se baissa pour ramasser la poupée qui gisait à terre puis, la calant sur ses genoux, retapa ses bras et ses jambes inégaux avant d’en regarder d’un air pensif les traits barbouillés vaille que vaille.

La gorge tout à coup serrée, Tobin abaissa le bol. Que de fois n’avait-il contemplé Mère assise exactement dans la même position ? De nouvelles larmes lui gonflèrent les yeux. Elle avait fabriqué la poupée pour garder l’esprit de Frère en permanence auprès d’elle. C’était Frère qu’elle voyait alors quand elle la dévisageait, Frère qu’elle tenait, étreignait, berçait, c’était en faveur de Frère qu’elle fredonnait, c’était Frère qu’elle emmenait partout avec elle jusqu’au jour où elle s’était précipitée par la fenêtre de la tour.

Toujours Frère. Jamais lui, Tobin.

Nari s’aperçut qu’il grelottait. Elle vint s’asseoir près de lui, l’attira de nouveau sur son sein, l’y serra bien fort. Et il la laissa faire, cette fois.

« C’est vraiment vrai qu’Illior vous a dit de me faire ça  ? » lâcha-t-il dans un souffle.

Iya hocha tristement la tête. « L’Illuminateur m’a parlé par le truchement de l’oracle d’Afra. Tu sais de quoi il s’agit, n’est-ce pas ?

— Du même oracle qui commanda au roi Thelâtimos de faire de sa fille la première reine de Skala.

— C’est bien cela. Et maintenant, Skala a de nouveau besoin d’une reine, d’une reine issue du véritable sang, pour guérir son territoire et le défendre. Je te le promets, tu comprendras un jour tout cela. »

Nari resserra son étreinte et lui déposa un baiser sur le haut de la tête. « Tout cela ne visait qu’à assurer ta sauvegarde, mon chou. »

L’idée qu’elle en avait été complice tout du long le piqua au vif derechef. Il se débattit pour se dégager puis, se radossant vite vite au bord opposé du lit contre les traversins, remonta ses jambes - de longues jambes étiques et tout en tibias de garçon - sous sa chemise « Mais pourquoi… » Il lui suffit de toucher la cicatrice pour s’interrompre, bouche bée de consternation. « Le sceau de Père et la bague de Mère - je les portais au bout d’une chaîne…

— Je les ai ici même, mon chou. Je te les avais simplement mis en sécurité. » Nari retira la chaîne de la poche de son tablier et la lui tendit.

Tobin s’en empara, plein de gratitude, et plaça délicatement les talismans dans le creux de sa main.

Composé d’une pierre noire haut sertie dans un cercle d’or, le sceau portait en profonde intaille l’emblème au chêne d’Atyion, l’immense domaine dont Tobin était désormais le propriétaire mais qu’il n’avait jamais vu.

La bague, elle, Mère l’avait reçue de Père en présent de noces. La monture d’or en était d’une finesse extrême, elle représentait des feuilles minuscules, et son chaton d’améthyste ciselé en relief montrait les profils juvéniles du couple. Ses parents… Il avait passé des heures à en contempler le portrait ; l’air heureux qu’ils avaient là tous deux, lui ne le leur avait jamais vu.

« Où as-tu trouvé ça  ? » s’enquit la magicienne d’un ton doux.

« Au fond d’un trou, sous un arbre.

— Quel arbre  ?

— Un châtaignier mort dans l’arrière-cour de la maison de ma mère, à Ero. » Relevant les yeux, il s’aperçut qu’elle le scrutait avec une étrange attention. « Celle où il y avait la cuisine d’été.

— Ah oui. C’est là qu’Arkoniel avait enterré ton frère. »

Et que Mère et Lhel ont creusé pour le déterrer, songea-t-il. Peut-être est-ce alors qu’elle a perdu la bague. « Mes parents savaient ce que vous m’aviez fait ?  »

Il surprit le bref regard acéré qu’Iya décochait vers Nari avant de répondre : « Oui. Ils le savaient. » Tobin sentit son cœur sombrer. « Et ils vous l’ont permis ?

— Tu n’étais pas encore né quand ton père m’a priée de te protéger. Il a compris les paroles de l’oracle et obéi sans discuter. Il a dû t’apprendre, j’en suis convaincue, la prophétie dont l’oracle avait gratifié le roi Thelâtimos.

— Oui. »

Iya demeura silencieuse un moment. « Il n’en a pas été de même pour ta mère. Elle avait une personnalité fragile, et l’accouchement s’est révélé très difficile. Et jamais elle ne s’est remise de la mort de ton frère. »

Il fallut à Tobin avaler sa glotte avant de pouvoir demander: « C’est pour cette raison qu’elle me détestait ?

— Mais elle ne t’a jamais détesté, mon lapin… , jamais ! » Nari mit la main sur son cœur. « Elle n’avait pas toute sa raison, c’est tout.

— En voilà assez pour l’instant », déclara Iya. « Tu as été bien mal en point, Tobin, et tu as passé les deux derniers jours à dormir.

— Deux ? » Il jeta un coup d’œil vers la fenêtre.

Alors qu’il était arrivé jusqu’aux abords du fort guidé par un mince croissant de lune, le deuxième quartier de celle-ci serait complet sous peu. « Quel jour sommes-nous ?

— Le vingt et un d’Erasin, mon loup. Celui de ta fête est survenu puis passé pendant ton sommeil, répondit Nari. Je vais dire à Cuistote de préparer les gâteaux au miel pour le dîner de demain. »

Tobin secoua la tête, abasourdi, sans cesser de fixer la lune. « Je… Je me trouvais dans la forêt. Qui m’a ramené à la maison  ?

— Tharin a brusquement surgi de nulle part avec toi dans ses bras, suivi d’Arkoniel avec ce pauvre Ki, dit Nari. Que même j’ai failli en mourir de peur, tout à fait comme le jour où ton père est revenu rapportant ta…

— Ki  ? » Tobin sentit la tête lui tourner tandis qu’un autre souvenir se débattait pour remonter à la surface. Les rêves provoqués par la fièvre l’avaient fait flotter en l’air bien au-dessus du chêne de Lhel, à une hauteur inimaginable, et il se retrouva comme alors regardant en bas. Il avait discerné quelque chose, là, dans les bois, quelque chose qui, juste au-delà de la source, gisait parmi les feuilles mortes… « Non, non, Ki est à Ero. J’ai soigneusement veillé à ce qu’il y reste, en sécurité ! »

Cela n’empêcha pas la peur, une peur glacée, de lui nouer le ventre en y plongeant ses racines et de lui broyer le cœur. Ce qu’il avait aperçu en rêve, allongé par terre, avec Arkoniel en pleurs à ses côtés, c’était Ki, bel et bien. « Il a apporté la poupée, n’est-ce pas ? C’est dans ce but, hein, qu’il m’a suivi ?

— Oui, mon chou.

— Ainsi donc, ce n’était pas un rêve… »Mais alors, pourquoi ces larmes d’Arkoniel  ?

Il mit un bon moment à se rendre compte que des gens étaient encore en train de lui parler. Que Nari le secouait par l’épaule d’un air affolé. « Tobin, qu’y a-t-il ? Tu es devenu livide !

— Où est Ki ? chuchota-t-il en étreignant ses genoux à pleins bras pour mieux affronter la réponse.

— J’étais justement en train de te dire, expliqua Nari, sa bonne bouille ronde toute creusée par un nouveau tourment. Il dort dans ton ancienne salle de jeux, la porte à côté, là. En vous voyant, toi tellement malade et agité dans ton sommeil, et lui si grièvement blessé, j’ai pensé qu’il vous serait plus facile de vous reposer, chacun dans son lit… »

Sans se laisser fournir de plus amples détails, Tobin entreprit à quatre pattes de sortir du lit.

Iya lui agrippa le bras. « Attends. Il est encore en piteux état. Il a fait une chute et s’est cogné le crâne. Arkoniel et Tharin n’ont pas cessé de le soigner. »

Il essaya de se libérer, mais elle tint bon. « Laisse-le se reposer. Tharin était devenu comme fou, à faire sans arrêt pendant tout ce temps le va-et-vient entre vos deux chambres comme un chien en peine. Il avait fini par s’assoupir au chevet de Ki quand j’y suis passée, tout à l’heure.

— Permettez-moi d’y aller. Je vous promets de ne pas les réveiller, mais de grâce, il me faut absolument voir Ki !

— Reste une seconde et écoute-moi. » Elle se montrait grave, maintenant. « Écoutez-moi bien, petit prince, car ce que je vais vous dire est valable pour votre existence ainsi que pour les leurs. »

Non sans trembler, Tobin se laissa retomber sur le bord du lit.

Iya relâcha sa prise et reploya ses mains autour de la poupée, toujours calée dans son giron. « Comme je l’ai déjà dit, tu n’as jamais été censé porter ce fardeau dès un âge aussi tendre ; nous voilà pourtant dans ce cas. Écoute-moi bien et scelle dans ton cœur les paroles que je vais prononcer. Tharin et Ki ne sont pas au courant, et ils ne doivent l’être à aucun prix, du secret qui est le nôtre. Exception faite d’Arkoniel, Lhel et Nari sont les seules à connaître la vérité, et il faut coûte que coûte que les choses en restent là jusqu’à ce que sonne l’heure où tu feras valoir ton droit de naissance.

— Tharin ne sait rien ? » La première réaction de Tobin fut le soulagement. C’était à Tharin tout autant qu’à Père qu’il devait son éducation de futur guerrier.

« Rien. Et ce fut là l’un des grands chagrins de l’existence de ton père. Il aimait Tharin aussi fort que tu aimes Ki. Cela lui brisait le cœur de taire un secret pareil à son ami, et le faix n’en fut que plus dur à porter. Seulement, c’est à toi qu’incombe désormais l’obligation d’agir de même.

— Jamais ni l’un ni l’autre ne me trahirait.

— Exprès, évidemment pas. Ils ont tous les deux la tête aussi dure et autant de courage que le taureau de Sakor. Mais les magiciens de l’homme de ton oncle, Nyrin, ont leurs propres voies pour découvrir les choses. Des voies magiques, Tobin. Ils n’ont que faire de la torture pour lire les pensées les plus intimes d’une personne. Si Nyrin en venait jamais à soupçonner ton identité véritable, il saurait exactement dans quelles cervelles jeter les yeux pour obtenir la preuve nécessaire. »

Tobin en eut froid dans le dos. « Je crois qu’il a fait quelque chose de ce genre avec moi lors de notre première rencontre. » Il étendit son bras gauche pour exhiber sa marque de naissance. « Il l’a touchée, et cela m’a fait éprouver la sale impression que j’avais des reptiles dans tout mon être. »

La magicienne se renfrogna. « M’a tout l’air d’être ça, oui.

— Mais alors, il sait !

— Non, Tobin, puisque tu l’ignorais toi-même.

Voilà quelques jours encore, on n’aurait trouvé dans ta tête, lui ou n’importe qui, que les pensées d’un jeune prince, exclusivement occupé de faucons, de chevaux et d’épées. Tel fut notre dessein depuis le début, afin de te protéger.

— Mais Frère. La poupée. Ça, il l’aurait vu.

— La magie de Lhel couvre ces pensées-là. Nyrin n’aurait pu les découvrir qu’à condition de les rechercher sciemment. Jusqu’ici, tout semblerait indiquer qu’il ne s’en doute pas.

— Seulement, je suis au courant, maintenant, moi.

Quand j’aurai regagné Ero, que se passera-t-il ?

— Il te faudra t’assurer qu’il ne trouve aucun prétexte pour toucher de nouveau tes pensées. Continue à garder la poupée secrète, comme auparavant, et évite Nyrin autant que tu le pourras. Arkoniel et moi, nous ferons de notre côté l’impossible pour te protéger. En fait, je pense qu’il est peut-être temps pour moi de me laisser voir à nouveau avec le fils de mon patron.

— Vous reviendrez à Ero avec moi  ? »

Iya sourit et lui tapota l’épaule. « Oui. Va voir tes amis, maintenant. »

 

Il faisait froid, dans le corridor, mais Tobin s’en aperçut à peine. La porte de Ki se trouvait légèrement entrebâillée, et elle projetait un fin rai de lumière en travers de la jonchée. Tobin se faufila à l’intérieur.

Ki dormait dans un vieux monument de lit, enfoui jusqu’au menton dans des courtepointes et des couettes. Il avait les paupières closes, et, malgré la chaude lumière que diffusait la veilleuse, paraissait d’une pâleur extrême. Ses yeux étaient tout cernés de noir, et des bandes de lin lui enveloppaient le crâne.

Emmitouflé dans son manteau d’équitation, Tharin était assoupi, lui, dans un fauteuil placé au chevet du lit. Ses longs cheveux blonds grisonnants lui retombaient sur les épaules en mèches hirsutes et malpropres, et une bonne semaine de chaume ombrageait le creux de ses joues au-dessus de sa barbe courte. Sa simple vue permit à Tobin de se sentir un peu mieux ; la proximité de Tharin suffisait toujours à lui donner l’impression d’une plus grande sécurité.

Là-dessus vint brutalement se plaquer l’écho des mises en garde de la magicienne. Ici même se trouvaient réunis les deux êtres qu’il chérissait entre tous et qui lui inspiraient une confiance sans égale, et voilà que c’était à lui de les protéger. Une affection farouche et rebelle lui gonfla le cœur lorsque l’assaillit à nouveau la pensée des prunelles brunes et fouineuses de Nyrin. Celui-là, il le tuerait de ses propres mains si le magicien s’avisait jamais de vouloir faire le moindre mal à ses amis.

Il s’approcha du lit sur la pointe des pieds, mais il eut beau prendre d’infinies précautions, il ne l’avait pas encore atteint que les yeux pâles de Tharin s’ouvrirent tout d’un coup.

« Tobin ? Louée soit la Lumière ! » s’exclama-t-il tout bas en l’attirant dans son giron et en l’étreignant si fort que c’en fut douloureux. « Les Quatre m’en sont témoins, tu nous as donné de ces inquiétudes ! Tu dormais, dormais… Comment va, mon gars ?

— Mieux. » Passablement confus, Tobin se dégagea doucement et se releva.

Le sourire de Tharin s’effaça. « D’après Nari, tu t’es cru atteint de la rouge-et-noir. Tu aurais dû venir me voir, au lieu de déguerpir comme ça ! Il aurait pu vous arriver n’importe quoi, à vous deux, sales gosses, là, tout seuls, sur la route… À chaque instant de notre course jusqu’ici, nous nous attendions à trouver vos cadavres dans un fossé.

— Nous ? Qui donc t’a accompagné ? » Durant une seconde affreuse, Tobin redouta que son gardien ne soit lui aussi venu à sa recherche.

« Koni et les autres gardes, naturellement. Mais n’essaie pas de changer de sujet. Ça n’a pas été beaucoup mieux de vous retrouver tous les deux dans un pareil état. » Au coup d’œil qu’il jeta du côté de Ki, Tobin comprit qu’il en était encore inquiet. « Vous auriez dû rester en ville. Le pauvre Arkoniel et les autres s’en sont fait un sang d’encre. Encore un peu, et ils paumaient complètement la boule. » Mais aucune rogne ne se lisait dans ses yeux lorsqu’il les releva franchement vers Tobin. « Vous nous avez flanqué à tous une de ces trouilles… ! »

Le menton de Tobin fut pris de tremblote, et il baissa la tête. « Je suis désolé. »

Tharin l’accueillit à nouveau dans ses bras et lui tapota l’épaule. « Enfin, bon, fit-il, d’une voix rauque d’émotion. Nous voilà tous ici, maintenant, non ?

— Ki va se remettre tout à fait, n’est-ce pas ? » Aucune réponse ne lui parvint, et il vit étinceler des larmes dans les yeux du vieux guerrier. « Il finira par aller bien, dis  ? »

Le capitaine acquiesça d’un signe, mais le doute se lisait à livre ouvert sur sa physionomie. « À en croire Arkoniel, il va probablement se réveiller bientôt. » Les genoux du garçon se firent cotonneux, et il s’affala sur le bras du fauteuil. « Probablement ?

— Il a dû attraper les mêmes fièvres que toi, et avec son coup sur le crâne… » Il tendit la main pour repousser les cheveux noirs qui recouvraient le pansement. Une tache jaunâtre avait suinté au travers. « Faut changer ça.

— Iya m’a dit qu’il était tombé ?

— Oui. En se cognant salement la tête, en plus.

Arkoniel pense… enfin bref, lui a tout l’air que ton bougre de démon y aurait mis la main. »

Tobin eut l’impression qu’un tesson de glace venait de se loger dans son estomac. « Frè… C’est le fantôme qui l’a blessé ?

— À son avis, c’est même dans ce but qu’il aurait sournoisement poussé Ki à te rapporter ta poupée jusqu’ici. »

Tobin en eut le souffle littéralement coupé. Si c’était vrai, jamais, jamais plus il ne rappellerait Frère. Libre à Frère de crever de faim, mais ça, ça alors, il s’en fichait éperdument !

« Tu… tu l’as vue ? La poupée, je veux dire ?

— Oui. » Tharin lui adressa un regard perplexe. « Ton père croyait qu’elle était tombée avec ta mère, ce jour-là, et que la rivière l’avait emportée. Même qu’il avait expédié des hommes à sa recherche. Et c’est toi qui l’as eue pendant tout ce temps-là, c’est bien ça  ? Mais qu’est-ce qui t’a donc pris de la tenir cachée si obstinément ? »

Tharin savait-il aussi à quoi s’en tenir à propos de Lhel  ? Faute d’en être sûr, Tobin ne pouvait lui confier qu’une partie de la vérité. « Je croyais que Père et toi, vous auriez honte de moi. C’est pour les filles, les poupées. »

Tharin émit un petit rire affligé. « Celle-là, personne ne te l’aurait reprochée. Le grand dommage, c’est que ce soit la seule qu’elle t’ait laissée. Si ça te fait plaisir, je devrais pouvoir arriver à t’en trouver une de ces adorables qu’elle faisait avant sa maladie. La moitié des nobles d’Ero en possèdent. »

Il y avait eu dans l’existence de Tobin une époque où son désir d’en posséder une était si violent qu’il allait jusqu’à la torture. Seulement, c’est des mains de Mère qu’il aurait voulu la recevoir, comme une preuve qu’elle l’aimait, ou du moins qu’elle l’avouait pour son fils tout autant qu’elle le faisait pour Frère. Ça ne s’était jamais produit. Il secoua la tête. « Non, je n’ai envie d’aucune des autres. »

Tharin comprit peut-être à demi-mot, car il n’ajouta rien sur ce chapitre. Ils restèrent là, tous les deux, côte à côte, à regarder un bon moment les couvertures s’élever et s’abaisser au rythme de la respiration de Ki. Tobin brûlait de se glisser dessous près de lui, mais il lui trouvait un air si fragile et souffreteux qu’il n’osa pas le faire. Et comme sa misère excessive l’empêchait de tenir en place, il finit par retourner dans sa propre chambre afin de laisser Tharin se rendormir un peu. À sa grande satisfaction, Iya et Nari ne s’y trouvaient plus. Parler avec l’une ou l’autre était bien pour l’heure le dernier de ses désirs.

La poupée reposait sur le lit à l’endroit même où la magicienne s’était assise. Pendant que Tobin la regardait fixement, essayant de comprendre ce qui s’était passé, une rage telle qu’il n’en avait jamais éprouvé, si folle et violente qu’il pouvait à peine respirer, s’empara subitement de lui.

Je ne le rappellerai plus jamais. Jamais !

Raflant comme à la volée le fantoche exécré, il le balança dans le coffre aux vêtements et rabattit le couvercle brutalement. « N’as qu’à rester là pour l’éternité ! »

Il éprouva comme un léger mieux, d’avoir fait cela.

Hé, libre à Frère de hanter le fort, si ça lui chantait, libre à lui de se l’adjuger, Tobin n’en avait rien à faire ! mais quant à le laisser repartir pour Ero… , ça, non, pas question.

Il trouva ses effets soigneusement pliés sur une étagère de l’armoire. De petits sachets de lavande et de menthe séchées s’échappèrent de sa tunique lorsqu’il la prit et la déploya. Il se plaqua le lainage sur la figure et se gorgea de ces senteurs fraîches. C’était bien de Nari, ça, fourrer des plantes aromatiques dans le linge aussitôt après la lessive et les ravaudages. Même qu’elle avait dû s’installer là, près du lit, tiens, pour veiller sur lui tout en travaillant…

À cette idée, la dent qu’il gardait contre elle s’évanouit. Ce qu’elle avait bien pu faire voilà tant d’années n’avait aucune importance, il savait qu’elle l’aimait, et il l’aimait toujours, lui. Il s’habilla en un tournemain puis, en tapinois, se dirigea vers les étages supérieurs.

 

Dans le corridor du second, des lampes avaient beau brûler de loin en loin et le clair de lune y affluer d’en haut par les rosaces en vitrail, le trajet n’en était pas moins fort obscur, et le froid piquant. Les appartements d’Arkoniel se trouvant presque tout au bout, Tobin ne put se défendre de tenir à l’œil la lourde porte verrouillée qui se devinait au-delà du cabinet de travail. La porte d’accès à la tour.

S’il poussait jusque-là, se demanda-t-il, percevrait-il encore la présence enragée de l’esprit de Mère, juste derrière le vantail  ? Il rasait de son mieux le mur de droite.

Il n’obtint pas de réponse à la chambre à coucher du magicien mais, distinguant un rai de lumière sous la porte de l’atelier contigu, fit les quelques pas qui l’en séparaient, souleva le loquet et entra.

Dedans, des lampes brûlaient un peu partout, proscrivant les ombres et illuminant la vaste pièce comme en plein midi. Arkoniel se trouvait attablé sous les fenêtres, la tête appuyée sur une main, et plongé dans l’étude d’un parchemin. L’irruption de Tobin le fit sursauter, puis il se leva pour l’accueillir.

Le gamin fut abasourdi par la mine défaite du jeune magicien. Des creux sombres soulignaient le bas de ses pommettes, et il avait les traits tirés comme s’il était souffrant. Ses boucles de cheveux noirs, toujours pas mal ébouriffées, formaient sur son crâne des touffes hirsutes, et il portait une tunique fripée toute maculée d’encre et de crasse.

« Enfin réveillé », fit-il d’un ton qui se voulait jovial et qui n’était que lamentable. « Iya t’a déjà parlé ?

— Oui. Elle m’a dit de ne pas souffler mot à quiconque de… » Il se toucha la poitrine, tant lui répugnait l’expression de l’abominable secret.

Arkoniel exhala un soupir énorme et promena un regard égaré tout autour de la pièce. « Ç’a dû être épouvantable pour toi de découvrir les choses de cette façon, Tobin. Lumière divine ! j’en suis désolé. Aucun d’entre nous, même pas Lhel, ne s’y attendait. Je suis tellement, tellement désolé… » Il laissa retomber le silence et puis, toujours sans regarder Tobin, finit par reprendre : « Ça n’aurait pas dû se passer de cette manière. Rien de tout ça. »

Jamais Tobin ne l’avait vu dans un tel état de détresse. Force lui était de le reconnaître, Arkoniel avait au moins essayé d’être son ami. Contrairement à Iya, qui n’affectait de se montrer telle que quand cela lui convenait.

« Merci d’avoir secouru Ki », fit-il, lorsque le silence qui s’éternisait entre eux fut devenu par trop pénible.

Arkoniel eut un haut-le-corps comme s’il venait de recevoir une gifle puis laissa s’échapper un rire qui sonnait creux. « De rien, mon prince, de rien du tout. Est-ce que je pouvais me comporter différemment ? Au fait, il y a du nouveau ?

— Il est encore endormi.

— Endormi. » Arkoniel revint vers la table et se mit à tripoter des choses, les souleva puis les reposa sans leur avoir même accordé l’ombre d’un coup d’œil.

Tobin se sentit de nouveau gagné par une terreur insidieuse. « Est-ce qu’il va aller tout à fait bien ? Des fièvres, en fait, il n’y en avait nullement. Pourquoi ne s’est-il pas encore réveillé ? »

Arkoniel fit tournicoter une baguette en bois. « Ça prend du temps, ce genre de blessure.

— Tharin m’a dit que vous soupçonniez Frère de ce coup-là.

— Frère était avec lui. Peut-être savait-il que nous aurions besoin de la poupée… , je l’ignore. Il se peut qu’il ait fait le coup. Je ne sais pas si telle était son intention. » Il se remit à prélever des choses sur la table d’un air si absent qu’il semblait avoir oublié que Tobin se trouvait toujours là. Mais, finalement, il attrapa le document sur lequel il était précédemment penché et le lui brandit sous les yeux. Les sceaux, le graphisme tout en boucles et en fioritures ne permettaient pas de méprise. C’était là l’ouvrage du scribe de Lord Orun.

« Iya a trouvé que c’était à moi de t’en parler, lâcha le jeune magicien d’un air accablé. C’est arrivé hier. Tu dois repartir pour Ero dès que tu seras en état de voyager. Orun est hors de lui, bien évidemment. Il menace d’écrire une nouvelle lettre au roi pour te contraindre à prendre un autre écuyer. »

Tobin s’affaissa sur un tabouret près de la table.

Orun avait tout fait pour débarquer Ki depuis le premier jour où ils avaient mis les pieds à Ero. « Mais pourquoi ? Ça n’a pas été de la faute à Ki, toute cette histoire !

— Je suis persuadé qu’il s’en moque éperdument.

Il ne voit que l’occasion rêvée d’obtenir ce qu’il n’a pas arrêté de vouloir… , disposer de quelqu’un qui ait constamment l’œil sur toi. » Arkoniel se frotta les yeux et se passa la main à rebours dans sa tignasse qui s’en retrouva plus échevelée que jamais. « La seule certitude que tu puisses avoir, en revanche, c’est qu’il ne te laissera plus jamais t’enfuir comme tu l’as fait. Il va te falloir être terriblement prudent, désormais. Garde-toi de fournir jamais à Orun, à Nyrin ou à quiconque d’autre le moindre motif de soupçonner que tu es rien de plus que le neveu orphelin du roi.

— Iya s’est déjà expliquée là-dessus avec moi. Je me débrouillerai de mon mieux pour ne plus voir Nyrin que contraint et forcé, de toute façon. Il me fait peur.

— À moi aussi », convint Arkoniel, mais d’un air qui ressemblait un tout petit peu plus à son air d’autrefois. « Avant que tu repartes, il y a quelques petits trucs que je puis t’enseigner, des moyens pour voiler tes pensées. » Il esquissa ce qui pouvait passer pour un fantôme de sourire. « Ne te tracasse pas, c’est juste une question de concentration. Je connais ton peu de goût pour la magie. »

Tobin haussa les épaules. « Il semblerait que je ne puis pourtant guère m’y soustraire, si  ? » Il éplucha d’un air navré le cal d’un de ses pouces. « Korin m’a averti que je venais juste après lui comme héritier du trône, tant qu’il n’en avait pas un de ses propres œuvres. Est-ce pour cette raison que Lord Orun veut à tout prix me contrôler ?

— En fin de compte, oui. Mais, pour l’instant, c’est d’Atyion qu’il détient le contrôle… , en ton nom, bien sûr, mais le contrôle tout de même. C’est un type ambitieux, notre Orun. S’il devait arriver quoi que ce soit de fâcheux au prince Korin avant qu’il ne se marie… » Il secoua la tête avec véhémence. « Il nous faut le tenir sévèrement à l’œil. Et, pour ce qui concerne Ki, ne te tourmente pas outre mesure. Le dernier mot sur ce chapitre, ce n’est pas à Orun qu’il revient, malgré toutes ses fanfaronnades. La décision n’appartient qu’au roi. Je suis persuadé que tout ça finira par s’arranger lorsque vous serez de retour.

— Iya va m’accompagner à Ero. Je préférerais que ce soit vous, plutôt. »

Arkoniel sourit et, cette fois, ce fut de son vrai sourire, plein de gentillesse et de bon vouloir et de gaucherie. « Je ne demanderais pas mieux, mais il est préférable que je demeure actuellement bien planqué ici. Iya, les Busards la connaissent déjà, tandis qu’ils ne savent rien de moi. Tharin sera avec toi, ainsi que Ki. »

En voyant la mine déconfite du gamin, il s’agenouilla près de lui et le prit par les épaules. « Je ne suis pas en train de t’abandonner, Tobin. Je sais que ça doit te faire cet effet, mais il n’en est rien. Je ne le ferai jamais. Si tu as jamais besoin de moi, tu peux être sûr que je me débrouillerai pour te rejoindre. Une fois qu’Orun se sera calmé, peut-être te sera-t-il possible de le convaincre de te laisser venir ici plus fréquemment. Je crois dur comme fer que le prince Korin prendra ton parti pour ce faire. »

Quitte à ne puiser là qu’un piètre réconfort, Tobin acquiesça d’un hochement. « Je souhaite aller voir Lhel. Vous voudrez bien m’y emmener ? Nari ne me permettra jamais de sortir seul, et Tharin ne sait toujours rien d’elle, n’est-ce pas ?

— Non, et pourtant, je désirerais aujourd’hui plus que jamais qu’il soit au courant. » Arkoniel se releva. « Mon premier geste demain sera de te mener près d’elle, entendu ?

— Mais c’est tout de suite que je veux y aller !

— À cette heure-ci  ? » Il jeta un coup d’œil vers la fenêtre toute noire. « Il est plus de minuit. Tu devrais retourner te fourrer au lit…

— Ça fait des journées entières que je dors ! Je ne suis pas du tout fatigué. »

Arkoniel se remit à sourire. « Mais moi si, et Lhel doit être en train de dormir, elle aussi. Entendu pour demain ? Nous pourrons partir aussi tôt qu’il te plaira, dès le point du jour. Tiens, je vais descendre avec toi pour voir un peu comment se porte Ki. » Il pointa l’index vers toutes les lampes pour les souffler chacune à son tour, excepté celle qu’il avait à portée de main. Puis, à la stupeur de Tobin, il fut pris de frissons et s’étreignit à bras-le-corps. « C’est sinistre, à cet étage-ci, la nuit. »

En sortant, Tobin ne put s’empêcher de loucher nerveusement vers la porte de la tour, et il surprit sans l’ombre d’un doute le magicien en train de faire exactement pareil.